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Histoire d’une ascension fulgurante grâce à une simple crème de beauté

> 31 janvier 2021

Histoire d’une ascension fulgurante grâce à une simple crème de beauté

Il est des enquêtes qui ont des odeurs.1 Celle qui mène Jules Maigret à Etretat, auprès de Valentine Besson, veuve de Ferdinand Besson, gros industriel du domaine cosmétique, débute par des notes parfumées, qui ramènent le célèbre inspecteur au temps de son enfance et de son adolescence. Il y a d’abord l’odeur de la mer, perçue alors même que Maigret n’est encore qu’à une vingtaine de kilomètres de la côte. Il y a aussi l’odeur de la célèbre crème Juva, mise au point par Besson, dans le préparatoire de son officine. Cette crème Juva est liée, de manière indissoluble, aux souvenirs d’enfance du petit Jules. « Sa mère se servait de crème Juva les jours où elle se mettait en grande toilette. » Il y a, enfin, l’odeur des pensions de famille caractéristiques des stations balnéaires, des pensions de famille qui sentent une « odeur qu’on ne trouve nulle part ailleurs ». Pour cette odeur-là, il aura fallu attendre l’âge adulte pour la savourer, aux côtés de Mme Maigret. L’enfant, le collégien ne partait jamais en vacances. Les plus riches de la classe revenaient le visage bruni et les poches pleines de coquillage ; le petit Jules, lui, ne faisait que rêver de l’océan atlantique et de ses embruns, les pieds solidement vissés à la terre de son village d’origine, situé dans l’Allier.

Entre Valentine, fille d’un modeste pêcheur, devenue grande bourgeoise, du fait de son mariage avec un riche industriel, et Jules, fils d’un régisseur de château, devenu commissaire-divisionnaire à force de travail acharné, il n’est pas difficile de trouver quelques points communs.

Mais voilà... la charmante vieille dame est menacée. Rose, sa bonne, a été empoisonnée à l’arsenic. Elle a bu le somnifère destiné à sa patronne et est morte subitement, dans la nuit-même de l’anniversaire de Valentine. A cette occasion, la maison est pleine de monde. Arlette, sa fille, Charles (un député, marié et père de 4 enfants) et Théo (un désœuvré, célibataire de son état), ses beaux-fils ont, en effet, pris l’habitude de se réunir à cette occasion, une fois par an.

Valentine Besson, une vieille dame chamallow

Valentine est une « délicieuse vieille dame », au « visage rose et délicat, sous des cheveux d’un blanc immaculé. » En la voyant, on ne peut que penser à une pâtisserie ou à une confiserie. Hommage à son passé de vendeuse en pâtisserie chez les demoiselles Seuret ! Si l’on examine de près son visage, on peut observer de « fines rides » ; on remarque également le « flétrissement du cou » et la « sécheresse des mains », des indicateurs indéniables d’un âge avancé. Pour le reste et d’un peu loin, Valentine donne l’impression d’une jeune actrice, déguisée en vieille dame.

Pour bien comprendre Valentine, il est utile de rappeler son origine et son parcours. Fille de pêcheur, elle a dû commencer à travailler dès 14 ans, comme bonne d’enfant. La rencontre avec Henri Pujolle, son premier mari - le père d’Arlette - un employé de poste, lui a permis de jouer à la dame pendant quelques années. L’ascenseur social a fait passer la jolie jeune fille de la cave au premier étage. La mort d’Henri stoppe pour un temps la progression de la jeune ambitieuse qui se retrouve, par obligation, à vendre des pâtisseries à Etretat. A 30 ans, au milieu des religieuses, des éclairs et des tartes aux pommes, Valentine croise le regard de Ferdinand, un industriel de 55 ans qui a réussi dans le domaine cosmétique. L’ascenseur est prêt à redécoller ! Parti de rien, le petit pharmacien, qui est maintenant à la tête d’un empire, est en quête d’une belle jeune femme, capable d’agrémenter sa vie de belle manière, d’une « jolie femme à parer et à exhiber ». Valentine, quant à elle, se voit parfaitement bien dans la peau de la femme du riche industriel. Le luxe, elle en raffole. « Chambre de grande coquette, toute de satin crème », « salle de bains en marbre rose, où tous les accessoires étaient de vermeil et où l’on descendait dans la vasque par trois marches », bijoux de prix, yacht et belles villas... rien n’est trop beau pour la petite Valentine.

Ferdinand Besson, un pharmacien style « boule de gomme »

Ferdinand est le type-même du pharmacien plein de ressources. Ce « petit pharmacien du Havre », ce « tout petit pharmacien de quartier à la boutique étroite et sombre », a réalisé pendant des années des préparations magistrales à l’intention de ses clients. La pharmacie galénique, Ferdinand la pratique au quotidien entre 4 murs ; du julep gommeux aux pastilles pour la gorge, en passant par les suppositoires ou les cachets au pain azyme, Ferdinand assure ! Et puis, un jour, il a la bonne idée de mettre au point une crème-miracle pour une jeune fille, « qui avait toujours des boutons sur la figure ». Résultat garanti. La figure délivrée de son acné chronique, la jeune fille se fait enseigne pour son libérateur. De bouche à oreille, la préparation-miracle se fait connaître. Un beau-frère pour la mise de fonds. Un brainstorming en famille pour trouver un « nom prestigieux » et la crème « Juva » (elle assure certainement la jeunesse éternelle) est née. Finie la boutique sombre du Havre, finies les préparations réalisées manuellement dans le préparatoire de l’officine... Des laboratoires au Havre, puis à Pantin. Beaucoup de publicité pour assoir la notoriété de cette crème à tout faire. « Vous ne pouvez vous figurez ce que ces produits-là rapportent, une fois lancés. » La crème Juva est une véritable « mine d’or », qui est bientôt associée à d’autres produits cosmétiques tels que des dentifrices, des savons... Le petit Ferdinand fume désormais des cigares et crée des usines (fabrication, emballage), de façon à maîtriser toute la chaîne de production de sa célèbre crème et de ses produits dérivés. 25 ans de succès. Et puis, le déclin inexorable. Allez savoir pourquoi ? Trop d’ambition peut-être ?

Arlette, une jolie fille genre caramel

Arlette est la fille née du premier lit de Valentine. Mal dans sa peau, Arlette, bien que mariée à un dentiste, Julien Sudre, couche avec le premier venu... La nuit du meurtre, elle a passé la nuit avec Hervé Peyrot, un marchand de vins, dans la maison-même de sa mère. Collante au possible, Arlette tente même de séduire Maigret, qui, fidèle à sa femme, décline proprement l’offre. Arlette est du genre à se refaire une beauté en public. Après un dîner avec Maigret, Arlette se remet du rouge à lèvres et se repoudre le visage.

Théo Besson, le dandy qui prend soin de lui

Théo Besson, contrairement à son frère Charles, semble vivre de l’air du temps. Toujours bien habillé, abondamment cosmétiqué (« Il devait passer un long moment chaque matin au salon de coiffure et se faire donner des soins compliqués probablement des massages faciaux, car il avait une peau de vieille coquette »), Théo vit dans le grand monde... puis, tout à coup se met à fréquenter Rose, la petite bonne de sa mère. Drôle d’association !

Rose Trochu, la pin-up qui prend soin d’elle

Rose Trochu est de condition modeste. Depuis qu’elle est bonne chez Mme Besson, elle se pique pourtant de culture générale et passe son temps le nez plongé dans les livres. Rose veut savoir, veut comprendre. Indiscrète, elle fouille dans les placards et tous les recoins et finit par dénicher des bijoux de prix ! Quand elle sort, Rose ne regarde pas à la dépense. Des vêtements excentriques aux couleurs criardes hyper-moulants (Rose possède une forte poitrine), un maquillage « outrancier », « maladroit », Rose ne passe pas inaperçue dans les rues d’Etretat.

Maigret et la vieille dame,en bref

Cette enquête se mène, comme de bien entendu, au Calvados. On y ajoutera aussi du cidre, de la bière et à l’occasion un picon-grenadine. Les verres se succèdent à un rythme effréné. C’est lorsque Maigret commence à y voir flou, que tout s’éclaire. Les personnages ont pris de la densité. Chacun est désormais transparent... aux yeux du célèbre commissaire. La charmante vieille dame, qui met des bigoudis sur ses cheveux, la nuit, comme toute vieille dame qui se respecte, n’est peut-être pas aussi délicieuse que cela ? Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière ses candides yeux bleus ? L’argent est un mobile puissant en matière de crime, un mobile qui pourrait bien avoir fait dérayer celle, qui, pendant des années, a baigné sa peau dans la crème Juva, la célèbre crème au destin fulgurant.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration du jour !

Bibliographie

1 Simenon G. Maigret et la vieille dame, Tout Simenon, volume 4, France Loisirs, 850 pages

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