Nos regards
Le notaire du Havre ou comment on découvre la douce odeur du clan Pasquier !

> 25 septembre 2022

Le notaire du Havre ou comment on découvre la douce odeur du clan Pasquier !

Le notaire du Havre est le premier des dix opus qui forment la série des Pasquier de Georges Duhamel.1 C’est Laurent, l’un des fils de la fratrie qui, un beau jour - on est le 14 mars 1931, à une semaine de fêter ses 50 ans, décide de s’installer à son bureau, afin de coucher sur le papier ses souvenirs intimes. Né à Honfleur, Laurent a 2 frères : Joseph (né à Nesles) et Ferdinand (né à Paris) et 2 sœurs, Cécile (née à Rouen) et Suzanne (née à Paris). Le niveau de vie est très modeste ; le père étudie beaucoup ; son travail reste assez obscur ; ses revenus des plus précaires. Il y a, toutefois, de bonnes raisons d’espérer, lorsqu’une lettre émanant d’un notaire du Havre se fait annonciatrice d’un décès... L’espoir sera de courte durée, tant l’affaire est emmêlée. Il faut retrouver les sœurs de la mère de famille, engager des frais... Bref, de quoi perdre patience. De quoi devenir « végétarien » par obligation et non par choix. De quoi faire des lentilles un plat de fête, un plat de tous les jours, un plat dont on ne se lasse pas.

Laurent, une tête ronde, une peau grasse avec des comédons ouverts

Laurent, en se considérant dans une glace, se rend compte, à l’aube de la cinquantaine, de sa décrépitude physique. Les glaces, il les regarde peu... Il s’en est même parfaitement passé durant ses deux années de guerre. « Je me rasais, tout debout, sérieusement, devant un mur ou même, quand je le pouvais, devant un panneau de porte, parce qu’il est malaisé de se barbifier face au vide. »

Une tête « ronde », un teint « coloré, surtout depuis 4 ou 5 ans : bronze, épices, noix muscades. Le cuir est à gros grains, avec des points noirs que ma femme prend un inexplicable plaisir à m’extraire au moyen d’une clé de montre, ce qu’elle fait en tirant la langue. » Des yeux bleu clair, nommés, par le clan Pasquier, des yeux « bleu-véronique » ! Une belle réussite sociale, en tant que titulaire de la « chaire de biologie au collège de France ». Une jolie notoriété avec une thématique de recherche centrée sur « les mutations expérimentales chez les animaux supérieurs ». Une aisance verbale certaine et une belle propension à jouer avec les mots.

Un goût prononcé pour le travail. Laurent est un homme de science, qui croît en la valeur travail et ne supporte pas l’oisiveté. Alors que son ami Emmanuel des Combes jouit d’autant plus d’un bien que celui-ci n’est pas relié à « des souvenirs pénibles » (autrement dit que ces biens ne sont pas « trempés de sueur »), Laurent ne peut tolérer un confort dû à la sueur des autres (« tout bien temporel est toujours trempé de la sueur de quelqu’un »).

Ram le Magnifique, des moustaches de Viking, un air foncièrement conquérant

Eugène-Etienne-Raymond Pasquier, le père de Laurent, Ram pour sa femme et ses maîtresses, est né en 1846 ; il mourra en 1922. Fils d’un jardinier prénommé Charles-Bruno, c’est un séducteur impénitent, plein de panache. Grand, blond... Ram dispose certainement de chaussures noires, mais ce n’est pas ce qui le caractérise le plus. Ses « longues moustaches blondes », « presque rousses », ses « yeux bleus » l’auréolent de gloire aux yeux d’un fils qui trouve beaucoup de similitudes entre Clovis (celui de son livre d’histoire) et ce père à l’allure conquérante. « Bien chevelu », Ram a une véritable aversion pour les chauves dont la nudité du crâne est jugée purement indécente !

Un travail obscur (on ne sait pas trop de quoi il s’agit) et une passion pour les études ! A 30 ans, Ram a voulu tâter de la particule, tentant d’anoblir son nom à l’aide d’un petit « du » bien placé. Signant ses documents « Raymond du Pasquier », Ram « poitrinait » alors avec orgueil. Par la suite, l’argent se faisant rare, les velléités de noblesse resteront au fond d’un tiroir.

Ram, c’est aussi... ou d’ailleurs ce sont plutôt aussi... des colères mémorables, qui secouent l’immeuble tout entier et déclenchent parfois des catastrophes, comme une mise en demeure de déménager au plus vite. Ces colères subites, violentes, terribles ont une durée de vie courte... « Ce qui m’a toujours frappé, c’est la brusque chute du phénomène. Telle une bulle de savon - Oh ! une bulle bien sonore - la colère s’évanouissait soudain. »

Lucie, un lourd et sage chignon, des mains abîmées par le travail de bonne ménagère

Lucie-Eléonore Delahaie, épouse Pasquier, est née, quant à elle, en 1847 ; elle mourra en 1930. Son père Mathurin l’abandonnera, alors qu’elle n’est âgée que de quelques mois, à son frère Prosper (celui-ci tient une boutique de passementerie), car le désir de faire fortune en Amérique ne lui permet pas de s’encombrer d’un nourrisson. Sa femme ne résistera pas au voyage. Ses deux fillettes - les sœurs de Lucie - quant à elles, arriveront bien à bon port.

Lucie est petite, brune, toujours concentrée sur son travail de bonne ménagère, fleurant « l’eau de Javel et le savon ». Penchée sur sa couture ou les mains dans la lessive, elle passe ses journées au service des autres. « Elle avait les mains plissées, macérées par la lessive, et d’une blancheur douloureuse. »

« Un gros chignon », plaqué « contre la nuque, et pesant comme un beau fruit ». Des cheveux, séparés en des « bandeaux noirs, bien sages », signent la beauté toute simple de celle qui se dévoue, au quotidien, pour les siens. Suivant la mode de l’époque, Lucie attache, chaque matin, « sur ses reins un petit coussin plein de son », qui porte le nom de « tournure ». Et elle a, en effet, belle tournure cette jolie maman tendre et attentionnée.

Une enfance savonneuse

La vie chez les Pasquier est rythmée par le glouglou des canalisations. Avant les repas, Lucie lance à la cantonade : « Venez vous laver les mains ». Traditionnellement, Joseph shunte cette étape (« J’ai les mains propres »).

A l’école, les enfants présentent des « visages détergés » ; leur toilette reste pourtant assez sommaire. « L’odeur d’école » qui les enveloppe est un curieux mélange d’odeur « d’humanité misérable, de cendre refroidie, de paperasse, de colle, d’encre, de nourriture et d’eau de Javel. » Désiré, le meilleur ami de Laurent, ne se lave pas les pieds très souvent... des odeurs douteuses sont là pour en témoigner.

Durant son enfance, Laurent fait l’objet de l’attention des siens, de sa mère en particulier. Tous les jeudis, Lucie emmène la petite famille, en rangs serrés, aux bains publics, l’appartement ne disposant visiblement pas de baignoire. Par économie, la mère de famille n’oublie pas de se munir d’un bon morceau de savon. Afin de ne pas gaspiller un argent gagné difficilement, Lucie loue 2 cabines pour 4 personnes. « Elle prenait 2 bains pour 4 et nous savonnait elle-même, à l’exception de Joseph qui devenait vraiment trop grand. »

Une enfance odorante

Les souvenirs d’enfance de Laurent sont des souvenirs parfumés. Il y a ces odeurs liées aux appartements dans lesquels la famille s’est entassée. Des immeubles populeux, où des « familles superposées comme des couches géologiques » mêlent leurs odeurs de soupes et de menus quotidiens. « L’odeur d’oignon » et « l’odeur de hareng frit » sont parmi les plus tenaces. Elles dominent, sans conteste, les parfums qui viennent de l’extérieur. Celle des « trains », une odeur de « houille ardente », complexe et étonnante. Plus on monte dans les étages, plus les parfums s’allègent ; les notes les plus lourdes restent plaquées au sol, alors que les notes spirituelles grimpent dans les étages, en sautant même les marches deux par deux (« Il s’évertue en plein ciel vers ces régions bénies où l’odeur du poireau elle-même devient agreste et balsamique. »)

« C’est au nez que je reconnaîtrai la patrie de mon enfance », nous confie Laurent. De chaque échoppe se dégagent des fragrances qui ravissent ses cellules olfactives. Les « senteurs de fruiterie », « le fumet de la blanchisserie qui sent le linge roussi, le réchaud, la fille en nage », « le remugle de la boucherie », « le concert de l’épicerie, aromates, momies d’odeurs », le « bouquet chimique du pharmacien », « l’haleine de la boulangerie », « l’odeur des écuries : sueur des chevaux, crottin torride, fumiers recuits, rafales de l’ammoniaque exaltée par les grands vols de mouches bleues », l’odeur fade et doucereuse des « bains publics » et du lavoir (« bouffée moite et savonnée ») se mêlent et s’entremêlent pour le ravissement d’un Laurent qui se plaît à traîner dans le quartier au retour de l’école.

Une enfance protégée

Son voisin de palier, Désiré Wasselin, un grand garçon un peu simplet, lui voue une amitié solide et sans faille. Alors que Laurent est attaqué par un chien, c’est Désiré qui s’interpose. Pour apaiser la douleur occasionnée par la morsure, Lucie réalise un pansement à l’aide de « beurre frais » et de « charpie ». Cette morsure, ce pansement vont sceller une amitié forte que seule la mort sera capable de rompre.

Et un voisin qui se ronge les ongles

Le père de Désiré est un mauvais sujet qui a tous les vices. Voleur, jouant aux courses, notre homme passe son temps à se ronger les ongles. « Au moyen d’un petit canif crasseux mais tranchant, il attaquait en outre les régions de l’ongle inaccessibles aux dents, s’éminçait l’épiderme, se sculptait la pulpe à vif. »

Et des voisins très parfumés, très poudrés, très particuliers

M. Courtois, le voisin des Pasquier, est un homme étrange qui dégage une odeur « singulière de cuir de Russie, de vieillard bien tenu, de dent cariée, de fond de ride. » Ce voisin discret se teint la moustache « d’un noir-deuil », et les cheveux ou plus exactement les rares cheveux qui lui restent et qu’il dispose sur son crâne à la manière d’un éventail. Ses sourcils « touffus » sont également passés à la teinture. La « pincée de cheveux » noir d’encre qui repose sur un crâne « d’une blancheur chimique » lui confère une allure un peu spéciale. M. Courtois est l’aîné d’une fratrie, composée d’un frère cadet bossu et de deux sœurs restées célibataires. Anatole, le frère cadet, fait tout comme son frère, se teignant le capillaire et dégageant une fragrance similaire à celle de son aîné. Cette odeur tenace correspond à un drôle de mélange dont personne n’est capable de livrer la « véritable recette ». Les sœurs Courtois, quant à elles, portent des tournures comme Lucie et s’enfarinent le visage « au moyen d’une poudre odorante », qui reste en suspension dans le « duvet exubérant » qui recouvre les joues des demoiselles. Les « Fées » (c’est ainsi qu’on les appelle) ne méritent guère leur nom ! Mme Courtois, enfin, a réussi par mimétisme à reconstituer le parfum qui caractérise son époux, son beau-frère et ses belles-sœurs. « Elle sentait le vieux cuir comme les uns et la poudre de riz comme les autres. » Sur le sommet de sa tête, des boucles obtenues à l’aide de « bigoudis » et de « fer chaud ».

Entre M. Courtois, l’aîné, et la famille Pasquier... des relations singulières. Un prêt est, en effet, consenti entre le vieil homme aux économies substantielles et la famille toujours en attente de nouvelles du notaire du Havre. Au moment de la signature du contrat, Laurent constate l’intrusion d’une odeur ennemie dans la douce ambiance familiale habituelle. « Leurs odeurs de vieux cuir, de patchouli, de peau d’Espagne et de tabac à priser supplantèrent aussitôt les odeurs de notre clan. »

A peine, le prêt octroyé, voilà M. Courtois qui retombe en enfance et vient s’incruster tous les jours chez ses voisins, s’installant sur le tabouret de piano, il le fait grincer répétant à qui veut l’entendre : « je ne suis pas sourd ! ». Catastrophe dans le clan des Courtois qui se lamente devant cet état de fait. Les femmes pleurent toutes les larmes de leur corps, jusqu’à ce que Mme Courtois ne reprenne le dessus. « Les larmes délayaient sa poudre. Elle était monstrueusement laide. » « Mme Courtois prit un peu de poudre et se tourna vers ses belles-sœurs. Vous allez me faire le plaisir de vous torcher la figure et de sourire. Compris ? Qu’il ne s’aperçoive de rien. »

Le notaire du Havre, en bref

Comme on l’attend cette lettre du notaire du Havre qui n’arrive jamais ! On y croit, on fait des projets, on tire des plans sur la comète. L’argent, qui n’est pas encore touché, est déjà, en pensée, largement dépensé. La vie est douce chez les Pasquier. Il y règne une bonne et douce odeur de bonheur.

Le chef de famille, de belle prestance, est admiré de tous, la mère de famille dévouée et pleine de tendresse est aimée de tous. On s’étonne, toutefois, un peu, de voir disparaître le père de famille durant de longues heures. Où est-il ? Que fait-il ? On pourrait peut-être le suivre pour connaître la face cachée de son existence ?

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Duhamel G., Le notaire du Havre in Le clan Pasquier 1888 - 1900 romans, Flammarion, Paris, 2012, 595 pages

Retour aux regards