Nos regards
« Les magiciennes », histoire d’un magicien qui noie son chagrin dans un pot de fond de teint !

> 27 décembre 2020

« Les magiciennes », histoire d’un magicien qui noie son chagrin dans un pot de fond de teint !

Les magiciennes du célèbre duo d’écrivains Boileau–Narcejac ne sont pas des artistes de tout repos.1 Hilda et Greta sont deux sœurs jumelles, parfaitement identiques. Tellement identiques qu’il est tout simplement impossible de les distinguer l’une de l’autre. Pierre Doutre, le fils du célèbre Professeur Alberto – un magicien réputé - va s’y casser les dents. Ayant passé toute son enfance dans une pension versaillaise tenue par des jésuites, Pierre ne prend pied dans la vraie vie qu’à la mort de son père. Une crise cardiaque vient de le terrasser. Pierre s’extirpe enfin de sa pension et prend l’avion pour retrouver sa mère, Odette. Dans l’avion qui le conduit à Hambourg, un vent de liberté se met à souffler. Sa voisine, endormie près de lui, dégage des effluves qui n’ont rien à voir avec celle de la pension. « Doutre sentait le parfum de ses cheveux. »

Arrivé à Hambourg, Pierre va être mis au pied du mur. Pour survivre, il va falloir mettre la main à la pâte… et monter en un rien de temps un numéro de magie éblouissant.

Le Professeur Alberto, même démaquillé, il semble encore maquillé

Durant ses années d’incarcération – il n’y a pas d’autre mot – en pension, Pierre est totalement isolé. Son père ne vient le voir que très rarement. Sa mère, pas du tout. Les années passent. Pierre grandit en taille ; le professeur Alberto grandit en rides. « A mesure que le fils devenait un adolescent aux vêtements trop justes, ses tempes blanchissaient, des rides nouvelles se creusaient le long de ses joues et il avait le teint si pâle, les yeux si creusés qu’il semblait fardé. » Pierre se sent abandonné au milieu de camarades hostiles qui se moquent de ce fils de saltimbanque.

Odette Doutre, trop maquillée, elle semble trop vulgaire

Odette est « maquillée d’une manière voyante ». Un fond de teint épais fait ressortir les rides qui sillonnent son visage (« les rides craquelaient le maquillage »). Son visage est tout simplement « fripé » ! Odette se poudre « à la hâte », sans trop se soucier du résultat obtenu, se teint les cheveux à la diable, se peint les ongles, avec un vernis à ongles « trop rouge ». Un « lourd parfum », mêlant « odeur de tabac et d’eau de Cologne », s’exhale de ses vêtements. De grands anneaux d’or tintent à ses oreilles… comme si elle était une diseuse de bonne aventure. Odette ne fait nullement attention à sa ligne. Elle dévore littéralement ! Son « corps épais » n’est plus vraiment adapté à son travail de représentation. A côté des jumelles filiformes, il n’y a pas photo ! Descendue de scène, Odette reste en coulisse et rumine sa rancœur.

Hilda et Greta, des jumelles vraiment trop semblables qui semblent être interchangeables

Hilda et Greta sont des jumelles allemandes « blondes, d’un blond lumineux irréel ». Pour les contempler, il est utile de chausser des lunettes de soleil, tant elles irradient. Leur chevelure peut être comparée à un « soleil insoutenable ». Leurs « prunelles d’un bleu sombre », aux « cils empâtés de rimmel », ne laissent dévoiler aucune de leurs pensées. C’est sous le nom de scène « Annegret » que les deux jeunes filles réalisent leur prestation. Aux côtés de Pierre, Annegret apparaît et disparaît à la vitesse de l’éclair. Normal, Annegret n’est pas une, mais deux ! Elle se dédouble à volonté et offre ses « lèvres grassement fardées » au successeur du professeur Alberto. Hilda ou Greta ? Qui peut le dire ? Sûrement pas Pierre qui ne s’y retrouve pas entre ces deux ensorceleuses, qui semblent se jouer de lui, avec un brin de perversité. Un accident de fer à friser qui provoque une brûlure « sous l’oreille » constitue pendant un temps un moyen efficace de reconnaître Greta de Hilda. Une petite cicatrice (une « légère boursouflure rosâtre »), visible même sous le fard, bien utile pour ne pas tomber complètement fou. Fou, il y a de quoi le devenir pourtant, avec ces deux sœurs qui ne parlent pas un mot de français, qui se jouent des sentiments de Pierre et ne cessent de jouer avec son cœur. Cauchemar dans un cirque ! Cauchemar sur la piste et cauchemar dans les coulisses. Pierre en vient à rêver d’une vie ordinaire paisible… « Se lever le matin, chantonner en se rasant, embrasser sa femme et se rendre au bureau, à l’atelier ou à l’usine ». Tout, plutôt que d’être cerné par des magiciennes, réellement envoûtantes. Tout, même le suicide, même le crime ? Oui, semble-t-il, puisque l’on retrouve le corps inanimé de Hilda dans sa roulotte, le cou enserré dans la corde du professeur Alberto. Mais, peut-on vraiment se suicider en se serrant une corde autour du cou ?

Greta, une jumelle parfumée qui semble prisonnière

Après la mort de Hilda, Greta semble, elle aussi, un peu morte. Afin de ne pas la perdre, Pierre se fait « geôlier », en l’enfermant, chaque soir, à double tour dans sa roulotte. Lorsqu’elle se balade, Pierre n’est jamais loin… « Quelquefois, il lui laissait prendre un peu d’avance, mais il continuait à sentir son parfum ; il lui demeurait lié par le fil d’un effluve qui était comme un double invisible, comme une présence qu’il pouvait accueillir, posséder, retenir en lui, longuement, la tête à demi renversée, il la humait, l’absorbait à petites bouffées et puis brusquement, il se dépêchait de la rejoindre, le cœur battant, étouffé de tous les mots qu’il ne savait plus dire. » La peur, la haine… Greta distille une drôle de composition aromatique !

Pierre Doutre, un lycéen qui semble cacher ses sentiments derrière un maquillage de scène trop réussi

En reprenant le flambeau échappé des mains de son père, Pierre découvre l’univers du cirque et des illusions. Empalmage de pièces, apparition de colombes, jonglage avec des boules de couleur, malle des Indes… Pierre apprend le métier de prestidigitateur en accéléré. Une fois Hilda décédée et enterrée, Annegret n’est plus que la moitié d’elle-même ! Inutile d’insister, le numéro exceptionnel, mis au point pour les jumelles, tombe à l’eau. Greta, sans son double, est dénuée de talent. « Pâle sous son fard », elle hésite… Rien n’est plus pareil. Changement de programme ; les projecteurs reviennent s’accrocher aux cheveux teints d’Odette, qui reprend pied sur scène et remet au goût du jour un numéro de voyance extra-lucide ultra-classique. « Qu’est-ce que je touche ? Un sac à main. Et dans ce sac à main, que voyez-vous ? Je vois un poudrier d’argent… » Les grandes salles de spectacle, les pistes de cirque réputé font place aux salles obscures des cinémas et au casino de secondes zones. « Doutre circulait, entre les tables, escamotait sous les yeux des baigneurs ravis, des briquets, des poudriers […] ». La mort de Greta, dans sa roulotte, une corde enroulée autour du cou, vient mettre un point final à cette descente aux enfers. Pierre a décidé de se transformer en automate–magicien. Dans un grincement métallique, Pierre s’entraîne à réaliser ses tours de magie avec des gestes saccadés. En fouillant dans les affaires d’Odette (« tubes, boîtes, accessoires de maquillage »), il trouve tout ce qu’il faut pour se donner « l’apparence glacée de la porcelaine peinte ». Un « fond de teint plâtreux rehaussé de rose, avec du bleu pour creuser les orbites, une touche de gomina sur les cheveux… », « des lèvres trop rouges », Pierre se grime, devant son miroir, et se transforme lentement en un objet sans vie. Le regard vide, totalement vitrifié, il n’est plus qu’une « tôle peinte », un objet inanimé. Ne pas oublier le fond de teint épais sur les mains, ni le vernis à ongles (ses « doigts roses aux ongles d’un carmin vif »). « Visage blême », « pommettes trop fardées », Pierre tend toute son énergie pour faire grincer ses muscles et pour raidir son corps. La sueur coule sur le maquillage, « délaye le fard », forme des rigoles…L’exercice est complexe et nécessite une concentration de chaque instant. Le succès est au rendez-vous. Un véritable triomphe ! Odette s’inquiète. Une telle tension ne peut mener à rien de bon. Dans l’ombre, elle se fait habilleuse, assistante, maquilleuse. Elle « tend ses crayons, ses pinceaux, ses boîtes de poudre », au moment opportun ; elle démaquille le visage de son fils, à la fin de chaque séance. Odette est peut-être la reine du maquillage, mais certainement pas celle du démaquillage ; celui-ci n’est sûrement pas fait dans les règles de l’art. La peau de Pierre, « à force d’être enduite de fard gardait un éclat malsain et ses pommettes restaient roses comme celles d’un tuberculeux. »

« Les magiciennes » ou un tour de magie qui vire au cauchemar

Si le cirque met parfois la tête au carré, du fait d’une musique beaucoup trop forte, le roman de Boileau–Narcejac joue, quant à lui, en sourdine, une mélopée obsédante. On y voit double, on n’y voit pas clair. L’ambiance est lourde. Pierre paraît être une victime, sacrifiée entre trois femmes, une mère – pas très maternelle – Odette, et deux maîtresses – pas vraiment aimantes – Hilda et Greta, Greta et Hilda… Face à ce trio infernal, la fuite semble être la meilleure option, une fuite qui passe par un pot de fond de teint, très blanc, une boîte de poudre de riz, légèrement rosée, un flacon de vernis à ongles, beaucoup trop rouge et un bâton de rouge à lèvres, franchement sanguinolent. Quand l’automate aura fini de faire ses tours, on pourra remonter la clé qui se trouve dans son dos et le dernier acte de cette tragédie pourra se jouer.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien... et aussi magicien (!)... cela tombe bien pour l'illustration du jour !

Bibliographie

1 Boileau – Narcejac, Les magiciennes, Eds Denoël, 1986, 186 pages

 

 

Retour aux regards