> 02 juillet 2023
Claudine s’en va de Colette et soi-disant de Willy, une ode à la liberté au féminin.1 Le journal d’une jeune épouse qui, au décours d’un voyage de son tendre époux, se rend compte à quel point celui-ci l’a mise en laisse. Quatre ans de servage et tout à coup… un déclic.
Un toutou qui se rebiffe… Mariée à 20 ans avec le compagnon de ses étés d’enfant, Annie ne sait faire qu’une chose : « obéir » !
Un bel oiseau, qui souhaite quitter la « cage » dorée où elle est enfermée depuis maintenant de trop longues années !
Colette nous offre un récit époustouflant, une galerie de portraits d’individus qui usent et abusent de la vie et de ses cosmétiques. Une ode à la poudre de riz, au parfum de rose et d’œillet, à la pratique du DIY !
Le mari d’Annie est un bel homme, dont les cheveux sont roux. Le teint pâle, « plus blanc qu’un œuf » ! Un teint « si blanc », qu’il éblouit son entourage. Et des yeux bleus, qui semblent fonctionner comme des aimants. Annie a connu Alain tout enfant, celui-ci venant passer ses vacances à la campagne, dans le village où résidait la petite fille de 12 ans. Durant tout l’été Alain (16 ans) se dorait au soleil de sa petite voisine. Les deux inséparables passaient leur journée au soleil, à se gorger des sons de la campagne environnante.
Annie est aussi brune qu’Alain est pâle. Lorsqu’elle pose la main sur le poignet de son mari, la différence de carnation lui saute aux yeux. Elle est bien bronzée, trop bronzée à son goût, cette « petite fille kabyle », qui aimerait tant se fondre dans la masse des belles femmes à teint marmoréen. Un hâle qui fait monter aux lèvres d’Alain le sobriquet de « petite esclave ».
Annie possède des cils immenses, des cils que sa belle-sœur Marthe aime à comparer à des cheveux (« Marthe dit en riant que j’ai des cheveux au bout des yeux. »).
Annie possède une peau parfumée ; celle-ci sent la « rose » et « l’œillet blanc ». « Annie à l’odeur de rose », « la mélique penchée »… voici les noms donnés par Claudine à celle qui ne lui est pas franchement indifférente.
Et oui, car malgré l’interdiction de fréquenter la sulfureuse Claudine qui lui est faite, Annie va, par l’entremise de sa belle-sœur Marthe, franchir les portes de la cité interdite et poser le pied en terrain inconnu et… miné. La pure jeune fille est catapultée en un rien de temps dans un univers impitoyabl,e où les tromperies sont monnaie courante.
Marthe, la sœur d’Alain, est une petite femme potelée, qui possède des « cheveux roux doré (les cheveux d’Alain) » et des « yeux gris » perçants, ombrés de sourcils roux, « crayonnés de châtain ». Une « petite pétroleuse », prête à tout incendier sur son passage, avec un minois fardé comme au XVIIIe siècle. Des cosmétiques en excès pour éclaircir le teint, ensanglanter les lèvres… « De la poudre de riz, du rouge aux lèvres, des robes bruissantes en soies peintes à guirlandes, le corsage à pointe et les talons très hauts […]. »). Une pluie de poudre qui s’abat sans distinction sur la chevelure et la peau de Marthe, la transformant en une belle marquise des temps anciens. Une pluie de « cendre », censée éteindre le feu qui couve dans son incandescente chevelure !
Marthe, c’est Alain au féminin, un Alain poudré et cosmétiqué !
Pomponnée de grand matin, Marthe renaît, lorsqu’elle prend les eaux d’Arriège. « Fraîche, maquillée et rose », elle semble avoir oublié son poudrier à Paris. Semble… seulement, car, lorsque le soir arrive, elle sort sa houppette et sa poudre de riz, et applique largement celle-ci sur « ses joues allumées » par le grand air et la passion. La chaleur redoutable est contrée par de la poudre de riz à satiété. Marthe « s’enfarine les joues pour lutter contre la chaleur ».
Marthe sort également son vaporisateur de parfum, afin d’embaumer sa « chevelure d’un rouge-rose ». Ses « beaux cheveux, vivants et indociles » s’en trouvent rapidement saturés. Annie supplie : « Assez, Marthe, assez, tu sens trop bon. » Mais l’entêtée Marthe s’obstine… Elle continue à asperger sa chevelure de parfum, pour la simple et bonne raison qu’elle n’a qu’une peur dans la vie : sentir « la rousse » !
Marthe dégaine sa pommade-raisin (autrement dit son rouge à lèvres) à tout instant, léchant avec soin l’excès de produit. Face à la glace, elle élimine tout le superflu d’un rapide coup de langue.
Léon, le mari de Marthe, est un être parfaitement falot, qui vit dans l’ombre de sa turbulente épouse. Un écrivain, qui rédige son lot de pages chaque jour, non pour le plaisir des mots, mais plus prosaïquement pour faire bouillir la marmite. Un forçat du bureau, un esclave de la littérature. Un homme qui vit dans l’ombre d’une tornade rousse.
Falot peut-être, mais amoureux fou surtout… Aussi l’annonce d’une tromperie (Marthe aurait des privautés pour le critique littéraire Maugis) enclenche un processus de suicide. Le flacon de laudanum ne suffira pas. Léon en sera quitte pour une « indigestion monstre ».
Valentine Chessenet n’est autre que l’ex-maîtresse d’Alain. Tout le monde le sait et cela se murmure dans le dos d’Annie. Personne ne le lui avoue pour autant. Une drôle de femme, qui arbore une drôle de teinte saumonée ! « Une créature qu’on a plongée, dirait-on, dans un bain décolorant. Les cheveux, la peau, les cils, tout du même blond rosâtre. Elle se maquille en rose, se poisse les cils au mascaro (sic) (c’est Marthe qui me l’a dit) sans arriver à tonifier sa fadasse anémie. »
Claudine, l’amie de Marthe, est jugée dangereuse par Alain, qui ne souhaite pas voir sa femme fréquenter cette dangereuse amazone, dont le goût pour les femmes n’est un secret pour personne. Une femme moderne, qui arbore des « cheveux courts » et déconcerte par son franc-parler. Une femme au « teint mat », au « brun visage égyptien », à l’air « sauvage et doux » !
Claudine ressemble comme deux gouttes d’eau à Melle Polaire, une actrice dont « la taille anormale » pourrait tenir à l’aise dans un « faux col » ! « Quarante-deux de taille » annonce Claudine, qui considère que cette valeur honorable pour un pied est ridicule pour une taille !
Claudine et Renaud semblent parfois ne former qu’un seul et même être. Annie est un peu jalouse de leur relation fusionnelle. En constatant que Claudine est capable de reconnaître son tendre époux en apercevant uniquement « une pointe de moustache », Annie s’émerveille de ce « petit animal aimant et fougueux », capable de détecter le parfum de l’être aimé à des kilomètres à la ronde (« elle le flaire à travers tant de parfums, tant de chaleurs, tant d’haleines […] »). Un amour animal !
Ce drôle de coco suit la petite troupe composée de Marthe, Léon, Claudine et Renaud… Ce critique littéraire est nécessairement l’ami de Marthe qui cultive son amitié (et sans doute plus…) pour des raisons bien évidentes. Léon a besoin d’être encensé par la critique pour pouvoir vivre de son métier d’écrivain.
Sa moustache blonde semble s’être « oxydée », à force d’avoir été trempée dans toutes sortes « d’alcools cosmopolites » ! Maugis avoue, lui-même, doucher ses insomnies au whisky. Un homme troublant, sulfureux, dont la toxicité n’est même pas voilée.
Une « beauté voyante et pâmée », la « Déesse aux yeux pers », Calliope ne laisse personne indifférent, comme en témoignent les noms qui lui sont attribués. Cette Cypriote lourdement parfumée, qui s’exprime dans un curieux mélange de français, de grec, d’italien et d’anglais, propose, à qui veut bien l’écouter, des recettes de cosmétiques–maison, pour conserver une belle peau. Faisant fi des eaux d’Arriège, la belle, qui considère que le soufre est « movais pour la peau », préfère s’enduire d’une « recette spéciale, turque ».
« Vous prenez… vieux boutons de gloves, en nacre, vous mettez dans un avgothiki coquetier…, et vous pressez citron tout entier dessus. Le lendemain… elle est en pâte… » Cette préparation, à base de « boutons et de citron », est alors étalée sur la figure afin d’obtenir un teint blanc parfait.
Si vous avez besoin d’une recette pour détacher les vêtements, Calliope se fera également un plaisir de vous indiquer une recette-maison adaptée.
Si vous avez envie enfin de connaître les mythes et superstitions cypriotes en matière de beauté, vous avez frappé à la bonne porte. Calliope vous indiquera, ainsi, que les vieilles femmes de son pays crachent sur les petites filles « en disant Phtu Phtu », afin de les « conserver belles ». Les mères, le jour du baptême de leur fille, mettent, quant à elles, un « repas sur table, la nuit », pour rassasier « les mires » et déjouer leurs sortilèges. Calliope vous encouragera également à faire une manucure le lundi, pour conserver « la santé » et le mardi pour faire « fortune ». On peut, si on veut, faire une main le lundi et l’autre main le mardi, pour jouer sur les deux tableaux.
Toute la petite société qui gravite autour de Marthe se déplace, en bande, de Paris à Arriège, afin de retrouver force et vitalité, après les excès mondains de l’année. Là, la « senteur sulfureuse », qui flotte dans les airs, se marie étrangement avec une « odeur de fleurs d’orangers » !
Marthe y subit des douches-massages des plus énergiques. Dans une cabine en « sapin brut », nue comme un ver, elle se fait flageller par de l’eau à « grand jet » brutal, prodigué par une grande femme à l’allure masculine. « Deux gros tubes de caoutchouc » envoient de l’eau glacée sur le corps de la pauvre femme qui pousse des « cris perçants ». Après le froid… le chaud avec un jet brûlant ! Et puis, de grandes claques généreuses, pour faire circuler le sang ! Une torture qui dure 5 minutes et qui, dit-on, fait un bien fou !
Claudine, qui se garde bien de se faire fouetter l’épiderme, lit, en revanche, avec délectation la brochure de l’établissement thermal qui jouxte son hôtel. « En tant que salines et sulfureuses, les eaux d’Arriège sont indiquées dans les maladies chroniques de la peau… » Et Claudine pose, en riant, des diagnostics pour chacun de ses amis. Marthe souffre, selon elle, « d’acné et d’eczéma », Renaud de « furonculose », Annie « d’érysipèle à poussée intermittente », Léon « d’anémie scrofuleuse », Maugis « d’herpès récidivant des parties génitales »… Le Dr Claudine se paye une bonne tranche de rire, en indiquant à chacun la pathologie cutanée supposée qui correspond le mieux à son tempérament !
Annie souffre de migraine. Une migraine copieuse, qui la cloue au lit et la prive de divertissement. Pour traiter cette migraine récalcitrante, Léonie (sa bonne) dispose d’un remède infaillible, de l’éther, à la « divine » et « puissante » odeur. Un « divin flacon », qui est sorti à chaque migraine et emmène Annie en des contrées inexplorées. Le « petit génie de l’éther » ramène Annie au bon temps de l’enfance, sur l’escarpolette de ses souvenirs.
A Arriège, les petites filles aiment à souffler des bulles de savon, pour le plaisir des vieux messieurs arthritiques.
Que de réconfort auprès de Toby-noir, un petit chien odorant et réconfortant qui offre à Annie sa présence paisible et affectueuse.
Lorsque Calliope demande à Annie de lui rédiger une lettre d’amour à destination de l’un de ses admirateurs rien ne convient à la Cypriote exigeante, qui chipote sur chaque formule et pousse des lamentations à briser le cœur. Pourtant Annie ne lésine pas… avec des expressions comme « Que ma vie est sans parfum… »
Et puis, voilà la troupe qui décide d’aller jouer les mélomanes à Bayreuth. Et la pauvre Annie se morfond, en constatant que son bagage s’est égaré à la gare. La voilà toute dépitée, sans un « peigne », sans une « éponge », pour pouvoir se laver et se débarrasser de l’odeur du « charbon allemand qui sent le soufre et l’iodoforme ».
Et puis, heureusement, les bagages sont retrouvés… et une bonne pulvérisation « d’œillet blanc », pour chasser une odeur de chou qui stagne dans la chambre est alors rendue possible. (« Je finis par vaporiser tout un flacon d’œillet blanc dans mon lit, et je me dispersai dans un sommeil illustré de rêves voluptueux et ridicules […] »). Pour se rassurer, Annie pulvérise son parfum dans la chambre inconnue… tiens… tiens… ce ne serait pas un peu du Proust ?
On connaît la fascination d’Amélie Nothomb pour le mot « pneu ». Colette, dans ce texte éblouissant de trouvailles linguistiques, met, sous la plume d’un Maugis remonté comme un coucou suisse, l’expression « pneu ou prou » !
C’est plutôt Annie qui s’en va dans l’histoire. Alors qu’Alain est parti en voyage et a confié son épouse à sa sœur Marthe, le bel oiseau, emprisonné dans sa cage, a pris son envol. Alain ne retrouvera pas son épouse, à la porte du garage, lorsqu’il reviendra de voyage ! C’est certain. Annie a goûté au fruit défendu de la liberté. Elle n’est pas prête à faire machine arrière !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
1 Colette et Willy, Claudine s’en va, Le livre de Poche, Albin Michel, 2022, 191 pages
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