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Kligman, le premier à...

> 28 décembre 2020

Kligman, le premier à...

Malicieux, c’est ainsi qu’Albert Kligman est présenté par certains. Facétieux, jusque dans le titre de ses articles. En 2002, il interroge « Quelles sont les vraies fonctions de la peau ? » comme s’il en existait de fausses. Entre fonctions immunologique, endocrine, métabolique, psycho-social, neuro-psycho-immunologique et « d’autres fonctions » plus pointues en fonction de vos centres d’intérêt, la peau, observée à travers les lunettes de vue d’Albert Kligman, ressemble étrangement à une auberge espagnole.1 Chacun y prend (ou y laisse !) ce qui lui convient. En laissant la porte ouverte à d’autres fonctions... Albert Kligman, de manière intelligente, permet à chacun d’apporter sa pierre à l’édifice cutané. La socio-esthéticienne verra la peau comme un moyen d’entrer en contact avec un être en souffrance, afin de lui redonner le goût de vivre,2 le cosmétologue le site d’application des produits qu’il passe un temps infini à concocter avec amour dans son laboratoire, le tatoueur, un vaste terrain pour exercer son art et laisser parler son imagination. En 2020, Albert Kligman partirait sûrement en guerre contre ces fake-news qui polluent les magazines en matière d’informations cosmétiques ; il l’a fait en son temps, en se raillant d’un certain nombre d’idées reçues concernant, entre autres, la physiopathologie de l’acné.

Aujourd’hui, l’élève Kligman est le premier de la classe. En cette fin de trimestre, à l’heure où les bulletins de notes sont distribués aux parents, on lui laisse nous faire part de son joli palmarès :

... avoir décrit le cycle pilaire et inventé le terme « effluvium telogène »

Sans doute, pas le premier tout de même, mais au moins le plus célèbre. En toute honnêteté, Albert Kligman précise, dans son article « Le cycle pilaire humain », que le cycle pilaire chez l’animal de laboratoire est bien connu et parfaitement décrit. Il trouve, toutefois, que le passage de la phase de croissance du cheveu (phase anagène) à la phase de chute (phase télogène) est un peu trop rapide. A son goût, l’étape de « repos » du cheveu n’est pas assez bien étudiée. Pour combler cette lacune, Kligman se penche sur 200 biopsies de cuir chevelu, prélevées sur des sujets « normaux » de tous groupes (???) et de tous sexes. Il va lui falloir une patience d’ange pour arriver à trouver ce qu’il cherche, un cheveu en phase catagène. En effet, les cheveux poussent pendant des années ; l’écrasante majorité des cheveux observés est donc en pleine croissance. Ceux qui ne croissent pas... chutent ; la phase télogène dure quelques mois. Et entre les deux... une période de transition qui ne dure que 2 à 3 semaines. De quoi s’arracher les cheveux pour trouver le bon follicule ! Pour bien comprendre le phénomène de pousse du poil (ou du cheveu), il est important de comprendre où se passent les divisions cellulaires. Quels sont les contours de la matrice (la zone-mère à partir de laquelle le cheveu va se régénérer en permanence) ? Pour répondre à cette question, on injecte une solution de colchicine (à 0,1 %) à des volontaires et on réalise des biopsies de cuir chevelu ; ce poison du fuseau bloque la division cellulaire et permet de prendre un instantané de la situation. Et à force de persévérance, Kligman finit par y voir plus clair dans cette valse à trois temps, opérée par les kératinocytes folliculaires. Un bal bien orchestré où chacun connait son rôle. Evolution-involution-chute ! A l’aide de photographies prises sur le vif, Kligman montre l’évolution de la papille (élément-clé du follicule) et son changement de physionomie selon le moment considéré.3 Une fois le cheveu « normal » étudié à fond, il ne reste plus qu’à s’intéresser aux cas d’alopécie4 et à inventer, par la même occasion, le terme d’effluvium télogène, pour désigner le dérèglement survenant au niveau du cyclaire pilaire et se traduisant par des chutes de cheveux jugées anormales.5 

... avoir testé la trétinoïne dans le cadre de l’acné et du veillissement

L’acné est un sujet qui intéresse particulièrement Kligman. En 1968, il réalise une collecte de sébum, à partir de patients souffrant d’acné et s’amuse à appliquer celui-ci sur les oreilles de lapins. Il en découle une hyperkératinisation, précédant une comédogenèse. Le rôle du sébum dans la survenue de la lésion élémentaire d’acné est démontré.6 Reste à prendre en charge les patients d’un point de vue thérapeutique. Comparer les résultats obtenus avec des principes actifs différents (association soufre et résorcinol, peroxyde de benzoyle et vitamine A acide) pour un échantillon de patients contre placébo (l’excipient qui sert de véhicule à ces principes actifs) constitue donc l’étape suivante. En matière de performance, Kligman vote pour la vitamine A acide, tout en constatant qu’une aggravation de l’état clinique peut être observée, en début de traitement.7

Le photo-vieillissement cutané ne laisse pas non plus Kligman de glace. Des essais réalisés en utilisant une application quotidienne d’une crème de jour renfermant 0,05 % d’acide rétinoïque prouvent l’intérêt de cette substance dans la prise en charge des effets du vieillissement. Les kératoses actiniques disparaissent, les taches cutanées, également, pour la bonne raison que la mélanine se répartit désormais de manière uniforme, le derme papillaire se regonfle, suite à une synthèse accrue de collagène, de nouveaux vaisseaux irriguent la peau pour la rendre plus belle. Une exfoliation est remarquée. Fini le teint terne, mais seule ombre au tableau une augmentation de la perte en eau trans-épidermique et un effet irritant indéniable.8

... avoir mélanger 3 principes actifs pour traiter le mélasma

Dans le cadre du traitement des hyperpigmentations, le trio, mis au point par Kligman et Willis (5 % d’hydroquinone, 0,1 % de trétinoïne et 0,1 % de dexaméthasone), constitue toujours une formule de référence, bien que modifiée un grand nombre de fois.9,10

... avoir déconstruit des mythes (chocolat et acné)

En décembre 1969, Kligman a la bonne idée de préparer des fêtes de fin d’année chocolatées, avec quelques patients souffrant d’acné. Les patients se voient offrir des barres chocolatées et des barres que l’on peut qualifier de placébo, car ne renfermant pas de chocolat. En matière de nombre de lésions ou de composition du sébum, pas de modification.11 Une conclusion réjouissante donc : acnéique ou non, si vous aimez le chocolat, ne vous en privez pas ! En 1979, il en remet une couche, en balayant d’un revers de main un certain nombre de notions « folkloriques » concernant l’acné. Le chocolat, les noisettes, les boissons non alcoolisées pas de souci. Faites-vous plaisir.

... avoir ouvert la voie à une classification des allergènes

Le test de maximisation, mis au point par Kligman, a pour but de classer les substances ainsi testées par ordre d’allergénicité croissante. Kligman ne veut pas en rester à la notion binaire : substance sensibilisante - substance non sensibilisante, notion qui, à son avis, ne veut pas dire grand chose. Il a dans l’idée de mettre au point une dose sensibilisante 50, qui serait l’équivalent d’une dose létale 50, adaptée au domaine de l’allergologie. Idée séduisante, mais impossible à mettre en œuvre dans le cas des allergènes faibles. A défaut de mettre au point une DS 50 (!), Kligman a mis au point un protocole expérimental, qui permet de classer une substance comme étant un allergène « faible », « moyen », « modéré », « fort » ou « extrême ». Les « volontaires », des prisonniers (à 90 % des sujets noirs) ! Le protocole consiste en une phase de préparation de la peau à l’aide d’une solution à 5 % de lauryl sulfate de sodium ou LSS (l’inflammation provoquée favorisant la sensibilisation) pendant 24 heures, suivie d’une phase de contact avec la substance à tester (48 h sous occlusion). Préparation et contact sont répétés 5 fois de suite. L’étape de préparation au laurylsulfate de sodium est supprimée, dès lors qu’une inflammation trop marquée apparait. Kligman propose, toutefois, la possibilité de gagner du temps en associant laurylsulfate de sodium et allergène dans un même patch. Reste à vérifier qu’il n’y a pas d’incompatibilités entre les deux ingrédients. Par ailleurs, pour les substances qualifiées d’irritantes, on se passera également de l’étape avec le LSS, dans la mesure où ce n’est pas la peine d’en rajouter ! En fonction du nombre de sujets ayant déclenché une réaction locale (0-2/25 ; 3-7/25 ; 8-13/25 ; 14-20/25 ; 21-25/25), la substance est qualifiée de classe 1, 2, 3, 4 ou 5 et d’allergène faible, moyen, modéré, fort ou extrême. Pour chaque substance, une concentration d’induction est calculée ; des ingrédients cosmétiques et des principes actifs sont testés. Le savon (0/23), la vaseline (0/25), le tween 80 (0/21), le propylèneglycol (0/24), le chlorure d’aluminium (0/20) le méthylparaben sodé (1/25) et la paraphénylènediamine (24/24) sont ainsi classés selon les résultats obtenus en classe 1 ou 5. La lanoline, étonnamment, émarge en classe 1 !13

... employer le terme de cosméceutique

Le mot valise cosméceutique, inventé par Raymond Reed, au début des années 1960, a été phagocyté par Albert Kligman, une bonne dizaine d’années plus tard. Toujours considéré comme le père des cosméceutiques, ces cosmétiques qui seraient aussi efficaces que des médicaments, Albert Kligman ajoute ce concept à la longue liste des innovations et concepts qui lui sont attribués.14

... publier depuis l’au-delà

C’est ainsi que l’on trouve, dans un journal consacré à la cosmétologie, un dernier article du dermatologue, correspondant à une revue de la littérature, ciblant le thème de la cornéobiologie. Un an après sa mort, sa voix continue de retentir grâce à l’amour de son épouse Lorraine et à l’efficacité du Dr A.V. Rawlings et de Ms Anne Rulinski, pour la mise en forme des notes mises à leur disposition. En 71 références, Kligman, considéré par Rawlings comme le « père de cornéobiologie », fait état de ses recherches et cite au passage le Professeur Elias, le « maestro », celui qui a attribué, à cette couche cornée superficielle à laquelle on ne s’attardait guère auparavant, 10 fonctions bien spécifiques (en matière de perméabilité, antimicrobienne, antioxydante, de cohésion, mécanique, chimique, psychosensorielle, d’hydratation, de protection vis-à-vis des ondes électromagnétiques, d’initiation de l’inflammation).15

et aussi

Albert Kligman, c’est aussi un dermatologue qui s’intéresse à la flore cutanée,16 aux odeurs corporelles, liées en particulier à la sueur apocrine,17 qui promeut la photoprotection topique18 qui... qui... on pourrait continuer longtemps, tant la curiosité du bonhomme est grande.

Albert Kligman, en un mot

Le premier... Dans le domaine cosmétique, on connaît Helena Rubinstein et son insatiabilité à être toujours la première en tout, partout.19 Dans le domaine de la dermatologie, même chose pour Albert Kligman, qui semble toujours aux avant-postes. Certes, cet homme n’a pas tout inventé... mais il a su exploiter les connaissances du moment et apporter sa pierre à l’édifice. Une sorte d’Helena en pantalon, qui sait mener son monde et arriver à ses fins, quitte à utiliser des moyens pas vraiment éthiques - on pense bien sûr à sa propension à utiliser des prisonniers comme matériels de laboratoire. Un homme qui compte pourtant en dermatologie et sur qui l’on tombe et retombe inévitablement dès lors que l’on doit faire un peu de bibliographie.

Bibliographie

1 Chuong CM, Nickoloff BJ, Elias PM, Goldsmith LA, Macher E, Maderson PA, Sundberg JP, Tagami H, Plonka PM, Thestrup-Pederson K, Bernard BA, Schröder JM, Dotto P, Chang CM, Williams ML, Feingold KR, King LE, Kligman AM, Rees JL, Christophers E., What is the 'true' function of skin?, Exp Dermatol., 2002, 11, 2, 159-87

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/la-socio-esthetique-au-fait-qu-est-ce-que-c-est-583/

3 Kligman A.M. The human hair cycle., J Invest Dermatol., 1959, 307-316

4 Kligman A.M., Pathologic dynamics of human hair loss. I. Telogen effluvium., Arch Dermatol., 1961, 83, 175-198

5 John R Stanley, Albert M. Kligman: 90 years old on March 17, 2006, J Invest Dermatol, 2006, 126, 4, 697-698

6 Kligman AM, A G Katz, Pathogenesis of acne vulgaris. I. Comedogenic properties of human sebum in external ear canal of the rabbit, Arch Dermatol, 1968, 98, 1, 53-57

7 Kligman A.M., Fulton J.E., Plewig G., Topical vitamin A acid in acne vulgaris., Arch Dermatol., 1969, 99, 469-476

8 Kligman A.M., Grove G.L., Hirose R., Leyden J.J., Topical tretinoin for photoaged skin., J Am Acad Dermatol., 1986, 15, 836-859

9 Rashmi SarkarNarendra GokhaleKiran GodsePallavi AilawadiLatika AryaNilendu SarmaR G TorsekarV K SomaniPooja AroraImran MajidG RavichandranMohan SinghSanjeev AurangabadkarShehnaz ArsiwalaSidharth SonthaliaT SalimSwapnil Shah, Medical Management of Melasma: A Review with Consensus Recommendations by Indian Pigmentary Expert Group, Indian J Dermatol, 2017, 62, 6, 558-577

10 Eshghi G, Khezrian L, Esna Ashari F., Comparison between Intralesional Triamcinolone and Kligman's Formula in Treatment of Melasma., Acta Med Iran., 2016, 54, 1, 67-71).

11 Fulton JE JrG PlewigA M Kligman, Effect of chocolate on acne vulgaris, JAMA, 1969, 15, 210, 11, 2071-2074

12 Kligman AM. Acne--fact and folklore, West J Med, 1979, 131, 6, 547-548

13 Kligman A.M., The identification of contact allergens by human assay. III. The maximization test: a procedure for screening and rating contact sensitizers., J Invest Dermatol., 1966, 47, 393-409

14 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/les-cosmeceutiques-ou-les-dermocosmetiques-made-in-us-150/

15 Kligman AM., Corneobiology and corneotherapy--a final chapter., Int J Cosmet Sci., 2011, 33, 3, 197-209

16 Kligman AM, J J LeydenK J McGinley, Bacteriology, J Invest Dermatol, 1976, 67, 1, 160-168

17 Kligman AM, Strauss JS., The bacteria responsible for apocrine odor., J Invest Dermatol., 1956, 27, 2, 67-71

18 Kligman LH, Akin FJ, Kligman AM., Sunscreens promote repair of ultraviolet radiation-induced dermal damage., J Invest Dermatol., 1983, 81, 2, 98-102

19 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/madame-rubinstein-dans-les-yeux-de-patrick-o-higgins-1657/

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