> 10 avril 2023
Un ingrédient qui ne fait pas l’unanimité en matière de traitement des crevasses au niveau des seins,1 un ingrédient qui divise l’opinion depuis des années en matière d’allergénicité, un ingrédient connu de l’inventaire européen comme un « agent antistatique, conditionneur capillaire, conditionneur cutané, émollient, tensioactif, agent nettoyant, agent émulsifiant »…2 De quoi est-il donc question, aujourd’hui ? Tout simplement de la lanoline, un ingrédient aux multiples facettes/casquettes, tour à tour excipient, principe actif, actif, allergène… Un mélange complexe, trouvé sur la laine du mouton, puis purifié et employé à des fins thérapeutiques ou cosmétiques depuis que l’Homme se soucie de sa santé et de son bien-être. Un ingrédient qui déchaîne les passions, qui ne sert plus beaucoup de nos jours et ce d’autant plus que le véganisme gagne du terrain ! Une « substance unique en son genre »,3 qui méritait enfin un Regard rien que pour elle !
La lanoline diffère des graisses végétales, dans la mesure où la principale molécule qui la compose est le cholestérol et non le glycérol.4 Ce mélange très complexe d’acides gras et d’alcool gras estérifiés (comme alcools, on citera le cholestérol, le dihydrocholestérol, le lanostérol, le dihydrolanostérol, le g-lanostérol, l’agnostérol) possède une excellente capacité d’absorption de l’eau. Pour François Dorvault, on doit d’ailleurs distinguer la « lanoléine », synonyme de « graisse de mouton », de la « lanoline », mélange de lanoléine et d’eau.5
Dans la littérature ancienne, le vernix caseosa, qui recouvre et protège la peau du bébé naissant, est indiqué comme composé de lanoline, de kératine et de débris cellulaires.4 Quand on regarde de près la composition de ce vernis (une émulsion composée à 80 % d’eau, à 10 % de kératine et à 10 % de lipides - esters de stérols, esters de cires, triglycérides, cholestérol, acides gras libres, céramides), on peut comprendre la référence à la « lanoline » pour désigner les corps gras émollients qui le composent.6 Dans ces conditions, il semble logique, lorsque l’on souhaite mettre au point une crème barrière imitant au mieux le vernix caseosa de se tourner vers cette matière première.7 Logique, mais risqué, lorsque l’on connaît le flou qui persiste en matière d’allergénicité de cet ingrédient.
Très utilisée au XIXe siècle comme excipient pour pommades, cette graisse est présentée par certains auteurs de l’époque comme « une nouvelle substance grasse » !8 A ce sujet, le Pr Liebreich, fervent défenseur de cet ingrédient, rappelle, dans une petite note bien à propos, que cette matière première est employée dans le domaine médical depuis l’Antiquité. Connu sous le nom de Oesype, cet ingrédient peut alors être retrouvé dans les formulaires médicaux.9 Considéré comme bien ordinaire - c’est le cas pour Galien – ou, au contraire, comme un ingrédient apaisant permettant de calmer les irritations - pour Dioscoride,10 la lanoline peut être qualifiée de diverses façons, mais certainement pas par le qualificatif « nouveau » ! Pour le poète Ovide, les belles qui y ont recourt ont bien tort, tant cet ingrédient est pourvu d’une odeur forte… de quoi dégoûter tout amoureux au cœur sensible.11
Le Dr Luff, à la toute fin du XIXe siècle, soutient que la vaseline, le lard et la lanoline ne sont pas des excipients interchangeables. Ses expériences le prouvent. Avec l’iodure de potassium, le phénol ou la résorcine, l’absorption cutanée est beaucoup plus rapide avec la vaseline qu’avec le lard. Elle est, semble-t-il, nulle avec la lanoline. Etrange, disent ces confrères, qui considèrent, tests à l’appui, que la lanoline est un excipient favorisant le passage transcutané des principes actifs (dans le cas de l’atropine par exemple, la dilatation de la pupille du cobaye en est la preuve !). Il semble bien, qu’il s’agisse ici d’une sorte de combat entre les défenseurs de la vaseline et ceux de la lanoline.12
Certains défenseurs de la lanoline ont dans leur manche un drôle d’argument en sa faveur. Certains, en effet, mettent en garde contre les excipients à base de vaseline, qui laisseraient sur la peau un film gras qu’il faut enlever à l’aide de savon et d’eau chaude (dans ce cas-là on risque d’irriter la peau). La lanoline, quant à elle, est lavée de tout soupçon graisseux (ou graissant !). Un simple petit coup de « chiffon sec » sur la peau et tout est comme neuf !13
D’autres, rédigent des papiers dithyrambiques en faveur de cet excipient, qui peut même être considéré dans certains cas comme un actif, un ingrédient qui sera l’allié du médecin et du patient, tant son administration est facile et plaisante.14 On s’en sert alors pour mettre au point des pommades anti-hémorroïdaire (on associe la lanoline à l’ergotine) ou bien anti-eczémateuse (on mélange la lanoline à l’alcool cétylique, à l’huile essentielle de bergamote et à l’huile essentielle de lavande)15 ou bien encore antiacnéique.16 Le Pr Oscar Liebreich et le Dr Lassar attribuent de grands pouvoirs à cette graisse,17 qui permet de véhiculer du soufre pour apaiser le prurit anal (résultats admirables !) ou de la chrysarobine pour traiter le psoriasis18 ou également du calomel pour le traitement de la syphilis.19
La lanoline ne sert, toutefois, pas uniquement aux formes topiques cutanées. Elle peut également permettre la réalisation de préparations destinées à être injectées au niveau urétral. Sans ajout de principe actif, cet excipient est qualifié de « doux et apaisant ». Associé à un antiseptique, il permet de traiter les gonorrhées.20
L’histoire de la crème Nivea est indissociable de celle de la lanoline avec un ingrédient en particulier, l’Eucerit ou Eucerin (on trouve les deux appellations) un mélange d’alcools gras de lanoline, découverts et purifiés par le chimiste Liefschuetz.21,22
Les crèmes du passé - celles à la mode à la fin du XIXe et au début du XXe siècle - sont parfois des crèmes dites à la lanoléine ou à la lanovaseline. On les affuble parfois pompeusement du nom de skin food (ces crèmes renferment de la lanoléine, de la vaseline, de la paraffine, une eau florale et un parfum). Certaines sont présentées comme des baumes à lèvres, permettant de traiter les gerçures (dans ce cas, la lanoléine est associée au beurre de cacao, à l’huile de ricin et à un arôme).23
Le premier cas d’allergie à la lanoline déclaré publiquement dans la littérature scientifique date visiblement de 1930. Un premier cas suivi de nombreux autres !24 La prévalence de cette allergie est comprise entre 1,2 et 6,9 %, selon les études.25,26 Les tests réalisés par les dermatologues sont réalisés avec des alcools de lanoline, incorporés à raison de 30 % dans de la vaseline.27 Lorsque l’on évoque l’allergie à la lanoline, on ne peut passer sous silence ce que l’on appelle « le paradoxe de la lanoline » qui s’énonce comme suit : la lanoline, incorporée dans un médicament topique, est susceptible de sensibiliser une forte proportion de patients, alors que cette même lanoline est considérée comme « sûre » d’emploi dans les cosmétiques, utilisés par des millions d'individus. Les patients atteints d'une dermatite de contact allergique à la lanoline contenue dans un médicament appliqué sur un ulcère de stase peuvent néanmoins utiliser des cosmétiques contenant de la lanoline et ne développer aucune réaction à son contact. Les personnes sensibles à la lanoline présentent souvent des réactions faussement négatives aux tests épicutanés à la lanoline non modifiée.28 Un ingrédient bien toléré en général,29 à éviter donc chez le patient habitué à consulter le dermatologue…30 On peut ajouter qu’un critère de qualité est important. En réduisant le pourcentage d’alcools libres dans la matière première, on améliore sa tolérance.31 Un ingrédient, toutefois équivoque, qu’il est sans doute bon d’éviter dans les produits destinés aux bébés (une étude britannique publiée en 2019 montre que 88 % des cosmétiques étudiés contenaient au moins un « allergène de contact de référence », soit un parfum, soit un conservateur (méthylisothiazolinone, paraben), soit de la lanoline…32 Une étude similaire publiée la même année par une équipe polonaise aboutissait à la même conclusion.33
Le célèbre dermatologue34 avait, bien sûr, un avis arrêté sur la question. En 1998, Albert Kligman ne mâche pas ses mots pour critiquer les dermatologues qui ont fait si mauvaise réputation à la lanoline. Dans ces conditions, l’industrie s’est empressée de suivre le mouvement, en commercialisant des produits estampillés « sans lanoline » (la mention « sans » ne date donc pas d’hier, mais plutôt d’avant-hier !), ce qui met visiblement Albert hors de lui (« Le nadir de la disgrâce de la lanoline a été atteint dans les publicités de médicaments topiques qui mettent l'accent sur l'absence de lanoline dans le véhicule. ») On peut le comprendre car la mention « sans » produit chez nous le même genre de réaction. A son avis, la lanoline n’est qu’un allergène de contact « faible » et non le monstre que l’on nous présente alors. Les termes employés par le dermatologue vis-à-vis de certains de ses confrères ne sont guère diplomatiques. Selon lui, « L'allergie à la lanoline est un mythe créé principalement par des testeurs de patchs professionnels trop zélés. » ; « la plupart des rapports de cas sont des faux positifs, en association avec le syndrome du dos en colère. »), mais… ils portent. Bref, on l’aura compris, Kligman défend bec et ongles cet ingrédient ! Et cela fait des années qu’il se bat pour réhabiliter la lanoline, injustement, condamnée, à son avis. Pour lui, le premier cas d’allergie déclaré à la lanoline a été ressenti par le corps médical de la même façon que si l’on avait trouvé une « mouche » dans une pommade fraîchement préparée ! Son but est clair, permettre à l’industrie cosmétique de continuer à réaliser des formules renfermant de la lanoline, sans être gênée par des dermatologues formés dès leurs études médicales à la détestation de cette graisse de mouton. Toujours selon lui, « Les étudiants en médecine apprennent très tôt que les médicaments à base de lanoline sont dangereux. »35,36
Donc, on est bien d’accord, le Dr Kligman plébiscite la présence de lanoline dans les cosmétiques…
Ben non, pas forcément. Pas pour tout le monde, pas toute la vie, pas en continu… Il faut, en effet, se souvenir, qu’en 1972, il a été l’un des premiers à parler d’acné cosmétique, c’est-à-dire d’acné susceptible de survenir en cas d’utilisation de cosmétiques renfermant des substances comédogènes comme la lanoline, la vaseline, certaines huiles végétales, certaines molécules, comme le stéarate de butyle, le dodécanol (ou alcool laurique) ou l’acide oléique.37
Un ingrédient pas banal. Présenté comme un imperméabilisant,38 mais pour autant capable d’absorber deux fois son poids en eau5 (ben dis donc, tu parles d’un imperméabilisant !). Présenté comme un ingrédient allergisant pour le patient souffrant de pathologies cutanées, mais parfaitement bien toléré dans la population générale - les gens « sains » qui ne savent pas à quoi ressemblent la salle d’attente d’un dermatologue ou d’un allergologue. Cette lanoline n’est pas à un paradoxe près. Faut-il remettre en selle cet ingrédient en perte de vitesse ? Pas sûr ! Tout du moins pour les formes les plus brutes.
1 Jackson KT, Dennis CL. Lanolin for the treatment of nipple pain in breastfeeding women: a randomized controlled trial. Matern Child Nutr. 2017 Jul;13(3):e12357
2 https://ec.europa.eu/growth/tools-databases/cosing/index.cfm?fuseaction=search.details_v2&id=34857
3 https://www.lush.com/fr/fr/i/lanolin
4 Lanolin. Hospital (Lond 1886). 1890 Aug 9;8(202):285
5 Dorvault F., L’Officine, Vigot, 23e édition, Paris, 1995, 2089 pages
6 Rissmann R, Oudshoorn MH, Kocks E, Hennink WE, Ponec M, Bouwstra JA. Lanolin-derived lipid mixtures mimic closely the lipid composition and organization of vernix caseosa lipids. Biochim Biophys Acta. 2008 Oct;1778(10):2350-60
7 Rissmann R, Oudshoorn MH, Zwier R, Ponec M, Bouwstra JA, Hennink WE. Mimicking vernix caseosa--preparation and characterization of synthetic biofilms. Int J Pharm. 2009 May 8;372(1-2):59-65
8 Lanolin. Halls J Health. 1886 Oct;33(10):277-279
9 Liebreich O. Note on the Employment of Impure Lanolin (Oesypus) as an External Application in Classical Times. Glasgow Med J. 1890 Aug;34(2):97-99
10 Wulfsberg N. Remarks on Historical Notices of OEsypum, and Therapeutic Experiences with Pure Anhydric Lanolin. Br Med J. 1887 May 21;1(1377):1087-9
12 Lanolin and Vaseline. Hospital (Lond 1886). 1891 Jan 24;9(226):268
13 Liebreich O. A Note on Lanolin. Br Med J. 1886 Jul 17;2(1333):107
14 Lanoline. Hospital (Lond 1886). 1887 Jul 30;2(44):305
15 Lanoline Formulæ. Ind Med Gaz. 1887 Aug;22(8):233
16 Smith WG. Notes upon Lanolin. Br Med J. 1886 Jun 12;1(1328):1105
17 Glass A. Lanoline. J Comp Med Surg. 1887 Apr;8(2):159-161
18 Liebreich O. Observations on the Practical Uses of Lanolin. Br Med J. 1886 Feb 13;1(1311):282-3
19 Nichols HJ, Walker JE. EXPERIMENTAL OBSERVATIONS ON THE PROPHYLAXIS AND TREATMENT OF SYPHILIS. J Exp Med. 1923 Mar 31;37(4):525-42
20 Lanolin Urethral Injections. Ind Med Gaz. 1889 May;24(5):149
21 Unna E. The Practical Use of Eucerin as an Ointment Basis. Proc R Soc Med. 1912;5(Dermatol Sect):97-8
22 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/nivea-baby-sans-soucis-188/
23 Cerbelaud R. Formulaire de parfumerie, 1933
24 Lanolin allergy. Br Med J. 1973 May 19;2(5863):379-80
25 Knijp J, Bruynzeel DP, Rustemeyer T. Diagnosing lanolin contact allergy with lanolin alcohol and Amerchol L101. Contact Dermatitis. 2019 May;80(5):298-303
26 Mortensen T. Allergy to lanolin. Contact Dermatitis. 1979 May;5(3):137-9
27 Fransen M, Overgaard LEK, Johansen JD, Thyssen JP. Contact allergy to lanolin: temporal changes in prevalence and association with atopic dermatitis. Contact Dermatitis. 2018 Jan;78(1):70-75
28 Wolf R. The lanolin paradox. Dermatology. 1996;192(3):198-202
29 Draelos Z.D., Leon H. K, Darrell R. The Low Prevalence of Allergic Contact Dermatitis Using a Petrolatum Ointment Containing Lanolin Alcohol. J Drugs Dermatol. 2019 Oct 1;18(10):1002-1004
30 Trimeche K, Lahouel I, Belhadjali H, Mohamed M, Zili J. Contact Sensitization in Pediatric Population With Atopic Dermatitis: A Retrospective Study of 80 Patients. Dermatitis. 2022 Nov-Dec 01;33(6S):S114-S118
31 Drugs and Lactation Database (LactMed®) [Internet]. Bethesda (MD): National Institute of Child Health and Human Development; 2006–. Lanolin. 2021 Oct 18
32 Low KY, Wallace M. Prevalence of potential contact allergens in baby cosmetic products. Clin Exp Dermatol. 2019 Jun;44(4):411-413
33 Dumycz K, Kunkiel K, Feleszko W. Cosmetics for neonates and infants: haptens in products' composition. Clin Transl Allergy. 2019 Mar 8;9:15
34 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/kligman-le-premier-a-1685/
35 Kligman AM. The myth of lanolin allergy. Contact Dermatitis. 1998 Sep;39(3):103-7
36 Kligman AM. Lanolin allergy: crisis or comedy. Contact Dermatitis. 1983 Mar;9(2):99-107
37 Kligman AM, Mills OH Jr. "Acne cosmetica". Arch Dermatol. 1972 Dec;106(6):843-50
38 https://lemoutonalunettes.fr/produit/cure-a-la-lanoline-disana-200-ml/
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