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Comme une odeur de tilleul et de furtif baiser !

> 05 août 2023

Comme une odeur de tilleul et de furtif baiser !

La Sorellina,1 5e opus de la saga des Thibault, voit Oscar Thibault, le père d’Antoine et de Jacques, décliner rapidement. Un cancer du rein ronge son organisme ! Et Antoine, malgré toute sa bonne volonté, n’arrive pas endiguer le mal. Un courrier adressé à Jacques permet à Antoine de se mettre sur la piste du frère disparu. Il n’y a pas une minute à perdre si Jacques veut embrasser, une dernière fois, celui qui l'a si mal compris. Dans cet opus qui sent la chambre d’hôpital, une bouffée fraiche de tilleul et de roses fait une entrée furtive !

Une odeur de maladie

Sœur Céline est là, qui veille au chevet du malade. Apportant remèdes et réconfort, allumant le feu de bois qui brûle dans la chambre d’Oscar. Cette flambée n’a guère pour but de réchauffer l’atmosphère ; elle a surtout pour fonction de lutter contre l’odeur de maladie qui envahit tout l’espace. « Elle vint remettre une bûche au feu de bois qu’elle entretenait dans la chambre du malade pour lutter contre cette odeur qu’elle nommait, avec une petite grimace, le « goût d’hôpital » - et s’en alla. »

Côté remèdes, la sœur Céline n’en manque pas. Morphine par voie parentérale. « Cataplasme fumant » sur le ventre… « Ces cataplasmes étaient, depuis deux jours, la marotte de sœur Céline. » ils permettaient de traiter la douleur, mais sont parfaitement inefficaces pour traiter la « paresse » rénale. Il faut donc sonder le malade, malgré ses « répugnances ». Il faut également prendre en charge les « escarres » qui se forment à force de rester allongé toujours dans la même position.

Une odeur de thérapie

Comme Antoine Thibault nous l’a fait comprendre dans le volume précédent, La consultation,2 il lui semble possible d’agir sur la maladie par différents procédés. Et le Dr Antoine est bien décidé à laisser son nom dans l’histoire médicale. Des théories, il en a plusieurs… « L’alternance des remèdes » constitue, à son avis, un excellent moyen de traiter certaines « affections cutanées ». En cas de tumeur rénale, on ne risque rien à essayer cette « alternance » médicamenteuse. Il peut également être utile de jargonner un peu, en utilisant des termes techniques qui font sérieux.

L’importance de l’esprit est capitale aux yeux du jeune médecin. M. Thibault est ainsi soumis à différents médicaments dénommés « Sérum N.17 » ou ampoules « D.92 ». Sœur Céline a bien du mal à se retrouver dans « tous ces sérums qu’Antoine » invente « pour les besoins de la cause ». Et Antoine continue à mystifier - dans un bon but - son malade, en préconisant des injections rapprochées de N.17 et de D.92, afin de pouvoir observer « l’effet du mélange dans le sang ». Bien que le contenu des ampoules N.17 et D.92 soit identique, Antoine noie son patient sous des détails techniques : « Cette piqûre-là va sans doute te sembler plus douloureuse, Père. Le D.92 est moins fluide que les autres. Un moment à passer. Ou je me trompe fort, ou tu vas te sentir très soulagé ce soir ! »

Antoine trompe les sens de son patient. M. Thibault, qui croit dur comme fer qu’on lui administre des produits de viscosité différente, est persuadé de ressentir des effets différents. « Ah ! tu sais, ton sérum ! grommela-t-il dès que ce fut fini. Il est tellement plus épais, celui-ci ! C’est du feu qui entre sous la peau ! Et cette odeur, sens-tu ? L’autre au moins, était inodore. » Ah, qu’il est facile de tromper les sens d’un malade condamné qui se raccroche à toutes les bouées de sauvetage que l’on veut bien lui envoyer…

Antoine tient sa théorie : les forces de l’esprit en matière de prise en charge de la douleur, de la maladie. Son cobaye, M. Thibault, réagit merveilleusement, croyant sans restriction à tout ce que son médecin de fils veut bien lui dire.

« Entre la précédente piqûre et celle-ci, aucune distinction possible, deux ampoules jumelles, la même aiguille, la même main ; mais, soit disant, une autre étiquette… Il suffisait de bien orienter l’esprit vers l’erreur, aussitôt tous les sens faisaient du zèle ! »

Une odeur de pot-au-feu

Jalicourt, académicien et professeur à l’Ecole Normale, a reconnu le style de Jacques dans une nouvelle récemment publiée. Un style nouveau, vif, révolutionnaire qui heurte le classicisme du vieux professeur tout en lui faisant entrevoir le potentiel d’une telle plume.

Chez Jalicourt, le vestibule sent « le pot-au-feu » ; ses cheveux, parfaitement blancs, sont « comme poudrés » !

Et des nouvelles de Jacques

Alors qu’il a disparu depuis 3 ans, Jacques finit par être retrouvé en Suisse, grâce à un courrier qui lui est adressé et qui arrive à l’adresse paternelle. De fil en aiguille, patiemment, Antoine remonte la piste. A partir d’un ouvrage publié sous pseudonyme (la nouvelle est intitulée « La Sorellina » et est attribuée à un certain « Jack Baulthy »), Antoine enquête, pour enfin retrouver la pension de famille, la Pension J.-H Cammerzinn, où Jacques a trouvé refuge.

Jacques a 3 ans de plus et beaucoup de taches de rousseur en moins. Il est « rasé » de près ; son « teint », toujours bien blanc, n’est plus semé que de « quelques taches de son aux pommettes ». Ses cheveux, « plus châtains que roux », sont toujours aussi indisciplinés.

Jacques a fui l’Ecole Normale, ses cours, la « promiscuité » avec les autres élèves… Il a suivi le conseil de Jalicourt qui l’a encouragé à prendre sa vie à pleines mains, à plonger dans la « fosse commune », afin de faire peau neuve et de se décrasser. Se tremper dans la vie ordinaire, afin de faire mourir les fantômes du passé.

Et une odeur de confidences

Pour faire revenir Jacques sous le toit paternel (M. Thibault se meurt ; il y a donc urgence), Antoine possède une anecdote de poids. Les confidences du coiffeur de M. Thibault ne laissent aucun doute, concernant l’amour paternel de celui qui s’est toujours savamment caché sous une épaisse écorce rugueuse. Chez le coiffeur (« ce coiffeur auquel Jacques et lui (lui, c’est Antoine) avaient toujours refusé leur clientèle, parce que, depuis 20 ans, ledit Faubois taillait chaque samedi la barbe de leur père. »), Antoine, « la serviette au cou », découvre, « une figure paternelle » toute neuve. M. Thibault a toujours été fier de ses enfants et s’est confié pendant des années, évoquant leurs réussites scolaires et les petites anecdotes dont un père aime faire étalage.

Et une bonne douche avant les retrouvailles

Dans le train qui le mène à Lausanne, Antoine est un peu inquiet et se demande comment il va être accueilli. A la gare, il est attiré par une pancarte annonçant : « Lavabos. Bains. Douches. » « Un bain chaud pour se détendre, une douche froide pour se ressaisir ? Se raser, changer de linge ? C’était la dernière chance de résurrection. L’idée était bonne ; il sortit de ces ablutions comme d’une source miraculeuse : remis à neuf. »

Et une nouvelle parfumée

« La Sorellina » est une histoire d’amour à trois. Un jeune homme, Giuseppe et deux jeunes filles, Sybil et Annetta. Des cheveux odorants, des parfums floraux, des tilleuls qui embaument. Et des pétales de roses semés à l’endroit où l’on échange le premier baiser.

Cette histoire ressemble beaucoup à celle de Jacques et à son attraction pour deux jeunes filles, Jenny d’une part et Gisèle de l’autre (un « bref baiser sous les tilleuls » avec Gise se transforme par le biais de la littérature en effusions beaucoup moins fraternelles).

Et une gargote qui affiche sa naturalité

A Lausanne, Jacques et Antoine se restaurent à « Gastronomica », un restaurant qui présente sa cuisine comme une cuisine-maison. Sur les murs, est affiché : « A Grastronomica, cuisine n’est pas chimie ! »

La Sorellina, en bref

Jacques-Jean-Paul-Oscar Thibault, né à Paris en 1890, est… retrouvé dans une petite chambre de bonne à Lausanne. Il a, avant cela, bourlingué en Europe et en Afrique. En Tunisie, il a contracté le paludisme et souffre depuis de sérieux maux de tête. Ramené par Antoine sur le chemin de la maison (de la raison ?), Jacques s’apprête à ouvrir un nouveau chapitre de sa vie d’écrivain.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Martin du Gard R., La Sorellina in « Les Thibault » tome I, Gallimard, 875 pages, 2022

2 Martin du Gard R., La consultation in « Les Thibault » tome I, Gallimard, 875 pages, 2022

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