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Escapade en Irlande… dans un taxi d’une couleur inhabituelle

> 04 juin 2022

Escapade en Irlande… dans un taxi d’une couleur inhabituelle

Une partie de chasse, une balade au bord de la mer, « sur les plages de Lahinch ou de Kerry, le crissement du sable sous les pas, […], la pluie qui cingle les joues et, glacée, coupe la peau en lanières comme le feraient de longues lames de rasoir »1… voilà ce que nous vous proposons aujourd’hui…

Jerry Kean

« Jerry avait encore la silhouette de son arrière-grand-père, ce beau et grave géant aux épaules carrées. » Il avait fumé l’opium, avec « une petite Iranienne de vingt ans, Ashrami ». « Jerry avait changé physiquement d’une façon invraisemblable : amaigri, la peau tirée sur les os, les yeux, le teint jauni ». Dans la barbe qu’il laisse pousser, doit-on déceler « une évolution vers son « gauchisme forcené » ? Et pourtant, on peut l’appeler encore « Bébé Jerry, même avec sa barbe qui pousse… »

Sa mère est « Une belle femme d’âge mûr, au regard sans expression, à la bouche gourmande » sur sa photo figurant dans l’arbre généalogique. « Rien qui ne fut en ordre dans ce visage, les cheveux, les sourcils, les cils et surtout les lèvres que la retouche, quand on regardait de près, avait légèrement empâtées. »

Sharon, la sœur bien-aimée

Sharon est une « longue fille au visage étiré fendu d’yeux de biche, [aux] belles mains aristocratiques qui semblaient ne savoir manier que le fard. » « Sharon belle et triste, à la poitrine plate au ventre de garçon ombré d’un duvet blond. » « Son corps déroutait par sa beauté, encore qu’elle n’eût pratiquement pas de poitrine, offrant un torse effilé de jeune garçon, avec des bouts de sein d’un rouge mauve très étrange, deux fleurs écrasées sur les pectoraux. » Sa nuque, c’est « un espace de peau très doux, d’une pâleur exquise ». « Juste en dessous, un peu en arrière de l’oreille, se dessinait un espace nu, un lieu sacré ». « Une espèce d’échalas qui, en se mouvant, déplaçait un violent parfum. » « Son parfum la suit comme une traîne de mariée que de petits pages doivent se contenter de respirer avec extase ». Tout fait penser à la statuaire du Moyen-âge, chez Sharon… jusqu’à ses « longs doigts effilés aux ongles nacrés et bombés. »

Elle se désole un peu qu’à vingt-huit ans sa peau change et qu’elle « commence d’avoir des tavelures sur les mains. »… « comme les vieillards… ». « On voyait, en effet, poindre de petites taches roussâtres sur la peau »… Ah ! Les abus de soleil…

« Le froid avivait son fin visage aux teintes de pastel : le bleu noyé de ses yeux, le rose des joues, le rouge vif des lèvres. »

Moïra, l’autre sœur

En fait, il y a deux Moïra, celle « d’avant Hollywood, encore vierge des maquilleurs, à dix-sept ou dix-huit ans », une « brune aux yeux verts, au teint clair, irlandaise à mille pour cent - du moins physiquement, sinon de caractère - avec le joli côté pulpeux et frais des filles de l’Ouest » et puis l’autre « plus grave, avec un visage aux arêtes plus aiguës ».

Taubelman, un type étrange

« Le visage était puissamment laid, comme grêlé par la petite vérole. Le nez bourgeonnait et une oreille n’était plus qu’un chou-fleur. Les yeux noirs et brillants, enfoncés sous les orbites s’ombraient de longs cils presque féminins. Ses cheveux gris, plantés bas sur le front, bouclaient sur la nuque. Le teint basané faisait penser à un Oriental. Cette laideur n’avait rien de repoussant. Bien au contraire. » « Dans cet épais visage pointillé de petites cicatrices, seuls les yeux, avec leurs longs cils orientaux et leur velours noir accentué par les cernes des poches, seuls les yeux vivaient ».

Qu’est-ce qui est vrai… qu’est-ce qui est faux dans tout ce que raconte Taubelman ? Bien malin qui pourrait le dire… Il se décrit, dans un bateau, « dans le salon des premières en pyjama de soie et escarpins vernis, parfumé à la lavande, gominé comme un Valentino, respirant un gardénia – connaissez-vous rien de plus fort et de plus enivrant que l’odeur du gardénia, même pas la tubéreuse ou le jasmin, non il n’y a que le gardénia ». Il peut parler ainsi des heures… « Son visage se creusait de fatigue : cernes sous les yeux, narines pincées. » « La peau grêlée des joues et du front seraient bientôt comme celle de Romy le Jaune », un personnage réel ou bien imaginaire…

Peut-être pas en très bonne santé ? « Une crise de paludisme en Irlande ? » Dans sa chambre, « une violente odeur nauséeuse, une odeur de maladie, d’urine jaune. » « A son chevet, une table pliante portait un assortiment de fioles et de pilules, une carafe d’eau et un verre. » Son visage paraît alors « à la fois terreux et verdâtre. Les lourdes paupières closes se confondaient avec les cernes bistres des orbites. » Une « haleine acide » s’échappe de « sa bouche ouverte, trou noir dans lequel remuait l’éclair rougeâtre d’une langue épaisse ».

Lors de ces crises, « il était vraiment hideux, à la fois jaune et congestionné, ses cheveux gras frisés en bataille […] tel une figure de gargouille. »

Anne, sa fille… une fille étrange aussi…

Au premier abord, il était sans doute difficile de « dire si elle était jolie ou inexistante. » « Son visage qui n’était pas exactement beau - la bouche grande, presque trop sensuelle, le menton assez dur - souffrait de n’être pas plus ouvert ». Elle a pour elle « son visage d’un bel ovale » et « son regard comme un choc, un regard velouté, oriental sous les sourcils arqués. » et puis un « corps mince qui se pliait avec une attirante souplesse ». On pouvait garder d’elle « l’image de cette grande fille, au masque fermé, habillée comme un homme d’un pantalon de coutil, d’un blouson de daim et chaussée de bottes vertes pareilles à celles de son père. Il fallait que son corps fût très beau. Impossible d’imaginer autre chose. En même temps, à cause du regard noir, des paupières légèrement bistrées et peut-être aussi à cause de l’évocation de Taroudant par Taubelman », elle pouvait rappeler « les femmes berbères accroupies dans leurs voiles bleus ». Chez Anne, ce qui frappait, c’était ses cheveux… « Les cheveux d’Anne flottaient dans son dos, belle masse mouvante et brillante, dans le soleil du matin. Oui, cette chevelure était à s’agenouiller ». « Anne assise devant le feu sur un tabouret de piano, offrait sa chevelure à son père armé d’un peigne d’écaille géant et d’une brosse au manche en argent. Il lissait cette magnifique crinière avec une tendresse insoupçonnable chez lui, attentif à ne pas faire mal, tenant ferme dans sa grosse main les mèches dont il démêlait les extrémités qui atteignaient les reins d’Anne. […] Au-dehors, il pleuvait et le vent hurlait, mais au centre de la pièce ronde meublée de façon baroque, une jeune fille offrait au peigne et à la brosse une chevelure d’une beauté irréelle. »

Anne est aussi une excellente cavalière… cela ne l’empêchera pas, un jour, de tomber, « sur la plage de Lahinch », de sa « jument alezane ». Quand ses proches la retrouveront enfin, elle « était étendue sur le dos », « elle offrait au ciel son visage livide […] et les cheveux épars. » « Une odeur confuse émanait d’elle, un rien acide, mélange d’algue et de vent océanique. Ses yeux clos, ses narines pincées sculptaient un masque mortel. »

Pour sa routine beauté, la simplicité ! Chez elle, on était frappé par « une odeur fraîche et légère, l’odeur d’une peau lustrée par un savon. » Dans la salle de bains, « un savon aux amandes ». « L’étagère de verre ne supportait aucun produit de beauté : juste une eau de toilette de la même marque que la savonnette. Un gant de crin et une brosse à long manche parlaient d’une hygiène sévère et d’un corps habitué à s’endurcir. »

Et puis les habitués du pub

Il y a d’abord Willie, le maître des lieux qui « manœuvrait les leviers à pression » comme personne, opération « qu’il refusait même d’enseigner à son neveu, un fort garçon de vingt ans, roux comme seul un Irlandais sait l’être, couvert de taches de rousseur ».

Il y a Sean, Sean Coen, « un ancien de l’I.R.A., l’Irish Republican Army qui occupa en 1922 le Palais de Justice de Dublin. » « Son visage carré grossièrement taillé dans une puissante masse osseuse, et une chair couturée de rides noires s’empourprait, les yeux, d’un bleu aigu, devenaient d’une fixité inquiétante. » Dans certain costume, il apparait « tel un vieux clown abandonné sur la piste. »

Un « vieux ménage d’homosexuels », Billie et Teddy. Billie, avec « l’air d’un petit marquis tombé dans la dèche : |…] chauve avec une demi-couronne de cheveux blancs frisés comme un communiant, un rien de poudre pour dissimuler les gerçures occasionnées à son teint de pêche par le rude climat et le travail dans un atelier mal chauffé. »

Et aussi Joe Mitchell, « avec sa magnifique trogne et le plus formidable nez en patate » de la terre ! Et encore « La nuque rasée et la casquette en cuir bouilli d’Endas O’Callihier. »

Et puis Mme Li, une Chinoise aux petits soins

« Son visage […], rond comme une pleine lune, semblait taillé dans une matière cireuse où de très minimes défauts marquaient l’emplacement des yeux, de la bouche et du nez. Un catogan tirait en arrière ses cheveux d’un noir-bleu avivé par quelques fils blancs à hauteur des tempes. »

A quoi sert Mme Li ? A des tâches capitales : elle « pédicurait, manucurait Sharon » !

Reginald, un peu homme de confiance de Moïra, un peu esclave

Cet homme à-tout-faire est bien utile à Moïra. Il « est là pour […] brosser son dos au moment du bain, peindre ses ongles de pied »… et plein de choses tout aussi essentielles ! Quand il retrousse « ses babines », c’est l’occasion de « découvrir de fortes dents un peu jaunes, tordant la bouche pour mettre en évidence une éruption boutonneuse sur sa joue. »

Même en public, il est capable de sortir « une pince pour épiler un poil rebelle de son sourcil ». Il « avait traîné partout et ses longues mains de pianiste, aux ongles mauves striés de blanc, semblaient […] comme dégoûtées par la basse besogne des dés qu’elles secouaient. »

Et quelques Irlandais rencontrés ici ou là…

Lors de l’accident de cheval d’Anne, l’interne qui va la prendre en charge à l’hôpital est un « jeune homme rougeaud ». De même, sa sœur, « la jeune fille du bureau des admissions » est « rougeaude ». Question de génétique… question de phototype… Une mère, « aux yeux verdâtres » et aux « joues couperosées » aussi, avec son nourrisson qui exhalait « une épouvantable odeur de lait et de diarrhée ». « Ses pieds boursouflés dans des souliers à lacets, ses cheveux filasse assez rares, frisés dans le cou et sur le front. Elle n’avait rien pour elle, elle était même sale et son enfant puait. »

La logeuse, « Mrs Colleen […] les cheveux empapillotés »… « Au petit déjeuner, [elle] n’est pas fardée et [m’]offre nu son frais visage de petite vieille. »

Un médecin philosophe

Seamus Scully se déplace en « taxi mauve » pour aller voir un malade à « des distances invraisemblables ». Pour ce sage, « il n’y a de médecine que préventive. Après, c’est plutôt du curé qu’on a besoin. » Il s’épuise à la tâche le brave homme et son « visage accusait la fatigue de la nuit et le bas de la joue grisonnait de poils durs. »

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour nous proposer aujoud'hui cette course... en taxi mauve !

Bibliographie

1 Déon M. Un taxi mauve. Folio, 1993, 442 pages

 

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