> 14 février 2022
Du célèbre médicament Biafine au cold crème, vendu en pharmacie,1 du produit solaire de compétition,2 au mascara grandiôse,3 la triéthanolamine (TEA) ou trolamine semble se complaire dans tout ce qui se présente comme étant à caractère « topique ». Sur la peau, sur les cils, dans le pot, la triéthanolamine est bien partout. On nous la présente parfois comme un parfum (étrange, bizarre !),4 mais également et plus souvent (et plus judicieusement) comme un adaptateur de pH. Cet ingrédient, présenté comme un principe actif médicamenteux et comme un additif cosmétique, étonne forcément un peu. Il était vraiment temps de consacrer un Regard à un ingrédient largement retrouvé dans les cosmétiques. Pour tout savoir de lui, inutile de remonter à l’Antiquité, c’est à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle qu’il faut s’arrêter, se poser.
Vraiment ? Oui, si l’on reste tourné vers les préparations du passé. On apprend, ainsi, en feuilletant la bible du pharmacien, le précieux ouvrage de François Dorvault,5 que la triéthanolamine, un liquide « limpide, incolore ou jaune pâle, visqueux, très hygroscopique, à odeur légèrement aminée », avec une légère odeur ammoniacale autrement dit,6 est un « excipient pour pommades, lotions ou émulsions tel quel ou combiné avec des acides gras (acides stéarique, oléique) », un « principe actif » à utiliser en cas d’urgence « pour neutraliser les acides projetés accidentellement sur la peau ou les muqueuses » ; ce mode de traitement « d’extrême urgence » ne doit, toutefois, pas venir en remplacement du premier geste à réaliser qui consiste à laver à grande eau la zone concernée. Ce protocole valide en 1955 correspondait à l’utilisation de solutions aqueuses de triéthanolamine à 5 ou 10 %.5 Dans les années 1990, une publication réaffirme l’idée que la triéthanolamine est un principe actif apaisant ; en effet, 20 patients traités à l’anthraniline, suivie d’une application de triéthanolamine à 10 %, ont beaucoup mieux supporté le traitement que lorsque l’application de l’anthraniline était suivi de l’utilisation d’une crème ne renfermant pas de triéthanolamine.7 Idem dans le cadre du traitement de l’hyperhydrose, avec du chlorure d’aluminium hexahydraté. La présence de triéthanolamine dans la formule améliore l’innocuité de la préparation (un effet apaisant est noté), mais, en revanche, on note une diminution d’efficacité anti-transpirante.8 Normal, quand on se rappelle que le principe d’action d’un anti-transpirant est basé sur son caractère irritant.
Dans les années 2000, certains auteurs considéraient les gels de carbopol ou d’alginates à base de triéthanolamine comme des préparations anti-acné potentielles, du fait d’une capacité de ces préparations « à nettoyer les follicules pilo-sébacés »,9 en raison de la réaction entre la triéthanolamine et les acides gras du sébum,10 pour former un savon.11 Malin, mais peut-être un peu brutal !
En 2020, en matière de préparations topiques à effet cicatrisant, une étude de la littérature permet de classer les silicones parmi les ingrédients les plus efficaces. Extrait d’oignon, vitamine E et triéthanolamine suivent par derrière tant bien que mal.12 On a un peu tendance, actuellement (et à juste titre !), à classer la triéthanolamine dans le tiroir des cicatrisants d’autrefois,13 même si certains auteurs continuent à la classer dans la catégorie des cicatrisants, la présentant comme préférable au miel et au mélange polymyxine-bacitracine.14 La célèbre Biafine, médicament mis sur le marché dans les années 1970, avec dans son AMM, le traitement des érythèmes et brûlures de diverses origines,15 sert pourtant toujours de référence (de caution pourrait-on dire !),16 lorsque l’on veut chercher/trouver une formule plus efficace ou trouver de nouvelles applications à cet ingrédient emblématique. C’est ainsi que des chercheurs lyonnais ont proposé l’usage de la pommade au calendula de Boiron, dans le cadre du traitement des brûlures post-radiothérapiques17 (et que des chercheurs américains ont montré l’intérêt de préparations à base de triéthanolamine dans la prise en charge du phénomène de cicatrisation, suite à des biopsies par rasage).18 Quelques sons discordants, avec des avis plus mitigés en ce qui concerne ce type de préparation pour le traitement des brûlures post-radiothérapiques sont à noter.19
Pour l’inventaire européen,20 il n’y a pas de mystère, la triéthanolamine (nom INCI : triethanolamine) est un ingrédient réglementé, qui peut être retrouvé à l’annexe III du Règlement (CE) N°1223/2009, à la sortie n°62 (dose limite d’emploi de 2,5 % dans les produits rincés ou non rincés).21 « Agent tampon » (on préfèrerait employer le terme d’adaptateur de pH, tant pour être un tampon il est préférable d’être deux ; pour rappel un mélange tampon est composé d’un acide faible et de sa base conjuguée), « parfum » (tiens, au fait, cet été j’ai envie de me parfumer à la triéthanolamine, qu’en penses-tu ? Totalement surréaliste !) - on n’est pas en accord avec cette fonction, on l’aura compris, « tensioactif nettoyant, émulsionnant » (à moitié vrai ; à moitié faux ; la triéthanolamine n’est absolument pas un tensioactif ; il lui faut réagir avec un corps gras présent dans la formule pour générer un savon c’est-à-dire un tensioactif anionique aux propriétés détergentes, émulsionnantes, moussantes).
Si on remonte un peu plus loin dans le temps, si l’on s’adresse au spécialiste des cosmétiques du début du XXe siècle, le fameux René Cerbelaud, on apprend que la triéthanolamine fait partie de l’arsenal formulatoire cosmétique, depuis 1918, en France. Connue depuis la fin du XIXe siècle, la triéthanolamine était regardée, jusqu’aux années 1920, avec circonspection, date à laquelle, les premiers laits de toilette qui associent triéthanolamine, oléine, acide stéarique, cire d’abeille ou cire de carnauba rencontrent un certain succès dans les classes les plus aisées. Le traditionnel savon est désormais en partie détrôné. Quand par la suite, les Américains se mettent à commercialiser des « vanishing creams », aux caractéristiques sensorielles bien supérieures à tout ce que l’on connaissait jusque-là, c’est la folie. On veut, bien évidemment faire pareil en France ; les crèmes « évanescentes », qui fondent sur la peau sans laisser de traces (du moins c’est ce qui est sous-entendu par René Cerbelaud qui les définit comme des crèmes « souples » ne laissant qu’un « enduit à peine visible » à la surface de la peau), vont pouvoir aisément détrôner les mixtures peu engageantes alors à disposition sur le marché (mixtures collantes à base en général d’empois d’amidon). Un peu d’héliotropine, d’essence de rose de Bulgarie, un bouquet de violettes...22 et voilà la magie qui opère. Chimiquement parlant, ces crèmes consistent en des émulsions composées de deux phases, une phase aqueuse renfermant de la triéthanolamine et une phase grasse renfermant différents corps gras. Les tensioactifs nécessaires pour la stabilisation de la formule se forment spontanément lors de la fabrication. Acide gras + triéthanolamine = sel de triéthanolamine ou savon. Ces crèmes évanescentes révolutionnaires ne sont donc en définitive que de banales crèmes savonneuses.
Par la suite, des années 1980 aux années 2000, l’intérêt pour la triéthanolamine dans les cosmétiques n’a jamais vraiment faibli.23,24
La triéthanolamine est obtenue par réaction de l’oxyde d’éthylène avec l’ammoniaque. De l’éthanolamine et de la diéthanolamine sont également produites. En ce qui concerne le processus de nitrosation, on considère que la triéthanolamine a peu tendance à réagir avec des agents nitrosants pour former des nitrosamines cancérigènes ; elle peut, en revanche, générer une diéthanolamine susceptible, quant à elle, d’être N-nitrosée. Il est donc important de contrôler la pureté de la triéthanolamine utilisée (celle-ci doit être d’une pureté minimale de 99 %, avec une teneur en amine secondaire inférieure à 0,5 %) et de vérifier l’absence de nitrosamines dans le milieu (le Règlement exhorte le formulateur à ne pas utiliser la triéthanolamine avec des systèmes nitrosants).25 Si ces conditions sont respectées, la triéthanolamine est considérée comme un ingrédient sûr d’emploi.26
Il est également bon de savoir que la triéthanolamine est considérée comme un ingrédient peu allergisant (sur un échantillon de 85 098 patients soumis à de la triéthanolamine dosée à 2,5 % dans de la vaseline, 0,4 % de tests positifs sont à déplorer), contrairement aux diéthanolamine (1,8 %) et monoéthanolamine (3,8 %).27 Quelques cas d’allergies sont toutefois publiés dans la littérature.28-31
Lorsqu’elle réagit avec un acide gras comme l’acide stéarique, le savon qui se forme peut, quant à lui, généré des phénomènes d’irritation. Une publication datant de 1976 met ainsi en évidence, in vivo, sur volontaires, l’effet irritant du stéarate de triéthanolamine dosé à 5 % dans de la vaseline.32
Un ingrédient qui nécessite une qualité irréprochable, cela va sans dire. Un ingrédient qui doit être incorporé avec soin dans les formules en évitant toute formation de nitrosamines. A ce niveau, des contrôles s’imposent afin de vérifier la qualité du produit fini et son mode de vieillissement dans le temps. Un ingrédient bien utile pour adapter le pH des préparations. Un ingrédient très utile et très utilisé par l’industrie cosmétique. Un ingrédient à ranger dans le tiroir des « additifs », à côté de la soude et de la potasse. De là à présenter la triéthanolamine comme l’actif cicatrisant/apaisant (par analogie avec ce qui se fait dans le domaine pharmaceutique) de référence, il y a un gouffre que l’industrie cosmétique n’est pas prête à franchir. Au fait, dans la Biafine,33 ne serait-ce pas plutôt la paraffine solide, la paraffine liquide, le palmitate de cétyle, l’huile d’avocat et le perhydrosqualène, les vrais principes actifs de la formule ? Pour le moins, d’excellents ingrédients susceptibles de former une barrière protectrice, à la surface de la peau.
4 https://www.febea.fr/fr/baseingredient/triethanolamine
5 Dorvault F. L’Officine, Vigot, 23e édition, Paris, 1995, 2089 pages
6 Triethanolamine. IARC Monogr Eval Carcinog Risks Hum. 2000;77:381-401
7 Ramsay B, Lawrence CM, Bruce JM, Shuster S. The effect of triethanolamine application on anthralin-induced inflammation and therapeutic effect in psoriasis. J Am Acad Dermatol. 1990 Jul;23(1):73-6
8 Glent-Madsen L, Dahl JC. Axillary hyperhidrosis. Local treatment with aluminium-chloride hexahydrate 25% in absolute ethanol with and without supplementary treatment with triethanolamine. Acta Derm Venereol. 1988;68(1):87-9
9 Musiał W, Kubis A. Carbopols as factors buffering triethanolamine interacting with artificial skin sebum. Polim Med. 2004;34(4):17-30
10 Musiał W, Kubis A. Preliminary assessment of alginic acid as a factor buffering triethanolamine interacting with artificial skin sebum. Eur J Pharm Biopharm. 2003 Mar;55(2):237-40
11 Zhu S, Heppenstall-Butler M, Butler MF, Pudney PD, Ferdinando D, Mutch KJ. Acid soap and phase behavior of stearic acid and triethanolamine stearate. J Phys Chem B. 2005 Jun 16;109(23):11753-61
12 Tran B, Wu JJ, Ratner D, Han G. Topical Scar Treatment Products for Wounds: A Systematic Review. Dermatol Surg. 2020 Dec;46(12):1564-1571
13 Del Rosso JQ, Bikowski J. Trolamine-containing topical emulsion: clinical applications in dermatology. Cutis. 2008 Mar;81(3):209-14
14 Lu S, Lu A, Paslin D. A Comparison of the Wound Healing Efficacy of Trolamine Emulsion, Manuka Gel, and Polymyxin-Bacitracin Ointment. Adv Skin Wound Care. 2020 Apr;33(4):217-220
15 https://base-donnees-publique.medicaments.gouv.fr/affichageDoc.php?specid=69931588&typedoc=R
16 Abbas H, Bensadoun RJ. Trolamine emulsion for the prevention of radiation dermatitis in patients with squamous cell carcinoma of the head and neck. Support Care Cancer. 2012 Jan;20(1):185-90
17 Pommier P, Gomez F, Sunyach MP, D'Hombres A, Carrie C, Montbarbon X. Phase III randomized trial of Calendula officinalis compared with trolamine for the prevention of acute dermatitis during irradiation for breast cancer. J Clin Oncol. 2004 Apr 15;22(8):1447-53
18 Kircik LH. Study of trolamine-containing topical emulsion for wound healing after shave biopsy. Cutis. 2009 Jun;83(6):326-32
19 Elliott EA, Wright JR, Swann RS, Nguyen-Tân F, Takita C, Bucci MK, Garden AS, Kim H, Hug EB, Ryu J, Greenberg M, Saxton JP, Ang K, Berk L; Radiation Therapy Oncology Group Trial 99-13. Phase III Trial of an emulsion containing trolamine for the prevention of radiation dermatitis in patients with advanced squamous cell carcinoma of the head and neck: results of Radiation Therapy Oncology Group Trial 99-13. J Clin Oncol. 2006 May 1;24(13):2092-7
20 https://ec.europa.eu/growth/tools-databases/cosing/index.cfm?fuseaction=search.details_v2&id=38702
21 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:02009R1223-20201203&from=EN
22 Cerbelaud R., Formulaire de parfumerie - Tome II, Paris, 1933, 764 pages
23 Garti N, Aserin A, Kopilovich A. Transparent macroemulsions for cosmetic applications. Int J Cosmet Sci. 1986 Feb;8(1):1-8
24 Buranajaree S, Donsing P, Jeenapongsa R, Viyoch J. Depigmenting action of a nanoemulsion containing heartwood extract of Artocarpus incisus on UVB-induced hyperpigmentation in C57BL/6 mice. J Cosmet Sci. 2011 Jan-Feb;62(1):1-14
25 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:02009R1223-20201203&from=EN
26 https://online.personalcarecouncil.org/ctfa-static/online/lists/cir-pdfs/PRS594.pdf
27 Lessmann H, Uter W, Schnuch A, Geier J. Skin sensitizing properties of the ethanolamines mono-, di-, and triethanolamine. Data analysis of a multicentre surveillance network (IVDK) and review of the literature. Contact Dermatitis. 2009 May;60(5):243-55
28 Milanesi N, Berti S, Gola M. Allergic contact dermatitis to triethanolamine in a child. Pediatr Dermatol. 2015 May-Jun;32(3):e112-3
29 Chu CY, Sun CC. Allergic contact dermatitis from triethanolamine in a sunscreen. Contact Dermatitis. 2001 Jan;44(1):41-2
30 Schmutz JL, Barbaud A, Tréchot P. Allergie de contact à la triéthanolamine contenue dans des gouttes auriculaires et dans un shampooing [Contact allergy to triethanolamine in ear drops and shampoo]. Ann Dermatol Venereol. 2007 Jan;134(1):105
31 Jones SK, Kennedy CT. Contact dermatitis from triethanolamine in E45 cream. Contact Dermatitis. 1988 Sep;19(3):230
32 Hannuksela M, Kousa M, Pirilä V. Contact sensitivity to emulsifiers. Contact Dermatitis. 1976 Aug;2(4):201-4
33 https://www.vidal.fr/medicaments/gammes/biafine-1033.html
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