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Il y a comme une odeur de poudre dans l’air !

> 18 novembre 2023

Il y a comme une odeur de poudre dans l’air !

Tout se répète dans ce roman d’Irène Némirovsky.1 Il y a des fiançailles, des mariages, des naissances, deux guerres, celle de 14 et celle de 39. Il y a des bombes, des villes détruites. Il y a des familles qui résistent au temps et dont les générations successives continuent à jouer le premier rôle sur le théâtre de la vie. Il y a des mariages arrangés par les parents, dérangés par les enfants. Une fille de brasseur ne devrait pas épouser un fils de papetier ! Il y a des patriarches qui boudent pendant des années, avant de baisser les armes au moment de mourir. Il y a des gens qui se croisent sur les routes de l’exode. Il y a comme une odeur de poudre dans l’air…

Tout commence sur une plage

Les gens de la bonne société de Saint-Elme se déplacent à Wimereux-plage aux beaux jours. Mme Gabrielle Florent, la Parisienne (du moins elle l’a été avant son mariage), la mère d’Agnès, partage avec Mme Marthe Hardelot, la mère de Pierre, le fiancé de Simone Renaudin, une cabine de bain tirée par un cheval. Il faut dire que les deux familles sont liées, puisque les deux époux ont fait l’acquisition d’un terrain en commun, avant d’y bâtir deux maisons. Les familles sont donc liées… Pour autant, il est hors de question que Pierre épouse Agnès.

Tout en se préparant au bain, les deux dames papotent, évoquant leurs enfants respectifs. Avant de se glisser dans l’eau, toutes deux se déshabillent dans une « roulotte » traînée par un cheval. Une fois leur costume de bain revêtu (il s’agit de « costumes en laine noire, fait de tuniques pincées à la taille et de larges pantalons bouffants »), les deux femmes rentrent dans l’eau froide, en poussant de petits cris ! Une fois le bain terminé, la roulotte leur offre un abri sûr pour se rhabiller dans le respect de leur pudeur. « Elles portaient de longues jupes de piqué blanc, des canotiers et des voilettes épaisses qui les protégeaient du soleil. » Et puis, il y a également une « ombrelle », pour former un écran vis-à-vis du rayonnement UV, que l’on craint comme la peste. Il s’agit de conserver, de toutes ses forces, le teint le plus clair possible.

Pierre Hardelot, celui qui bronze bien

Pierre est un jeune homme de 24 ans, qui bronze bien l’été. Son « visage maigre et hâlé » et sa petite moustache brune sont bien de son époque (on est au début du XXe siècle) ! Il sera blessé à la jambe lors de la Grande Guerre. Son retour à la vie civile ne sera pas facile. Julien Hardelot, le patriarche de la famille, finira par consentir au retour du petit-fils prodigue… à la condition que sa femme Agnès ne franchisse jamais le seuil de sa demeure.

Agnès Florent, celle qui bronze mal

Agnès est une jeune fille aux « cheveux noirs », mais au « teint de blonde ». Une jolie jeune fille.

Pierre et Agnès, un couple parfait

Pierre n’épousera finalement pas Simone. C’est Agnès, l’heureuse élue, même s’il faut pour cela s’exiler de Saint-Elme et vivre chichement à Paris. Un petit garçon (Guy) et une petite fille (Colette), née 7 ans après, viendront combler le couple.

Simone Renaudin, celle qui brûle facilement

La fiancée de Pierre est une jeune orpheline bien dotée. Une jeune fille toute en rondeur et, semble-t-il, en placidité. « Cette Simone semblait faite de lait, de beurre, de crème » ! Une rousse au teint laiteux, grasse, épaisse. A l’approche de la date du mariage, Pierre en vient à exécrer la jeune fille ; il faut préciser qu’il aime tendrement Agnès ! Simone « lui tournait sur le cœur comme un plat trop farineux, trop sucré. »

Dans la réalité, Simone est loin d’être une femme sans volonté. Son aspect gélatineux joue contre elle. Pour finir, elle se mariera avec un coureur de dot, un certain Roland Burgères. Elle en aura une fille, prénommée Rose. Elle rachètera la maison de Julien Hardelot et fera tourner l’entreprise comme un homme !

Guy, celui qui aime la poudre… de riz

En 1933, Guy a 20 ans. Amoureux transi d’une certaine Nadine Laurent, il attend désespérément celle qui le mène en bateau. Nadine est, en effet, la maîtresse de Roland Burgères… « Entre les coussins » de son canapé, Pierre découvre « une mince boîte d’or qui contenait du fard et une houppette »… Un poudrier dont Guy se saisit bien vite. Un poudrier, qui constitue, pour Guy, le seul souvenir laissé par Nadine. « Guy avait sorti de sa poche la boîte d’or et la caressait doucement entre ses doigts. »

Nadine est partie avec Roland Burgères. Elle n’ira pas bien loin, puisque Roland meurt, à ses côtés, dans un accident de voiture.

Abandonné, Guy tente de se suicider… et se rate !

Guy et Rose, un autre couple parfait

C’est à l’enterrement de la « vieille demoiselle Hardelot-Arques », que Guy et Rose se rencontrent et s’apprécient. Ils se marieront, contre la volonté de Simone, qui n’a finalement jamais digéré la rupture de ses fiançailles avec Pierre.

Et des filles de la ville qui n’ont rien à voir avec les filles de la campagne

A la ville, même les filles de bonne famille se maquillent. En revanche, à Saint-Elme, pas question pour les filles de la bourgeoisie d’utiliser un tant soit peu de maquillage. « Voici la jeune génération, qui habite Lille ou Calais : les femmes se fardent, habillent de tailleurs élégants et de manteaux de belles fourrures leurs tailles de Flamandes, leurs seins lourds, leurs hanches généreuses. »

Pour se rendre chez Simone Burgères, Colette, en bonne jeune fille de la ville, n’oublie pas de teinter ses lèvres… « Colette éprouvait un vif plaisir à se rendre à ce dîner ; elle avait du rouge aux lèvres, tandis que les jeunes filles de Saint-Elme ne se fardaient pas. » Les pauvres cousines de Saint-Elme ont, de ce fait, « le nez et les joues luisants », en l’absence de poudre de riz, à propriétés matifiantes.

Et une fille qu’il vaut mieux ne pas voir

La victoire en 18 a un coût : des mutilés à la pelle. Irène Némirovsky évoque ces Gueules cassées,2 ces soldats mutilés revenant dans leurs foyers. « Sur une estrade, entourée de drapeaux tricolores, un aveugle, un tout jeune soldat, avançait en cadence, aux bras d’une fille peinte et vieille. » « Ses grosses lèvres fardées » font, de cette femme maquillée à outrance, une « affreuse créature » qu’il vaut mieux ne pas voir.

Et des filles qui veulent se faire voir

A Paris, les prostituées se maquillent en veuves, pour séduire les soldats Américains. « Sur la ville folle, oublieuse, et malgré tout, mortellement triste, sur ce fard et ces larmes tombait un crépuscule rouge et trouble. Des femmes, des filles des rues, pour raccrocher des Américains, mettaient sur leurs cheveux teints le voile des veuves, des robes sombres et des bas roses. »

Et des odeurs

« L’odeur fade du caoutchouc », des masques à gaz que l’on trimbale avec soi en craignant une attaque ! L’odeur de la mer. La « douce odeur des fleurs » !

Tout se termine sur une plage, ou presque…

Guy et Rose sont mariés. A Wimereux, l’été est radieux… « Guy et Rose brûlaient au soleil leurs corps nus, poudrés de sable. » Les temps changent. Les dames ne se protègent plus du soleil. Les temps changent et pourtant… rien ne change vraiment, avec une nouvelle guerre qui se profile à l’horizon ! Une guerre, qui surprend les vacanciers les pieds dans l’eau. Branle-bas de combat… « Les visages huilés, fardés, bronzés des femmes » se creusent d’angoisse, lorsque la mobilisation est proclamée. Et tout recommence !!!

Tout se termine dans un bain

Un bain de sang. Un bain de fureur. Un bain d’horreur. Un bain apaisant, lorsque les hommes reviennent en permission (« Le bain, le lit, les vêtements tout paraissait si doux, si aimable à son corps. »).

Le bain d’un nouveau-né. Celui de Rose, sur les routes de l’exil. Un accouchement dans une maison surpeuplée… C’est une « jeune femme blonde, fardée », qui laisse sa chambre à Rose… Une certaine Nadine Laurent, l’ex-maîtresse de Guy et de Roland !!!

Les biens de ce monde, en bref

Le monde est très petit chez Irène Némirovsky. Les anciens croyaient que le monde était immuable… Cela faisait des siècles que l’on arrangeait les mariages et tout allait très bien ainsi. Cela faisait des siècles que l’on conservait un teint pâle et cela allait très bien à ces dames. Voilà, maintenant, que l’on choisit sa moitié par amour, que l’on bronze son corps sur la plage ! Quel monde !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et palsticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., Les biens de ce monde, Albin Michel, 2005, 318 pages

2 La chirurgie reconstructrice : naissance d'une discipline au secours des Gueules cassées ! | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr) 

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