Nos regards
Cosmétiques de l’ennemie du clan Frontenac, c’est François Mauriac qui s’y colle !

> 17 décembre 2022

Cosmétiques de l’ennemie du clan Frontenac, c’est François Mauriac qui s’y colle !

Le mystère Frontenac… ce lien mystérieux qui unit tous les membres d’une famille et les fait œuvrer de concert pour le bien commun !1 Voilà ce que tout le monde n’est pas à même de comprendre. Si l’on veut en savoir plus sur ce lien unique qui relie les générations, il ne faut pas hésiter à aller traîner ses guêtres du côté de chez François Mauriac. Une mère aimante, un oncle dévoué, une fratrie qui fait bloc devant l’adversité. L’ennemie : la femme superficielle, celle qui se rit du poète au cœur tendre (et qui le regrettera sûrement un jour à l’heure de la célébrité), celle qui se badigeonne la face de cosmétique et applique sur ses lèvres un bâton sanglant !

Blanche Frontenac, une femme de devoir qui ignore tout des cosmétiques

Blanche Frontenac (née Arnaud-Miqueu), la veuve de Michel Frontenac, est une mère toute dévouée à ses 5 enfants (Yves, José, Jean-Louis, Danièle et Marie). Une « figure bilieuse, ravinée, où des restes de beauté résistaient encore à l’amaigrissement et aux rides. » Ses cheveux gris sont coiffés sobrement sous la forme de deux bandeaux bien lisses.

Blanche Frontenac vit à Bordeaux et possède une propriété dans les landes (Bourideys, la maison de feu l’oncle Péloueyre). La maison de « bois merrains », dont elle a hérité de son époux, est gérée par son beau-frère Xavier et par un associé, un certain Arthur Dussol.

Cette femme de devoir vit dans la peur de développer un cancer du sein qui laisserait ses petits orphelins. Elle ingurgite, pour s’en prémunir, toutes sortes de potions. Une mère aimante qui ignore tout des cosmétiques.

Xavier Frontenac, homme de devoir qui ignore, lui aussi, tout des cosmétiques

A la mort de son frère Xavier, le frère de Michel, s’est assigné la charge de veiller sur ses neveux. Préserver, augmenter la fortune de ses neveux est devenu son sacerdoce.

A Angoulême, Xavier entretient, pourtant, tout de même, dans le plus grand secret, et on ne peut plus chichement, une maîtresse. C’est sa honte cachée ! Cette femme de basse condition, prénommée Joséfa, il l’a rencontrée, « déjà défraîchie », alors qu’il n’était encore qu’un étudiant en doctorat de droit.

José, jeune homme gominé par amour pour une demoiselle

José se tient mal à table. Il court toujours dans la nature et n’arrive pas à retenir ses leçons. Il ne se lave, bien évidemment, pas les mains avant de se glisser à table. José fait le tourment de sa mère !

Pourtant, il suffit qu’un jupon apparaisse à l’horizon pour que José se fasse coquet. Aussi, lors d’un repas à Bourideys, Yves est-il surpris de constater les efforts cosmétiques consentis par son frère. Pour séduire la petite Dubuch, José a mis le paquet. « Yves qui avait toujours vu son frère mal peigné, mal tenu, « l’enfant des bois », comme il l’appelait, remarqua pour la première fois sa chevelure cosmétiquée, ses joues brunes échauffées par le rasoir, ses dents éclatantes. »

Cet amour des femmes entraînera par la suite José sur la mauvaise pente, celle des dettes. Pour une petite danseuse, il fera des siennes et passera devant un conseil de famille. Il a grandi : « La peau de la face était sombre et boucanée, rasée jusqu’aux pommettes. »

Yves, poète amoureux d’une jeune femme peinturlurée

Yves est le poète de la famille. Le petit Yves possède un don. Dans ses carnets, il écrit des poèmes qui fascinent son aîné, Jean-Louis ! Ce petit garçon, qui se trouve laid et passe peu de temps à sa toilette (« Il ne se coiffait pas, se lavait le moins possible »), vit la tête dans les nuages ou bien caché dans le giron maternel. Grâce à Jean-Louis, Yves envoie un manuscrit au Mercure ; il sera stupéfait de voir, quelques mois plus tard, son texte imprimé dans le journal. C’est dans un omnibus qu’Yves découvre la chose. Un camarade de Jean-Louis, un certain Binaud, un grand (« déjà, il se rasait, et ses joues encore puériles étaient pleines de coupures »), est justement en train de lire son poème. Quel sentiment de fierté !

En grandissant, Yves se révèle un authentique poète. A 20 ans, il vit à Paris ; il y côtoie tout un groupe de jeunes gens d’une « espèce étrange », bien différente de la « race campagnarde » dont il est issu. Toléré en tant que « génie », Yves réussit à pénétrer dans des salons réputés fermés. Admis, mais pas pour autant aimé… Yves, lucide sur son cas, explique : « Il suffit que j’aie 20 ans, que je me lave les mains et le reste, et que je détienne ce qui s’appelle une situation littéraire pour expliquer ma présence au milieu des Ambassadeurs et des membres de l’Institut, à leur table fastueuse… »

Et puis, il y aura ce dernier été qui laissera toujours une plaie vive au cœur d’Yves. Un été où il fréquentera des femmes à la bouche peinte (« les deux bouches peintes des jeunes femmes ») et où il aura la flemme de passer embrasser sa vieille maman… Un remord éternel, pour celui qui n’a pas su trouver le temps de prendre dans ses bras sa mère pour la dernière fois.

Et puis, il y a cette femme qui se joue de son amour et qui lui donne des rendez-vous en présence d’une tierce personne ! Une femme superficielle, cosmétiquée, qui se joue du jeune poète. « Elle s’était levée et se glissait entre les tables, disant qu’elle allait se refaire une beauté. » Une jeune femme sophistiquée, qui raffine le supplice, en évoquant un voyage qui se fera sans Yves. Et Yves boit du champagne pour oublier sa peine. Cet amour impossible le laisse pantelant, ressassant la moindre parole de la belle. Un mot anodin, pour elle, se charge de sens, pour lui ! Comme un lépreux, Yves se couvre d’ulcères… « Le lépreux se grattait, irritait sa jalousie, faisait saigner les vieilles croûtes. »

Cette femme pose des questions, mais n’écoute jamais les réponses. Le mystère Frontenac la laisse complètement froide ! « Pendant qu’il parlait, elle se remit du rouge et de la poudre. » De la poudre aux yeux, pour aveugler Yves ! Cette jolie femme, au cœur sec, reste insensible à son histoire, à ses souvenirs, à ses fantômes. La mort de l’oncle Xavier… un oncle à héritage ? Voilà tout ce que cela lui inspire !

Et enfin, une tentative de suicide… homéopathique, avec une toute petite dose de barbiturique (un petit flacon composé de l’Allylis Opropyl barbiturate de phényl diméthyl-diméthylamino pyrazolone 0,16 g) ! « Quelle lâcheté ! Trois comprimés » seulement !

La dévouée Blanche Frontenac a veillé depuis son séjour du ciel. Jean-Louis débarque dans l’appartement de son frère et se place à son chevet. Yves est sauvé ! Jean-Louis a eu un pressentiment. Ne pleure pas, petit frère. Tu ne seras plus jamais seul !

Mme Binaud, une femme à la luxuriante chevelure… presque vivante !

La mère du copain Binaud est une femme qui concentre sa beauté dans ses cheveux. « Ses cheveux abondants, dont elle devait être fière, semblaient dévorer sa substance ; eux seuls étaient vivants, luxuriants, sur ce corps dévasté, sans doute rongé de l’intérieur par quelque fibrome. » On comprend l’image, chère à François Mauriac ; on précisera, toutefois, que les cheveux sont des structures kératinisées mortes et non vivantes !

Joséfa, la maîtresse discrète qui ne casse rien… en dehors de ses peignes !

La blonde maîtresse de Xavier possède, quant à elle, une « tresse épaisse et jaune », d’une belle longueur. « On jugeait du premier coup d’œil que ses cheveux lui descendaient jusqu’aux reins. Elle cassait tous ses peignes. » Et c’est bien tout ce qu’elle peut casser la pauvre femme, qui n’a guère voix au chapitre et se contente de vivre dans l’ombre d’un amant avare de ses sous !

Et un été torride

Un été torride, qui voit le maintien des hommes et des femmes se relâcher. Les corsets des femmes sont dégrafés, transformant les mères, les épouses, les sœurs, en bossues (« où les corsets dégrafés faisaient aux femmes un dos bossu »). Les hommes, eux aussi, adoptent des allures débraillées.

Et une idée préconçue

Jean-Louis a épousé une voisine, Madeleine Cazavieilh. Celle-ci refuse d’aérer sa chambre, redoutant « l’air du dehors, comme tous les gens de la campagne. »

Le mystère Frontenac, en bref

Dans ce roman, François Mauriac nous dévoile les dessous d’un clan. Chacun à sa place, à sa bonne place. Des enfants qui rient, qui pleurent, qui jouent, qui grandissent et perpétuent le « mystère Frontenac » ! Entre chaque page, une odeur d’enfance, celle d’une prairie mouillée, envahie par la menthe. Et puis, une femme vénéneuse, une femme qui se cache derrière des strates de maquillage, une femme qui envoûte le petit dernier de la fratrie et qui le pousse à l’irréparable. Tout le monde ne peut pas comprendre le mystère Frontenac, c’est certain !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Mauriac F., Le mystère Frontenac, Grasset, 2021, 189 pages

 

Retour aux regards