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Le bouc émissaire de Daphné du Maurier… il a une drôle d’odeur ce bouc !

> 16 juillet 2022

Le bouc émissaire de Daphné du Maurier… il a une drôle d’odeur ce bouc !

Imaginez un universitaire anglais, solitaire, à la vie « terne et vertueuse », professeur de français, habitué à vivre dans l’intimité de Henri III, « parfumé et paré de joyaux ». Imaginez un comte, ancien résistant, chef d’une famille biscornue, propriétaire d’un château situé près du Mans, d’une verrerie en faillite, de deux maîtresses, d’une mère morphinomane et d’un compte en banque dans le rouge écarlate. Imaginez ces deux hommes si différents, pourtant identiques visuellement. Deux sosies ! John, l’Anglais, qui en a marre de sa petite vie étriquée ; Jean de Gué, le Français qui en a ras le bol de toute sa clique familiale et de ses responsabilités. Inversez les vestons, changez les pantalons, les porte-cartes et les portefeuilles et voilà John qui devient Jean. Et inversement !1

Facile pour Jean de se glisser dans une vie sans relief ni aspérités ; un peu plus compliqué pour John de se fourrer dans la peau d’un meneur d’hommes, d’un ex-« officier de la résistance », d’un séducteur, cynique, toujours une remarque cinglante ou ironique à la bouche. Un chasseur invétéré (alors que John ne sait même pas viser) !

Et comme toujours dans les romans de Daphné du Maurier, ce roman se lit avec le nez tant les odeurs y jouent un rôle important.

Un château qui sent le propre et le tilleul

Il y a une superbe allée de tilleuls qui mène au château. Là, dès l’entrée, le visiteur est accueilli par une « odeur de ménage propre et d’encaustique ».

John et Jean, miroir mon beau miroir

Dans un bar du Mans, Jean rencontre John et vice versa. Des sosies parfaits, de la tête aux pieds, taille et voix incluses. « Nous regardions le miroir puis nous nous regardions l’un l’autre comme deux acteurs examinant leur maquillage. » De là à vouloir se fondre l’un dans l’autre... il n’y a qu’un pas et ce d’autant plus que l’on a forcé un peu sur les alcools forts.

John, un anglais francophile qui devient Jean à l’issue d’une nuit d’ivresse

John est un universitaire consciencieux de 38 ans, qui enseigne le français et la littérature française en Angleterre et passe toutes ses vacances en France. Il y apprécie la bonne chair, les odeurs des bonnes auberges. « L’arôme de bonne cuisine », le « marc de café » le comblent de plaisir. Les jours de pluie lorsque « l’âcre odeur des vêtements trempés » monte jusqu’à ses narines, l’Anglais amoureux des pluies fines et des terres battues par les vents se sent un peu comme chez lui. Après la rencontre avec Jean dans un bar, John ne se souvient plus de rien ; dans une chambre d’hôtel, dans les vêtements de Jean, John doit affronter la réalité. Jean s’est enfui avec toutes ses affaires, le laissant se dépêtrer dans sa nouvelle peau. Dans la valise de Jean, John trouve « un complet, des souliers, un nécessaire à raser, un savon, une éponge... » De quoi faire une toilette rapide, avant qu’un chauffeur, prénommé Gaston, ne vienne prendre ses ordres. John n’a pas d’autre solution que de se laisser porter. « Se raser avec son rasoir et lisser ses cheveux avec ses brosses » constituent les premiers actes de John, devenu Jean.

John, un célibataire endurci qui devient époux et amant d’un seul coup

Difficile pour John de se couler dans la peau d’un homme dont il a seulement partagé la beuverie d’un soir. Peur d’être démasqué, au premier coup d’œil. « De même qu’un acteur peint des rides sur son visage et se dissimule derrière le rôle qu’il doit incarner, de même l’ancien moi anxieux que je connaissais trop bien pouvait se laisser dissoudre » à la moindre occasion.

John, le timide, le peureux doit adopter les gestes, les paroles d’un Jean plein d’assurance. Il faut affronter sans sourciller toute une famille dont on ne connaît rien. Une femme, Françoise, « blonde fanée », aux yeux bleus, un frère Paul à la « peau brunâtre », une belle-sœur, Renée, belle comme tout, si ce n’est un « teint brouillé », qu’elle masque habilement en mettant « un peu de rouge sur ses pommettes », une sœur, Blanche, « cheveux tirés et tordus en chignon », sévère, « beau teint pâle et lisse », une fillette d’une dizaine d’années, Marie-Noëlle, une mère « volumineuse » munie de « chair flasque formant des centaines de rides », une « montagne de chair » qui met mal à l’aise.

Au milieu de tout ce petit monde, un imposteur qui se sent comme dans une « défroque de clown », beaucoup trop large pour lui ; le « maquillage grotesque » de ses sentiments d’origine tend à fondre, s’écailler au contact de la petite communauté humaine qui gravite autour de lui.

John, un célibataire choyé

Dès la première rencontre, il s’agit de repérer vivement qui est qui. Parmi les trois femmes présentes dans le salon, il y a la sœur, l’épouse et la maîtresse ! John ne se précipite pas, joue les abrutis par l’alcool et gagne du temps afin de ne pas faire trop de gaffes.

Françoise est aux petits soins avec lui. Elle lui fait couler un bain. La salle de bains et le lit 2 places sont sans équivoque, Jean et sa femme ne font pas chambre à part.

Au sujet de la salle de bains : « Elle servait visiblement à 2 personnes ; éponges, pâtes dentifrices, serviettes de toilette, tout était en double. »

Alors sans vergogne, John se glisse dans les pantoufles de Jean... « Je me nettoyai les dents en me rappelant quels étaient ma brosse et mon verre et retrouvai, de nouveau, lointaine et curieusement familière, l’impression de ma seconde nuit de collège ».

John, un individu étrange qui fait de drôle de cadeaux

Dans la valise de Jean, John trouve toute une série de petites paquets cadeaux destinés aux membres de la famille. Des cadeaux au goût plus ou moins certain. Françoise reçoit un joli médaillon. Paul, un « élixir », un « Tonique reconstituant à base d’hormones. Préparation pour combattre l’impuissance ». Renée, une nuisette affriolante. Blanche... un flacon de parfum... Problème le « B » indiqué sur l’emballage se rapporte à Bela et non à Blanche. Erreur grossière, source de conflits. Marie-Noëlle s’étonne. Jean et Blanche sont fâchés depuis de longues années ; ils ne se parlent plus. Le flacon de parfum de luxe (un parfum nommé « Femme »), un « énorme flacon », qui porte encore l’étiquette du prix (« dix mille francs »), n’est pas arrivé au bon destinataire. Il est visiblement prévu pour une femme qui « aime les parfums chers ».

John, un Anglais qui sent tout drôle

Les chiens ne s’y trompent pas. Les fox-terriers ne reconnaissent pas Jean. Et pour cause ! Leur animosité à l’égard de cet inconnu est mise sur le compte de « l’odeur de chemin de fer », attaché, aux vêtements de John. Pourtant, « L’animal n’était pas dupe »…

Marie-Noëlle, elle aussi, ne reconnait plus l’odeur de son père. Ses ongles ne sont pas taillés comme d’habitude ! Bizarre, étrange. « Ils ne sont pas coupés comme d’habitude et tu as les mains propres. ça doit être l’effet que Paris fait aux hommes. Et tu as une autre odeur aussi. » « Quelle odeur ?» interroge John. « Elle fronça le nez. Tu sens comme un docteur, dit-elle, ou un curé, ou quelqu’un qu’on a invité pour le thé ».

En enfilant la vieille veste de Jean, celle qui possède une « odeur rude et familière », « pas désagréable », à base d’un fumet composé de fragrances telluriques (terre, feuilles mortes, feu réalisé dans le parc), John réussit à faire face aux nez les plus fins.

John, un Anglais qui a horreur de la chasse

Et évidemment, comme on est au mois d’octobre, c’est l’ouverture de la chasse ; une grande réunion est prévue au château. Bonjour l’angoisse pour un gars qui ne sait même pas tenir un fusil. La main dans le feu... à en crier. Voilà la solution trouvée par John pour échapper au supplice. L’occasion pour Blanche de s’occuper un peu de son frère, en oubliant les erreurs du passé (une grosse erreur en l’occurrence, puisque Jean, le résistant, a tué Maurice Duval, le fiancé collabo de Blanche, il y a une dizaine d’années ; règlement de comptes disent les uns, jalousie pensent les autres). « Blanche me prit la main et la recouvrit d’une substance fraîche et purifiante en pressant sur un tube dont le contenu se répandit sur tout le dos de ma main brûlée. » Un bandage de fortune. Puis le médecin prend le relais avec un « baume » et une « compresse ».

Françoise, une épouse éteinte qui se laisse aller

Bigoudis sur la tête, visage englué dans le contenu d’un « tube de crème », Françoise n’est pas l’épouse rêvée. John, en revanche, ressemble parfaitement à l’époux de rêve. Alitée à cause d’une grossesse difficile, Françoise se fait servir. Et John de lui apporter tout ce dont elle a besoin : « de l’eau chaude », « une éponge, un savon et une serviette puis la brosse à dents et la poudre dentifrice, enfin les épingles à cheveux, son pot de crème », son « bonnet de nuit » !

Renée, une maitresse envahissante

Pas facile pour John de se dépêtrer de Renée. Cherchant à être seule avec celui qu’elle prend pour Jean, Renée demande à être conduite chez le coiffeur. « C’est ridicule, dit Françoise. Elle s’est lavé les cheveux il y a 4 ou 5 jours. » Heureusement pour John, la petite Marie-Noëlle se glisse dans la voiture. Ouf. On l’a échappé belle. Au marché, pour la récompenser, John achète à la petite fille « deux éponges enfilées sur une ficelle, et un grand morceau de savon d’un blanc laiteux qui présentait l’image en relief d’une sirène chevauchant un dauphin. »

Blanche, l’artiste de la famille

Puisque Jean est parti, puisque Françoise est morte (elle est tombée bien à propos du balcon de sa chambre), puisque John est devenu riche et se montre parfaitement à l’aise dans le veston de Jean, le voilà qui confie les rênes de la verrerie à Blanche. Il va falloir changer beaucoup de choses. Ne plus se contenter de fabriquer des « flacons d’odeurs et des fioles pharmaceutiques » pour une maison parisienne qui vous étrangle jour après jour. On va désormais se lancer dans la production d’œuvres originales, sorties tout droit de l’imagination de Blanche. John voit tout en grand !

Bela, une maîtresse qui sent l’abricot

Bela est antiquaire dans la commune voisine du château. Blonde aux yeux bleus. Et une peau qui sent l’abricot. Jean aime les femmes lourdement parfumées. Afin d’effacer la douceur abricotine de la peau de sa maîtresse, il y applique des parfums puissants. Tout le contraire de ce qu’aime John. « [...] j’évitais et abhorrais généralement les femmes parfumées. Celle-ci (il s’agit de Bela) n’était pas parfumée, elle sentait l’abricot. » Lorsque Bela se brossera les cheveux devant John, celui-ci constatera que Françoise adopte « un geste analogue ». (« J’avais vu un geste analogue deux heures à peine auparavant »)

Jean dans la peau de John

Durant une semaine, Jean a vécu à Londres. Il a donné sa démission à l’Université, résilié le bail qui le liait à son propriétaire, vendu les meubles de John. Un peu d’ennui à se couler dans la vie « terne et vertueuse » de son sosie. Comme une envie de tout faire exploser !

Le bouc émissaire, en bref

Au château de Jean de Gué, on lit Le Figaro et Ouest France ! On s’observe ; les rancunes sont tenaces et les disputes fréquentes. John, un « être insignifiant » a pris la place de Jean, le patron, le leader, le boss, durant une semaine. Une semaine du mois d’octobre 1956. Lorsque l’annonce du décès de Françoise arrive sous les yeux de Jean... l’espoir renaît. Il est riche désormais. Il peut revenir chez lui et reprendre sa brosse à dents, sa maîtresse, ses affaires. Oui, mais John s’est attaché à tous les membres de ce qu’il considère désormais comme sa famille. Que faire alors ? Disparaître dans une trappe, ne vivre que pour l’amour... à propos à quelques kilomètres du Mans, il y a l’abbaye de La Trappe ! Cela tombe à merveille. Et cela ne déplairait pas à Jean, qui ne dirait pas non à quelques escapades de temps en temps. Un sosie super-gentil, serviable et tout et tout... quand on en trouve un, on ne le lâche plus !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 Du Maurier D., Le bouc émissaire, Le livre de poche, 2014, 480 pages

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