> 11 décembre 2022
Gabriel Gradère… le nom d’un archange et l’âme d’un ange déchu. Une crapule au visage d’ange !1 Un criminel, sans foi ni loi, qui vient pleurer dans le giron d’un curé dont il a passé son temps à se moquer. Tout est chamboulé dans ce roman de François Mauriac. Les adolescents, à la toilette paresseuse, deviennent des parangons de propreté, par amour. Les prostituées se laissent aller en vieillissant. Sur la coiffeuse, les cosmétiques sont plus ou moins bien alignés. Dans l’air, flotte une curieuse et subtile odeur de gomina, qui flotte, comme des cheveux sur la soupe, dans une maison, emplie de « la fumée des cigarettes médicinales » du patriarche !
La sœur du curé du village de Liogeats (l’abbé Alain Forcas, un jeune prêtre de 26 ans) est une femme de mauvaise vie, qui nuit à son frère. Les gens jasent dans le pays au passage de cette « créature ». Cette « personne aux cheveux teints, aux sourcils épilés » détonne dans le décor.
Raffolant des cosmétiques, Tota collectionne les « précieux objets d’ivoire, les flacons de cristal à bouchons noirs ».
D’une propreté rigoureuse, Tota ne supporte pas qu’on lui emprunte ses affaires de toilette. Même son amant Andrès n’a pas le droit de se servir de sa brosse à cheveux. « Non, ordonna-t-elle. Ne te sers pas de ma brosse. »
Les paroissiennes affolées ne mettent désormais plus les pieds à la cure, préférant se confesser à la paroisse voisine de Lugdunos.
Pour l’abbé, il est préférable que Tota change de gîte !
Gabriel est le fils d’un métayer. Sa mère, une femme a la « peau blanche et fine », est décédée, alors qu’il n’avait que 18 mois. Un bel enfant, qui a eu vite fait de séduire son entourage et passe du temps en compagnie de ses deux cousines, Adila et Mathilde. Puis, un jeune homme dont les études au séminaire sont prises en charge par le châtelain voisin.
A 18 ans, le jeune séminariste change de voie en rencontrant, à Paris, une prostituée, Aline, dont il se met à partager la vie. Devenu proxénète, Gabriel est associé de près aux affaires d’Aline, qui est à la fois tenancière de maisons closes et revendeuse de drogue.
Le débauché, qui revient de temps en temps au pays, en profite pour faire, au passage, un enfant à sa cousine Adila.
Petit à petit, Gabriel se dégoûte d’Aline qui se laisse aller (« Elle ne se lavait plus, personne ne faisait son ménage. »), au point de souhaiter revenir, définitivement, parmi les siens. La rupture ne sera pas simple ; Aline en profitera pour faire chanter son ex-amant !
Gabriel (32 ans pour l’état civil, 20 ans au regard de tous) peut, toutefois, convoler en justes noces avec sa cousine Adila (la quarantaine bien marquée), alors même que Mathilde épouse Symphorien Desbats.
Au décès d’Adila, Gabriel reprend sa vie de garçon et renoue avec ses mauvais penchants.
La cinquantaine le retrouve installé à Liogeats. « Sous le hâle, son visage, malgré les cheveux d’argent, paraissait jeune. » Gabriel n’a pas changé : il reste immuablement jeune !
Et immuablement harcelée par Aline qui, gourmande, réclame, toujours plus d’argent.
De quoi tourner la tête de l’ange noir… qui commet l’irréparable en étranglant Aline et court s’en confesser au curé Forcas. Gabriel, tourmenté et fiévreux, est mis d’office dans le lit… de Tota (enfin le lit vide car Tota est déjà partie !). « Tandis que Gradère se déshabille en hâte, il renifle une odeur, un parfum… Parbleu ! C’était la chambre de la sœur. »
Dans la femme vieillie, la femme au teint mat, mais à la gorge d’une « blancheur de fleur », Gabriel retrouve la « Melle Du Buch » d’autrefois. « Une jeune fille taillée en hirondelle », qui lui plaisait fort, alors ! Mathilde se déplace dans une « odeur d’eucalyptus », empruntée à son mari (il faut dire que celui-ci est asthmatique).
A la mort de sa mère, Andrès, le fils de Gabriel et d’Adila, est élevé par Mathilde et Symphorien. Il est clair alors que Catherine, la fille de la maison, épousera un jour Andrès ; une belle façon d’unir deux plantations de pins.
Cet Andrès est à l’image de son père. Un garçon très séduisant… Bien qu’il ait 22 ans, Mathilde continue à le couver comme un petit garçon.
Un petit garçon, un adolescent qui répugnait à se laver… et qui désormais prend grand soin de lui. Mathilde s’en étonne : « Oui, mais pourquoi depuis 6 mois, lui, qui poussait la négligence jusqu’à la saleté, et à qui sur ce point je faisais la guerre, a-t-il changé tout à coup ? » Il y a anguille sous roche. Il y a une femme là-dessous ! Le jeune homme, qui, jusque-là, ne connaissait rien aux cosmétiques, se plaît désormais à acheter des produits de beauté. Dans sa chambre, Mathilde détecte une « odeur de lotion », des « relents de gomina » !
Cet innocent (c’est encore ainsi que le voit Mathilde !) a une relation avec Tota Revaux, la sœur du curé ! Bel innocent, que voilà, qui voudrait bien épouser Catherine (pour son argent) et fréquenter Tota (pour ses caresses) !
La fille de Mathilde et Symphorien aime profondément Andrès. Elle n’acceptera pas un mariage de raison avec celui qui va chercher ailleurs ce qu’elle est tout à fait capable de lui offrir !
Une femme qui fume, qui boit, qui ne se lave pas, qui se maquille à l’excès. « Sa large face enfarinée était peinte sans être lavée. Dans des stratifications de maquillage luisaient les yeux troubles et pleins d’eau. » « Une ligne de rouge fuchsia marquait la place de cette fente qui était sa bouche. » « Elle demanda une cigarette et tendit sa main courte que les ongles rouges faisaient paraître plus sales. »
Aline, le maître-chanteur qui harcèle Gabriel… Aline, la femme qui ne prend plus de bain depuis longtemps, finira étranglée sous les mains de son ex-amant. En cachant le corps dans une fosse pleine d’eau, Gabriel ironise : « Elle va prendre son dernier bain… »
Du domaine sylvicole, au presbytère de Monsieur le curé, de Paris à Liogeats, François Mauriac nous fait cheminer sur des routes arides. Les paroissiens y sont âpres ; les curés pleins de bonté !
Les femmes de mauvaise vie adorent les cosmétiques et s’en tartinent de fards. Les femmes vertueuses cultivent la blancheur de leur peau. Chaque épiderme dégage une senteur spécifique, qui permet de reconnaître, sans risque de se tromper, chaque protagoniste de cette ténébreuse histoire !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
1 Mauriac F., Les anges noirs, Grasset, 1960, 256 pages
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