Nos regards
Des cosmétiques peu éthiques, c’est Boris Vian qui nous en concocte, avec l’aide d'une souris et d'un pharmacien !

> 09 juin 2024

Des cosmétiques peu éthiques, c’est Boris Vian qui nous en concocte, avec l’aide d'une souris et d'un pharmacien !

Ouh… Quel casse-tête la lecture de ce roman, où tous les mots semblent avoir été placés dans un shaker, avant de nous être servis sous forme de phrases pour le moins saugrenues.1 Le cocktail obtenu tire les cheveux, donne mal à la tête. Au début, on sourit. Puis, au fur et à mesure, on a les yeux qui se mettent à bersiller (cherchez pas, c’est du patois qui veut dire cligner) et on n’a plus qu’une hâte… en finir… vite. Colin est amoureux de Chloé ; Chloé n’en n’a plus pour longtemps à vivre car elle souffre d’une pathologie pulmonaire incurable. Voilà, vous avez les deux bouts de l’histoire. Entre les deux, Boris Vian n’arrête pas de nous titiller, avec des expressions franchement surréalistes. Aucun objet n’est désigné sous son vrai nom… Faut vraiment s’accrocher ! Un pas de travers et Boris Vian s’appelait Frédéric Dard. On y va dare-dare. On plonge dans ce roman qui n’éclabousse personne et qui regorge de cosmétiques plus étranges les uns que les autres.

Un incipit cosmétique, ça commence à merveille

« Colin terminait sa toilette »… Oh, que voilà un roman qui chante bien à notre oreille. Il y a du cosmétique dans l’air. Effectivement, Colin, un jeune homme de 22 ans, héros de notre histoire, à peine sorti du bain, s’enveloppe dans une grande serviette moelleuse et vaporise, sur ses cheveux clairs, une « huile fluide et odorante ». Colin aime visiblement la brillantine. Il ne prononce pas son nom… mais, nous, on l’a bien reconnue.

Une fois sorti de la baignoire, Colin s’empresse de jeter du gros sel sur son tapis de bain, afin de faire dégorger l’eau qu’il contient. Le savon suit l’eau, ce qui génère, dans la salle de bains, une belle atmosphère bulleuse. Poétique !

Où tout dérape, c’est lorsque Boris Vian nous indique qu’avec son peigne en ambre il trace, dans sa chevelure, des sillons, comme ceux « que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots ».

Où cela vient dangereux, c’est lorsque Boris Vian se met à utiliser un coupe-ongles pour « tailler en biseau les coins » des « paupières » de Colin.

Un héros à peau grasse, avec des comédons qui se font la malle

Colin possède une peau grasse, avec des comédons, qu’il scrute avec une loupe grossissante. Ces comédons sont, toutefois, plutôt sympathiques, car dès qu’ils s’aperçoivent dans la glace grossissante, ils se font horreur et courent se cacher au plus profond de l’épiderme ! Pas banal !

Un héros alcoolo-mélomane

Colin a inventé le pianocktail, un drôle d’orgue à cocktails, qui prépare des breuvages différents, selon la mélodie qui sort des touches. Sur l’air de « Blues of vagabond » de Duke Ellington, on produit, ainsi, un breuvage qui a franchement le « goût du blues » !

Un héros qui aime les parfums

Colin va épouser une femme aux cheveux odorants. Il se plaira, chaque nuit, à échanger son oreiller avec celui de son épouse, afin de sentir son parfum, le plus longtemps possible.

Une souris verte qui courait dans l’herbe !

Une souris vit chez Colin. Elle est aussi bizarre que son maître. Son meilleur repas, elle se le prépare elle-même, en « se taillant un morceau de savon en forme de sucette ». Une fois que Colin sera marié avec Chloé, la souris en question deviendra amie de l’épouse. Elle lui confectionnera, au début de sa maladie, une décoction à base d’herbes, en broyant des graines avec ses petites dents acérées. Quel bijou, cette petite souris !

Un cuisinier qui est bien plus qu’un simple cuisinier !

Nicolas est un drôle de cuisinier de 29 ans, qui concocte du pâté d’anguille. Pas n’importe laquelle des anguilles. Juste celle qui vient lui dire bonjour, chaque matin, en passant la tête dans la bonde du lavabo. Une anguille, qui appréciait beaucoup le goût de la pâte dentifrice de Nicolas (une « pâte américaine à l’ananas ») et lui vidait un tube par jour, « en appuyant dessus avec ses dents. » De quoi voir rouge, au fil du temps. De quoi sortir un rasoir, pour trucider la pauvre bête, après l’avoir régalé d’un dernier festin à l’ananas !

Nicolas prépare également de drôles de toniques anti-âge, à utiliser par voie orale. La recette en est simple : « Il y avait du vin blanc, une cuillérée de vinaigre, cinq jaunes d’œufs, deux huîtres, et cent grammes de viande hachée avec de la crème fraîche et une pincée d’hyposulfite de soude. » Tout ce qu’il faut pour remettre d’aplomb Nicolas et lui faire tomber les cernes des yeux. Un effet anti-cernes immédiat ! Un peu gloubi-boulguesque tout de même, à la confiture d’abricots prêt !

Nicolas, c’est le cuisinier et l’ami fidèle. L’ami des bons jours, comme des mauvais. Celui qui se rase de près, quand tout va bien pour Colin et qui se laisse aller, en communion de pensées, quand tout bascule pour son pote. Un ami qui se laisse alors aller, refusant de se raser. Un ami, quoi !

Un ami fan de Jean-Sol Partre

Chick a le même âge que Colin. Il est entretenu par Colin, qui vit de ses rentes. Chick est fou de littérature. C’est un admirateur inconditionnel de Jean-Sol Partre. Un collectionneur compulsif aussi, qui achète tout ce qui a trait à ce grand auteur. Sa passion le perdra !

Une belle paire d’amis

Les frères Desmaret sont jumeaux et homosexuels. A ce titre, ils sont souvent invités à des mariages. L’aîné se nomme Coriolan et s’épile « les sourcils au moyen d’une pince à forcipressure » et use d’un mascara jaune, pour orner ses cils. Le cadet, Pégase, quant à lui, utilise un mascara vert. C’est avec une pâte d’amandes que Pégase assouplit la peau de ses reins.

Tous deux ont un teint très pâle.

Une amie qui sent le sapin ?

Alise est une jeune fille charmante de 18 ans, qui possède des cheveux blonds, délicieusement parfumés. De ceux-ci s’échappent une odeur d’orchidée « bleue et rose ». Une odeur, qui n’a rien d’artificielle, puisqu’Alise avoue ne pas avoir de parfum particulier. Son odeur émane donc directement de sa kératine pilaire ou épidermique. Une kératine merveilleuse, qui sent « la forêt, avec un ruisseau et des petits lapins », selon Colin. Sentir le lapin, un compliment ?

Alise va rapidement devenir la compagne de Chick ; elle souffrira, puisque Chick n’aime qu’une personne, son héros, le philosophe Jean-Sol Partre.

Tout l’argent du ménage file dans des achats de livres, jusqu’à ce qu’Alise passe à l’acte en tuant Partre de ses propres mains !

Une deuxième amie qui sent la poudre de riz

Isis Pontozanne est une jeune fille de 18 ans, aux cheveux châtains. Comme Alise, Isis « sentait bon » ! Comme ses amies, elle use de poudre de riz, son poudrier toujours à portée de mains, dans son sac.

Une troisième amie qui sent l’orchidée et bien plus encore

Chloé est plus qu’une amie. Une fiancée pour Colin, puis une épouse. Une jeune fille brune, aux cheveux « frisés et brillants », aux yeux bleus, qui « se parfume à l’essence d’orchidée bidistillée ». Une jeune fille, aux lèvres rouges et au teint « de fruit ». Une jeune épouse, qui séduit son mari avec une « peau ambrée et savoureuse comme de la pâte d’amandes ».

Le parfum capillaire de Chloé n’est pas toujours le même. Ainsi, quelque temps après son mariage, on nous indique que l’orchidée a été remplacée par une odeur de « jasmin et d’œillet » ! Ses cheveux mousseux libèrent les notes parfumées, qui exercent un puissant effet sur Colin. « Colin, les yeux mi-clos, se guidait sur ce parfum, et ses lèvres frémissaient doucement à chaque inhalation. »

Chloé ressemble à s’y m’éprendre à « un flacon de parfum » ; elle doit certainement en posséder les formes caractéristiques en plus du caractère olfactif.

Une drôle de pharmacie tout automatisée !

Le pharmacien de Boris Vian exécute, comme il se doit, les ordonnances avec une « petite guillotine de bureau » ! Une fois cette tâche effectuée, le pharmacien s’affaire dans son préparatoire, mettant au point, avec dextérité, « des topiques souverains », à base de toutes sortes de choses dégoûtantes, comme des « têtards enflés » et des « pilules ». Un système automatisé lui permet de produire ces pilules à grande échelle. « Les pilules, sortant d’une tubulure de verre bleu, étaient recueillis dans des mains de cire qui les mettaient en cornets à papier. » Pour les pilules rondes, le pharmacien apprenti-sorcier a modifié génétiquement un lapin, afin de lui faire produire des boulettes, parfaitement rondes et bien calibrées. Les pilules, ainsi produites, sont d’une « sale couleur » et « sentent mauvais » !

Et des mots inventés à la pelle

Colin n’use pas d’un vocabulaire commun. Lorsqu’il part faire sa toilette, il annonce : « Je vais d’abord m’abluter, et me raser, et me vérifier ».

Et de la domotique

La maison de Colin dispose de tous les équipements les plus modernes. La vaisselle sale gagne ainsi toute seule l’évier, grâce à « un gros tube pneumatique » !

Et un drôle d’hôpital

Chez Boris Vian, les hôpitaux ne sont guère hygiéniques. L’air ambiant y est saturé d’odeurs d’anesthésiques. Dans les caniveaux du quartier où se trouve l’hôpital coule un liquide composé d’un mélange d’éthanol et d’éther ; des cotons, souillés « d’humeurs et de sanies », peu ragoutants, y flottent à plaisir.

Et un drôle de professeur

Le professeur Mangemanche est réputé ; pourtant il ne pourra rien pour Chloé. Cet homme, qui a pourtant mis au point des « cures miraculeuses », est impuissant pour traiter le mal dont souffre la jeune femme.

Comme de bien entendu, le professeur est des plus étranges. Il « parfume », par exemple, « sa barbiche avec une brosse à dents, trempée dans l’extrait d’opoponax », en pleine consultation ! Puis, après ce geste étrange et ne sachant que faire de cette brosse intempestive il la fourre dans les mains de Colin ébahi !

Le seul conseil que le professeur donnera sera de vivre entouré de fleurs, des compositions florales complexes ayant pour but d’endormir le nénuphar qui vit aux dépens de Chloé dans son poumon. 

Et un phénomène de vieillissement accéléré

Au fur et à mesure de la maladie de Chloé tout se met à rapetisser dans la maison. Le plancher se rapproche du plafond. La lumière devient plus sourde. Les habitants vieillissent de 10 ans en seulement 8 jours.

L’écume des jours, en bref

Absurde, déroutant, étonnant, fascinant, épuisant… cet ouvrage ne peut laisser personne de marbre. L’histoire d’un homme qui se ruine pour que l’amour de sa vie puisse bénéficier des meilleurs soins. Un ouvrage truffé de jeux de mots, d’incongruités et de cosmétiques ! Finalement pas si mal. Un roman qui marque de toute façon !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Vian B., L’écume des jours, J-J Pauvert, Paris, 1979, 186 pages

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