Nos regards
Le mythe de la crème barrière, 80 ans de réflexion sur le sujet !

> 16 avril 2024

Le mythe de la crème barrière, 80 ans de réflexion sur le sujet !

Au moment de la Première Guerre mondiale, on commence à réfléchir aux moyens susceptibles d’être mis en œuvre pour se protéger d’un certain nombre d’éléments toxiques pour la peau. L’idée qui prévaut alors est celle qui consiste à endurcir sa peau, afin de la rendre la plus cornée possible et la plus imperméable aux agents extérieurs.

Au moment de la Seconde Guerre mondiale, on a affiné le concept et on développe à la fois des produits censés être protecteurs et des tests permettant de vérifier l’efficacité protectrice des crèmes en question.

On affine, mais, on ne trouve, pourtant, pas la perle rare et on se rend compte que les crèmes barrière sont à minima inefficaces et que, dans le pire des cas, elles favorisent même le passage transdermique des substances exogènes.

Une histoire, avec divers épisodes. Une histoire qui s’étire sur 80 ans. Une histoire que nous vous racontons aujourd’hui !

La crème barrière, celle qui est nécessaire dans certains métiers

Au moment de la Première Guerre mondiale, dans les usines qui produisent les explosifs, on constate que les ouvrières souffrent, entre autres, de dermatite de contact au « tetryl » pour tétra-nitro-méthyl-aniline. Afin d’éviter de contaminer leur peau, on leur conseille de réaliser certains gestes en entrant dans l’usine. Elles doivent « durcir » leur épiderme, à l’aide d’alcool à brûler et enduire leur visage d’une poudre à base d’oxyde de zinc et d’amidon. Un voile ou un masque en mousseline est utilisé par certaines d’entre elles, afin de se protéger leur bouche des poussières toxiques. A la sortie de l’usine, les ouvrières doivent se laver les mains et le visage avec un savon à l’huile d’olive ; elles peuvent, en fin de journée, appliquer une crème grasse sur leur peau.

Malgré ces précautions, la peau et les cheveux de ces femmes sont colorés en jaune, d’où leur sobriquet de « canaries » !

Ces femmes développent différents symptômes, liés à leur activité, comme un assèchement de la peau et une irritation, avec, parfois, des éruptions papuleuses et des œdèmes. On note également des conjonctivites, une irritation des fosses nasales avec épistaxis, des troubles pharyngés

Peu de prévention à l’époque, puisque le moyen de s’isoler des polluants consiste uniquement à se « durcir » les mains, à se faire en somme des gants de peau… On dispose, en revanche, de moyens curatifs sous la forme d’émulsions à la calamine,1 un mélange d’oxyde de zinc et d’oxyde de fer et de pommades à base d’oxyde de zinc, de lanoline et d’huile de ricin.2 Des moyens extrêmement limités, donc !

Dans les années 1950, on connait toujours cette dermatite et on évoque, comme mesure préventive, l’usage de vêtements protecteurs et de crèmes barrière, sans toutefois en préciser la composition.3 On a fait un pas en avant… du moins on le croit !

La crème barrière, celle que l’on compare à un gant invisible

En 1946, Sadler et Marriott définissent la crème idéale comme un « gant invisible ». Tous deux aspirent à rationnaliser la formulation de ce genre de produits et les tests d’efficacité visant à prouver que le gant ainsi mis en place est effectivement « imperméable » aux substances nocives. Etant donné que cette crème est destinée à revêtir la main de l’ouvrier qui manipule des outils, elle se doit de n’être ni grasse, ni glissante. Le film déposé sur la peau doit être homogène et flexible et surtout il ne doit pas craqueler au fil du temps, auquel cas cela créerait autant de trous de passoire, susceptibles de laisser passer les substances vis-à-vis du contact desquelles le travailleur doit se prémunir. Il peut être intéressant de parfumer la crème barrière, en faisant, toutefois, attention à ce qu’il n’y ait pas de transfert de la main du manipulateur vers l’objet manipulé. On ajoutera, quant à nous, que ce genre d’additifs n’a vraiment aucun intérêt dans ce type de situations.

Une crème barrière universelle n’existe pas, selon ces auteurs, qui considèrent qu’il serait bien de créer 4 catégories de crèmes. Celles qui protègent des poussières irritantes, celles qui protègent des substances hydrophiles, celles qui protègent des huiles et solvants et enfin celles qui protègent à la fois des substances hydrophiles et des substances lipophiles.

La résistance à l’eau est la qualité première de la crème de type 2 ; l’insolubilité dans les huiles est celle de la crème de type 3.

Afin de vérifier la qualité des crèmes à disposition, on pourra les étaler sur une plaque de verre et les laisser sécher, pour former un film mince. Ce film, après avoir été décollé du support, est alors placé dans le milieu dont on souhaite se protéger. On vérifie ensuite le temps qu’il faut à ce film pour se désintégrer. Le protocole est forcément difficile à mettre en œuvre car il faut décoller le film de la plaque de verre avec d’infinies précautions. On peut aussi étaler un film protecteur sur un papier, que l’on saupoudrera du sucre glace, mélangé avec une solution 0,5 M (soit environ 240 g/L) de rhodamine 6G ; ce papier sera alors mis à flotter sur un vase rempli d’eau. La fluorescence observée sous UV n’apparait que lorsque le colorant est mouillé ; on peut donc évaluer la résistance à l’eau du film de crème, en déterminant le temps d’attente nécessaire pour voir apparaitre cette fluorescence. On peut également s’intéresser à la capacité de diffusion d’une solution colorée, d’éosine, par exemple, au sein d’un film de crème barrière ; si la goutte d’éosine est bloquée par le film de crème on n’en retrouvera pas au dos du support portant la crème.4

Dans les années 1970, on continue à réfléchir à des tests permettant de démontrer l’efficacité de ce genre de crèmes. On teste des protocoles in vivo, en mettant les mains de volontaires au contact avec des solvants comme le toluène ou le xylène, avec ou sans protection par une crème barrière.5 On suit, ensuite, l’élimination de la molécule testée ou de l’un de ses métabolites par voie pulmonaire ou urinaire. Les crèmes barrière testées sont de composition simplissime, puisqu’elles ne renferment, comme ingrédients principaux, que du glycérol, du talc et de l’eau.6

Dans les années 1990, on réalise des biopsies au niveau de la peau de volontaires dont l’épiderme desquels une crème barrière a été appliquée et mis en contact avec des colorants de diverses natures, soit hydrophile, soit lipophile. L’évaluation de la présence de chaque colorant au niveau des couches cutanées permet de déduire l’efficacité ou non de la crème barrière en question.7

La crème barrière, celle qui protège plus l’employeur que l’employé

En 1961, une publication parue dans le Bristish medical journal écharpe les crèmes barrières, en les présentant plutôt comme des crèmes légales, qui doivent être utilisées par l’employé non tant pour se protéger vis-à-vis de substances nocives que pour protéger l’employeur de plaintes possibles. Une crème qui, plus que barrière, devrait être qualifiée de « légale », dans la mesure où son emploi répond à un besoin de se protéger légalement vis-à-vis de toute poursuite ultérieure.8 Une crème, qui doit être utilisée de bon cœur, comme nous l’indique la conclusion d’un article paru dans la presse médicale de l’époque : « Avoir un bon moral constitue le plus sûr moyen de rester en bonne santé au travail ».8

Il semble bien, en effet, que ces crèmes barrière, mises à disposition des salariés, ne soient pas très efficaces, comme en témoigne une publication datant de 1963. Les ouvriers, travaillant dans le domaine automobile, ne s’avèrent, en effet, pas protégés par les crèmes proposées ; les dermatites sont toujours aussi fréquentes et seule l’éviction de l’agent responsable (le chromate de zinc ou certains adhésifs) des matériaux manipulés permet de circonscrire « l’épidémie » !9,10

Ce constat d’inefficacité des crèmes barrière, incapables de protéger efficacement la peau des travailleurs, fait l’objet d’un certain nombre de publications au cours des années 1960. Certains auteurs font les comptes en matière d’indemnisation des salariés souffrant d’une dermatite professionnelle. Les chiffres sont importants et aucune crème barrière n’arrive à infléchir la courbe.11

20 ans après… on n’a guère progressé, puisque la Suédoise Marie Lodén alerte sur le problème des crèmes barrière qui, loin d’être des barrières, laissent passer des substances toxiques, comme le benzène ou le formaldéhyde,12 pendant que son compatriote Alf Björnberg constate que la fibre de verre, irritante pour les travailleurs, n’est pas « arrêtée » non plus par les solutions galéniques mises en place.13

20 ans après… on se pose encore la même question concernant l’effet délétère de ces crèmes, qui favorisent, dans certains cas, la pénétration de certains agents exogènes. C’est le cas démontré, par exemple, , de la pénétration cutanée du chlorure de cobalt, favorisée, suite à l’utilisation d’une crème barrière.14

Et on commence à évoquer l’intérêt d’ajouter des chélateurs, comme l’EDTA, dans ce type de crèmes, lorsque l’on souhaite se prémunir vis-à-vis de métaux comme le nickel.15

Et on fait toujours le même constat dans les années 90, en montrant que certaines crèmes barrière sont susceptibles d’aggraver les effets des substances chimiques mises au contact avec la peau.16

La crème barrière, celle qui protège la peau de la personne alitée

Le problème du développement des escarres est un problème important à l’hôpital pour les malades qui restent alités. Pendant longtemps (jusque dans les années 1950), le soin apporté aux grabataires s’est résumé à un lavage au savon des zones de pression, à un séchage soigneux de la peau, suivi d'une friction à l’alcool, afin d’endurcir la peau, le tout se terminant par un talcage de la peau, afin d’absorber l’humidité et de servir d’isolant.

En lieu et place de l’alcool comme durcisseur des tissus, certains médecins préfèrent, déjà, recommander, à juste titre, des crèmes barrière à base de silicone (10 à 20 % de polydiméthylsiloxane) qui résiste à l’eau et forme un film protecteur à la surface de la peau.17

La crème barrière, celle qui doit être bien tolérée

En 1956, le Ministère britannique du Travail donne sa bénédiction à l’utilisation des crèmes barrière au travail, des crèmes présentées comme ayant toutes les qualités, c’est-à-dire capables de laisser à la surface de la peau un film invisible, résistant, parfaitement sûr d’emploi, n’interférant pas avec la perspiration, mais totalement imperméable aux agents extérieurs. Une crème quasi miraculeuse, dont l’existence ne peut être admise que par les personnes naïves et crédules ! Oups… c’est envoyé par le dermatologue canadien Robert Jackson, qui demande à voir et considère, pour sa part, que les crèmes barrière du marché sont plus irritantes, que protectrices.18

En 1957, le dermatologue israélien Tas envoie, à nouveau, un grand coup de pied dans la fourmilière, en indiquant que certaines crèmes barrière, destinées à protéger le salarié au travail ou la ménagère à la maison, sont plus irritantes ou allergisantes que protectrices. Le comble ! Et l’auteur de balancer le nom de crèmes barrière pas vraiment topissimes en matière de tolérance, Kerodex B.D (une formule renfermant, entre autres, des alcools de lanoline) et Magnor Red (une formule renfermant, entre autres, du savon) sont ainsi montrées du doigt de manière claire et nette.19

Les crèmes barrière, en bref

La crème barrière a fait l’objet de nombreuses publications, montrant à quel point il est compliqué, pour une formule galénique, de se substituer à une paire de gants ou à une armure métallique. Du fait de la grande variété des substances retrouvées dans le milieu professionnel, il parait difficile de penser que la crème universelle puisse exister. Une crème qui, parfois, peut même favoriser la pénétration des substances, dont on cherche précisément à se protéger, une crème qui, parfois, est formulée à partir de substances allergisantes ou irritantes, déclenchant ainsi des dermatites. Le comble ! Du début du XXe siècle aux années 1990, on a compris le concept de crème barrière, on a mis au point des tests pour en vérifier l’efficacité. En revanche, en matière de formules efficaces… on est très déçu, car aucun produit ne sort du lot. Quid de ces crèmes barrière, de nos jours ? Affaire à suivre !

Bibliographie

1 Mak MF, Li W, Mahadev A. Calamine lotion to reduce skin irritation in children with cast immobilisation. J Orthop Surg (Hong Kong). 2013 Aug;21(2):221-5.

2 Smith E. The prevention, symptoms, and treatment of tetryl dermatitis. Br Med J. 1916 Apr 29;1(2887):618

3 Bain WA, Thomson GH. Pilot trial of an antihistaminic drug in the control of tetryl dermatitis. Br J Ind Med. 1954 Jan;11(1):25-30

4 Sadler CG, Marriott RH. The evaluation of barrier creams. Br Med J. 1946 Nov 23;2(4481):769-73

5 Lauwerys RR, Dath T, Lachapelle JM, Buchet JP, Roels H. The influence of two barrier creams on the percutaneous absorption of m-xylene in man. J Occup Med. 1978 Jan;20(1):17-20

6 Guillemin M, Murset JC, Lob M, Riquez J. Simple method to determine the efficiency of a cream used for skin protection against solvents. Br J Ind Med. 1974 Oct;31(4):310-6

7 Zhai H, Maibach HI. Effect of barrier creams: human skin in vivo. Contact Dermatitis. 1996 Aug;35(2):92-6

8 Barrier creams. Br Med J. 1961 Apr 15;1(5232):1096-7

9 Engel HO, Calman CD. Chomate dermatitis from paint. Br J Ind Med. 1963 Jul;20(3):192-8. doi: 10.1136/oem.20.3.192

10 Engel HO, Calnan CD. Resin dermatitis in a car factory. Br J Ind Med. 1966 Jan;23(1):62-6.)

11 Blejer-Prieto H. Occupational dermatoses in Ontario, 1955 TO 1962. Can Med Assoc J. 1964 Aug 15;91(7):319-24

12 Lodén M. The effect of 4 barrier creams on the absorption of water, benzene, and formaldehyde into excised human skin. Contact Dermatitis. 1986 May;14(5):292-6

13 Björnberg A. Glass fiber dermatitis. Am J Ind Med. 1985;8(4-5):395-400

14 Fischer T, Rystedt I. Skin protection against ionized cobalt and sodium lauryl sulphate with barrier creams. Contact Dermatitis. 1983 Mar;9(2):125-30

15 van Ketel WG, Bruynzeel DP. Chelating effect of EDTA on nickel. Contact Dermatitis. 1984 Nov;11(5):311-4

16 Frosch PJ, Schulze-Dirks A, Hoffmann M, Axthelm I, Kurte A. Efficacy of skin barrier creams (I). The repetitive irritation test (RIT) in the guinea pig. Contact Dermatitis. 1993 Feb;28(2):94-100

17 Bain WA, Thomson GH. Pilot trial of an antihistaminic drug in the control of tetryl dermatitis. Br J Ind Med. 1954 Jan;11(1):25-30

18 Jackson R. Breaking the Barrier Cream Bubble. Can Med Assoc J. 1960 Apr 23;82(17):890

19 Tas J. Primary irritant activity of barrier creams. J Invest Dermatol. 1957 Sep;29(3):223-5

Retour aux regards