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Bonheur du jour, tub, coiffeuse, venez tous au vide-maison organisé par José Cabanis

> 03 mars 2019

Bonheur du jour, tub, coiffeuse, venez tous au vide-maison organisé par José Cabanis

Dans le jardin, sous les arbres, au milieu des chants d’oiseaux, José Cabanis fait étalage de tous les meubles chers à son enfance.1 Il a fermé, un à un, les yeux de ses chers morts et se propose de déposer, grâce à l’écriture, le « lourd et doux fardeau du souvenir ». Son entourage, telle une « galerie des Antiques » ou une pièce de Labiche, est composée de personnages qui semblent figés dans le temps.

L’Oncle Octave, ce poète inconnu, est capable de versifier à l’infini ; il ne maitrise, en revanche, pas vraiment l’art du rasage. Dans les grandes occasions, sa main tremble et décore son menton de belle façon. Lors de la présentation de celle qui, de manière éphémère, deviendra Tante Agnès, il « avait au menton, faite d’une main trop émue ce matin quand il s’était rasé, ce que ma grand-mère appelait une bonne estafilade [...] ». Lorsqu’il tente de devenir le seul et unique héritier d’un lointain cousin, M. de Puyvers, un vieillard de 90 ans aux « mains sèches, plissées, tachées de noir, mais bien tenues et aux ongles fort brillants », Octave se rapproche de la petite bonne de la maison, une certaine Marinette. Cette fille vulgaire, à « la mèche grasse » et aux « lèvres dessinées en rouge », est aussi obtuse que son maître. Elle ne parvient pas à faire comprendre à M. de Puyvers que son neveu est le meilleur neveu du monde. Tant pis... Octave n’aura comme souvenir de cette triste période, qu’un superbe portrait du cardinal de Bernis, un lointain ancêtre. L’Oncle Octave n’a pas fait que chercher le vers parfait durant toute sa vie, il a aussi ardemment recherché Dieu, ce Dieu qu’il n’a pas rencontré le jour de sa première communion et qui s’est plu à jouer à cache-cache avec lui, jusqu’à son lit de mort. C’est l’amour d’une mère qui fait entrer Octave dans le mystère de l’amour divin (« On ne donnera jamais la formule mathématique du regard de ta grand-mère, et c’est donc qu’il faut en chercher l’explication ailleurs. »)

La pétillante baronne de Marsant, la nièce de M. de Puyvers, est pleine de vie. Elle « se peint les jambes », se lamente Octave qui s’est penché pour vérifier la chose. C’est la nouvelle mode, une mode dictée par les restrictions en bas de soie.2 Comment voulez-vous lutter avec une telle femme ? Octave préfère abandonner la lutte !

Le frère Robert, trop vite perdu, se rappelle à nous sous les traits d’« un enfant à la tête ronde, qu’on dut raser de fort près car il mangeait ses cheveux. »

La mère, attentive et aimante qui guette le retour du fils, est tour à tour une mère « jeune et élégante, parfumée » qui joue les soubrettes dans les pièces de théâtre organisées l’été ou bien devenue vieille, abimée par la maladie, ses magnifiques cheveux coupés ras par commodité.

Le père, pudique, de nature aristocratique, qui ne sait pas dire « Je t’aime », mais l’écrit fort bien lorsque la séparation arrive, est un père qui a côtoyé dans sa jeunesse des jeunes filles « coiffés en bandeaux, sans l’ombre de maquillage ». Il est, comme tous les pères, d’une autre génération...

L’ami de la famille, Philippe Charles, est un homme à femmes, qui virevolte d’une « petite vendeuse » qui se parfume les mains à l’eau de Cologne et possède une « peau douce comme le miel », à la femme d’un général « encore belle » et superbement « majestueuse ». Ce séducteur est « sensible » « à la qualité de la peau d’une femme, au grain d’une peau. » Ce collectionneur invétéré ne résiste jamais à l’appel d’une belle peau subtilement parfumée.

Le professeur de mathématiques, M. Rebouis, est plus soucieux de son allure que de ses élèves. Pendant les cours, il « lisse sa moustache avec une petite brosse d’argent ».

La professeur de français, Mme Courtehose, une sorte de Mary Poppins, capable de sortir de son immense sac un nombre extraordinaire de choses (« avec un sac d’étoffe rouge » contenant « tant de choses » qu’il en semble « inépuisable »), a des méthodes pédagogiques un peu rudes. Lorsque les élèves communiquent entre eux, à la manière de Mme de Sévigné, elle intercepte les missives et gifle les auteurs, sans état d’âme.

Voyez tous ces meubles gentiment alignés sur la pelouse. Ils ont garni, un jour, les pièces de la demeure de famille. Ce « tub » a servi, en grande cérémonie », à récurer le petit José. « Les meubles sont poussés contre les murs, les fenêtres ouvertes car il fait chaud et beau, et ma grand-mère préside au bain qu’on me donne. Il y a un tub au milieu de la pièce, au soleil, ma grand-mère est assise le dos au jour, et autour de moi s’affairent Adeline, Emilie, et deux ou trois autres femmes qu’on a fait venir de la ferme, car on ne saurait être trop pour une si grave affaire. Je suis debout dans le tub, tout nu, les pieds dans l’eau, et je presse une grosse éponge entre mes mains. » Cette coiffeuse a permis à Tante Agnès de vérifier l’ajustement de sa coiffure et d’améliorer d’un coup de houppette la qualité de son teint. « [...] les flacons, les pots de crème, les brosses si douces, les fins pinceaux » y ont laissé leur empreinte parfumée, celle-là même qui emplissait sa chambre. Ce « canapé où l’humidité de l’hiver avait laissé une certaine odeur de moisissure et de champignon » a connu bien des lecteurs passionnés enivrés de cette fragrance « exquise ».

José Cabanis s’est mis à nu, pour nous, comme au temps de son enfance, au moment du bain... et les spectateurs sont bien plus nombreux cette fois !

Au vide-maison de José Cabanis, on embarque tout, l’oncle Octave qui roule ses cigarettes, la grand-mère qui lit les ouvrages de la Comtesse de Ségur à son petit-fils attentif, la Tante Agnès et ses goûts cosmétiques ultramodernes, les enseignants plus vrais que nature, le couple aimant formé par le père et la mère...

Dans la maison de José Cabanis on se sent comme chez soi. Le bonheur du jour dans le bureau, le canapé dans le salon, la coiffeuse dans la chambre, tous les meubles chargés de souvenirs ont pris place dans notre univers. 

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce bonheur du jour !

Bibliographie

1 Cabanis J., Le bonheur du temps, Folio, 1972, 313 pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/histoire-du-bas-de-soie-un-fond-de-teint-pour-les-jambes-qui-fait-faire-des-economies-841/

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