> 06 août 2023
Sixième opus de la saga des Thibault,1 La mort du père n’est pas, comme son titre l’indique assez bien, le tome le plus hilarant de la série. A 32 ans, Antoine devient le chef de la famille Thibault, suite au décès de son père. Celui-ci meurt, après une longue agonie qui met les nerfs des siens à rude épreuve. Jacques est revenu. Gise aussi. Tout le monde se serre une ultime fois au chevet du mourant, avant de repartir chacun de son côté. Les enfants Thibault reviennent au nid juste à temps pour dire adieu à celui qui a occupé une place si importante dans leur vie.
Dans la chambre d’Oscar Thibault, on ne peut pas dire que cela sent la rose. Il y a un feu qui est entretenu en permanence, afin « d’assainir l’air »… C’est du moins ce que Roger Martin du Gard nous dit. On cherche alors à masquer les odeurs de médicaments, « l’aigre vapeur des cataplasmes », « les effluves d’éther, d’iode ou de phénol », « l’odeur mentholée du baume analgésique », de chairs putréfiées (du talc est utilisé pour éviter que les escarres ne collent au drap du lit) par l’odeur du bois qui pétille dans la cheminée.
Le fils prodigue est revenu. Jacques est là, à côté de son père agonisant. Il a quitté son havre de paix en Suisse pour l’ambiance surchauffée d’une chambre de mourant.
Lorsque Jacques quitte son père, le soir, il entraîne dans les plis dans ses vêtements des « effluves d’éther ». « Le parfum résineux de son parquet de sapin blond », qui s’attache encore à ses vêtements et lui rappelle sa cachette de Lausanne, résiste encore un peu aux miasmes qui s’accrochent aux fibres de ses vêtements.
Face à la mort, Oscar frémit. L’heure de l’examen de conscience a sonné. Cet homme, qui s’est toujours considéré comme la bonté incarnée, se pose, pour la première fois, la question de la sincérité de son engagement auprès des jeunes défavorisés. Et la lumière se fait jour… Cet homme que l’on dit bon a, en réalité, « tout sacrifié à la considération des hommes ». En auscultant son âme, au bord du gouffre de la mort, Oscar n’a plus rien à quoi se retenir. Il n’a eu, durant sa vie, que des « sentiments bas, bas, bas » ! C’est les mains vides qu’Oscar risque bien de se présenter à son Dieu et Seigneur ! En se jugeant aussi sévèrement, ne peut-on pas, en réalité, imaginer que le pauvre homme est en train de gagner son salut ?
Au pied du lit mortuaire, Antoine se laisse aller à son chagrin, les narines en éveil. Tout dans la chambre d’Oscar lui rappelle le personnage solennel qu’il a été avant de devenir ce pauvre homme souffrant. « Sous les relents de la veille, fades et pharmaceutiques, sous le parfum tout neuf des cierges, il distinguait l’odeur ancienne de vieux reps bleu, brûlé de poussière, qui venait des grands-parents Thibault : odeur laineuse et sèche, à laquelle cinquante années d’encaustique sur l’acajou des meubles avait mêlé une vague senteur de résine. Il savait quelle fraîcheur de linge propre s’échapperait de l’armoire à glace, si on l’ouvrait, et quelles exhalaisons de bois verni, de vieux journal, avec un tenace arôme de camphre, s’élèveraient des tiroirs de la commode. » La pièce se met alors à distiller pour Antoine les parfums d’une enfance heureuse et paisible.
La mort de M. Thibault sonne, pour M. Chasle, son fidèle secrétaire, la cloche de la liberté. Alors qu’Antoine a dans l’idée de verser des mensualités à l’employé modèle, M. Chasle se contorsionne afin d’obtenir un petit capital… Pas facile de transformer des « mensualités » en un « capital » ! Et pourtant c’est ce dont a besoin M. Chasle pour se lancer dans le domaine de l’entreprise. Son idée, ouvrir un boutique baptisée « Le Comptoir de l’Ingéniosité moderne »… une boutique remplie de toutes sortes d’inventions ingénieuses allant du « talon enregistreur pour compter les pas », à l’œuf « carré », très pratique à ranger « en boîtes, comme des pains de savon ! ».
Pendant la négociation, M. Chasle se cure les ongles avec application, afin d’éviter de regarder Antoine droit dans les yeux. « […] il avait tiré de sa poche un canif et semblait se curer les ongles. » ; « […] le petit vieux, qui se coupait les ongles au canif, venait d’entamer à pleine lame l’ongle du pouce, et, posément, sans se reprendre, comme on taille un bouchon, il détachait d’un geste courbe un copeau de corne crissante. » De quoi irriter Antoine qui crie grâce ! « Oh ! assez, monsieur Chasle ! »
Lorsqu’Antoine croise M. Chasle, il ne peut pas s’empêcher de penser à Rachel, la femme qu’il a passionnément aimée et qu’il a rencontrée grâce à celui-ci. L’évocation du nom de Rachel amène toujours aux narines d’Antoine le souvenir de « l’odeur du collier d’ambre gris » ! Cette odeur pénétrante et grisante qui ramène le sévère Dr Antoine au bon vieux temps de sa passion pour une jeune femme pétillante de vie.
Alors qu’Antoine regrette encore la belle Rachel, le voilà subjugué par la beauté d’une de ses patientes. Anne de Battaincourt est une femme cosmétiquée (« […] Antoine, agressif, surveillait d’un œil intrigué l’énigmatique frisson de cette bouche, qu’allongeait une pointe de fard aigüe comme une égratignure. ») et parfumée. Une femme qui abuse même de parfum, tant ses vêtements en sont « saturés ». Un parfum « persuasif », qui persiste longtemps dans l’atmosphère et qui semble être une invitation à mieux se connaître !
Gise, la nièce de Melle Waize, est revenue au foyer, pour assister M. Thibault dans ses derniers instants. Pourtant, Gise n’est pas elle-même en grande forme ! Antoine, troublé par cette fraîche jeune fille, s’interroge sur la nature de l’odeur qui règne dans sa chambre. « Il distinguait l’odeur des rideaux de cretonne, à laquelle se mêlait ce soir une pointe acide, qui lui parut peu agréable tant qu’il l’attribua à la fièvre, mais il respira joyeusement dès qu’il eut aperçu le citron coupé dans une soucoupe sur la table de nuit. »
Melle Waize ne badine pas avec la désinfection… Un mort dans la maison, ce sont des microbes à foison… Il ne reste plus qu’à tout désinfecter, à l’aide de « fumigateurs », achetés en pharmacie.
Antoine ne sait plus quoi faire pour apaiser son père souffrant. Un bain est pratiqué. Sœur Céline se charge de le préparer bien chaud (à 38°C), ce qui procure au malade un « grand bien-être » ! 10 minutes chrono, pas une minute de plus, telles sont les consignes du Dr Antoine.
De l’oxygène pour traiter les périodes d’asphyxie… Antoine hésite, s’étonnant de tout mettre en œuvre pour maintenir le pauvre homme en vie et ce au prix de souffrances atroces.
Une fois mort, l’écorce dure qui enveloppait Oscar Thibault se met à fondre, révélant un homme comme les autres, pétri de bonnes intentions, mais plein de faiblesses et de contradictions. Sous une « mâle rudesse » se cachait une réelle « bonté » ! Le père est mort. Voilà désormais Antoine qui prend les guides de la maison. Un roman douloureux, qui traite d’une agonie qui n’en finit plus sur fond de fragrances variées. Une jeune fille à la peau citronnée, une femme fatale à la fragrance somptueuse, des odeurs pharmaceutiques, des odeurs de boules à mites camphrées. Dans le tiroir aux souvenirs, Antoine range consciencieusement 30 années de sa vie.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration du jour.
1 Martin du Gard R., La mort du père, Gallimard, 2022, 862 pages
Retour aux regards