> 21 mai 2023
1922, Francis Scott Fitzgerald imagine un scénario catastrophe lié… au progrès en matière de santé.1 En effet, tant que les enfants naissaient à la maison on n’avait jamais vu un tel problème. Or, en ce jour d’été 1860 où Mrs Roger Button eut l’idée saugrenue d’accoucher à l’hôpital, le drame put se développer dans toute sa splendeur. Les journaux médicaux relatèrent les faits, sans pour autant y apporter une réponse scientifique. Un « parfum de scandale » exhalait de ce fait atypique, unique au monde ! Mrs Button venait de mettre au monde un bébé ayant toutes les caractéristiques d’un vieillard !
A la porte du Maryland Private Hospital, le Dr Keene est pris en flagrant délit de geste automatique ! Mr Button, qui arrive à fond de train afin de presser contre son cœur son nouveau-né, le voit se frotter les mains (« […] il vit le Dr Keene, le médecin de famille, en descendre le perron en se frottant les mains comme pour se les laver - geste recommandé aux docteurs par l’éthique tacite de leur profession. ») Plutôt bon signe ! L’accouchement a certainement dû se passer de manière optimale… Et pourtant, non ! Il n’y a vraiment pas de quoi se frotter les mains de bonheur… Plutôt un lavage de mains à la Ponce Pilate… J’ai fait ce que j’ai pu !
Et tout le monde regarde, avec effroi, Mr Button à son arrivée à l’hôpital. Un drame a visiblement frappé sa famille. Mrs Button peut-être ? Non, celle-ci va très bien. Le nouveau-né alors ? Oui, ça brûle ! Dans le berceau qui lui a été assigné, pas de petit poupon rose et fripé, mais « un vieillard visiblement âgé d’environ 70 ans », à « la maigre chevelure », « presque blanche », à la « longue barbe gris cendré » de patriarche et aux « dents gâtées ». Un vieillard, qui geint d’une voix « usée et fêlée », en constatant que ses pieds débordent du berceau de manière parfaitement inconfortable (il mesure au bas mot 1 m 72) ! De quoi secouer un jeune père dans la force de l’âge. Son fils a visiblement l’âge d’être son grand-père !
A la maternité, les « langes » ne conviennent pas à ce bébé hors norme. Il faut donc lui trouver, au plus vite, des vêtements adaptés à sa conformation physique. Il va également falloir « couper cette longue barbe affreuse » et « teindre les cheveux blancs en châtain », afin de tenter de sauver la face.
Mais le coiffeur n’y fait rien… L’aspect de Benjamin (c’est le prénom choisi par les Button pour leur enfant) reste celui d’un petit vieux. « Même une fois qu’on eût coupé et teint bien artificiellement en noir la chevelure clairsemée du nouvel arrivant de la famille Button, une fois qu’on l’eut rasé de si près qu’il en avait le visage tout luisant et qu’on l’eut habillé de vêtements de garçonnets faits sur mesure par un tailleur sidéré, il fut impossible à Mr Button d’ignorer le fait que son fils n’était qu’un piètre semblant de premier bébé. » Sous ses « sourcils taillés et teints », il n’y avait aucun doute, les yeux étaient ceux d’un vieillard, des yeux larmoyants et fatigués dont toute flamme s’était retirée !
A 12 ans, Benjamin constate que, sous sa teinture capillaire, ses cheveux commencent à virer du « blanc », au « gris argenté ». Le « réseau de rides creusant son visage » tend à diminuer. Sa peau paraît « plus saine et plus fraîche »… sans pour autant qu’aucun cosmétique anti-âge n’ait été employé.
Le garçonnet (qui en paraît 60) porte des culottes courtes qui le font enrager. Pas simple de se glisser dans les vêtements d’un petit garçon, lorsque l’on a l’aspect d’un grand-père ! Benjamin tempête, fait la comédie, afin d’obtenir un « pantalon long » ! A force de récriminations, il obtient enfin gain de cause, à condition de « continuer à se teindre les cheveux » et à ne jamais sortir dans la rue avec canne et lunettes !
A 18 ans, après une scolarité honorable, Benjamin décide de rentrer à l’université de Yale. Il a alors encore l’aspect d’un homme fait, aux cheveux blanchissants. Et justement, avant de se rendre à son rendez-vous d’inscription, c’est le drame cosmétique ! Le flacon de teinture est vide et ses cheveux tout blancs ! « Benjamin, jetant un coup d’œil dans le miroir, jugea que ses cheveux avaient besoin d’une nouvelle application de teinture châtaine, mais un examen inquiet du tiroir de sa commode révéla que le flacon de teinture ne s’y trouvait pas. La mémoire lui revint alors : il l’avait vidé la veille et l’avait jeté. »
Courant à son rendez-vous, Benjamin est pris pour un « fou ». Un quinquagénaire qui veut se faire passer pour un étudiant de 18 ans… cela ne se peut pas ! Le voilà évincé de l’université !
A 20 ans, il ne reste plus à Benjamin qu’à aller travailler dans la quincaillerie paternelle. Père et fils s’entendent à merveille et travaillent main dans la main. « Roger Button avait à présent 50 ans et son fils et lui s’entendaient de mieux en mieux ; de fait, depuis que Benjamin avait cessé de se teindre les cheveux (toujours grisonnants), ils paraissaient avoir le même âge et auraient pu passer pour des frères. »
Et aussi à sortir dans le monde et à tomber amoureux d’une jeune fille à la « beauté du diable », une jeune fille qui hait les jeunes gens de son âge et ne rêve que de s’appuyer sur l’épaule solide d’un homme d’âge mûr. En croisant le regard d’Hildegarde Moncrief, Benjamin est comme revigoré de l’intérieur. « Benjamin tressaillit ; une modification presque chimique parut dissoudre et recomposer les particules mêmes de son corps. »
Au fil du temps, le train-train s’est installé dans son couple. Hildegarde a terriblement vieilli ; ses cheveux sont gris et son teint fané. Elle se laisse gagner par une sorte « d’inertie », qui la cloue chez elle, alors même que son époux est pris d’une sorte de frénésie. Benjamin et Hildegarde ont un fils, Roscoe. Alors qu’Hildegarde vieillit, Benjamin semble rajeunir de manière « incroyable ».
Encore quelques années et le beau jeune homme se transforme en un adolescent « mince et frêle », qui n’a plus de barbe, mais seulement un « léger duvet blanc », auquel il n’est pas nécessaire de toucher.
Lorsque Roscoe a son premier enfant, en 1920, son père Benjamin, qui en a 60 ans pour l’état-civil, continue à rajeunir. Il se présente désormais sous les traits d’un « petit garçon crasseux », qui se traîne au pied du berceau de son petit-fils !
Le petit garçon va devenir un bambin. Le cerveau de Benjamin va se brouiller, au point de tomber (et non retomber comme la plupart des gens) en enfance. Une nurse s’occupera de lui jusqu’à la fin… « Ensuite, tout fut noir, et son berceau blanc et les visages indistincts qui s’agitaient au-dessus de lui, et l’arôme tiède et sucré du lait, s’effacèrent peu à peu tout à fait de son esprit. »
Une histoire de « décroissance normale », non pas liée à des problèmes économiques et environnementaux, mais fruit d’une anomalie de la nature. Une histoire de teinture capillaire qui sauve les apparences. Une histoire de discrimination (chassé de l’université Benjamin ne pourra pas faire les études dont il rêve, du moins dans un premier temps). Une histoire à faire frémir !
1 Fitzgerald F.S., L’étrange histoire de Benjamin Button, Gallimard, 2022, 101 pages
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