> 02 septembre 2023
Elle s’y connait, Colette, en cosmétiques. Elle s’y connait aussi en âmes humaines. A force de prendre des bains émollients, le corps et l’âme de Chéri,1 le personnage principal du roman, sont devenus tout mous, tout mous ! Egoïste, ce jeune homme, entretenu par une quinquagénaire ne pense qu’à son bon plaisir et casse tout sur son passage. Jeune femme et vieille maîtresse sont ainsi mises en pièces !
Durant son enfance, Fred (surnommé Chéri) a vécu parmi les courtisanes, sa mère, Léa et bien d’autres. Il connaît donc parfaitement toutes les routines-beauté en vigueur dans le milieu très particulier de l’amour tarifé. Selon le temps dont disposait Léa, il était, tout enfant, plongé dans des « bains de lait d’iris dans la baignoire de sa mère » ou bien débarbouillé hâtivement « avec le coin d’une serviette ».
Tout petit, Chéri s’est mis à appeler Léa « Nounoune » ; ce petit surnom lui restera à vie !
Chéri est un beau jeune homme de 25 ans, au « visage de marbre blanc », au « cheveu bleuté » et à la poitrine « mate », répondant au patronyme de Frédéric, Fred pour les intimes, Chéri pour les très très intimes. Sa barbe pousse si vite que sa peau bleuit en un rien de temps. Un rasage de près s’impose donc chaque matin.
Chéri vit comme un pacha, aux crochets de Léa, se laissant choyer par la maîtresse de maison et par la domesticité. Léa est comme une maman pour le jeune homme, qui se laisse brosser et peigner par ses soins. « Elle lui brossa les oreilles, rectifia la raie, fine et bleuâtre, qui divisait les cheveux noirs de Chéri, lui toucha les tempes d’un doigt mouillé de parfum […] ». Et puis, vient ensuite une manucure en règle pour le soin des ongles.
Et lorsque Chéri déprime, Léa veille… Sans doute un épisode de constipation. « Deux pastilles de rhubarbe » et tout ira mieux !
Lorsque Chéri est venu s’installer chez Léa, celle-ci s’est chargée de transformer le corps malingre du jeune homme en un corps musclé à souhait. Pour ce faire, elle a fait appel à un ancien boxeur, « Patron », qui s’est chargé d’enseigner l’art de la boxe au chérubin ! Colette ne nous dit pas si les cours ont porté leurs fruits…
Chaque souhait de l’enfant chéri est exaucé. Veut-il un bain ? « Mon bain, Rose » ! Et Rose, la bonne très serviable, court faire couler l’eau… Et Léa de ronchonner : « C’est ça, songea Léa. Un lac dans la salle de bains, 8 serviettes à la nage, et des raclures de rasoir dans la cuvette. » Et certainement également des traces de « talc » un peu partout, puisque Chéri a l’habitude de talquer sa peau, après le rasage et le bain.
On l’aura compris, le jeune homme en question est un adolescent soigneux de sa personne, mais peu soigneux de la salle de bains. Dans ses rêves, Chéri s’imagine très bien dans une maison luxueuse, disposant d’une « salle de bains noire ». De vrais goûts de cocottes !
Chéri aime les parfums du jardin. L’odeur de l’acacia et de la fleur d’oranger ravit ses sens.
Chéri aime parfumer sa peau, « avec excès ». Des pulvérisations généreuses qui lui laissent la « main douce, imprégnée de parfums ».
Chéri vit chez Léa Vallon, dite Léa de Lonval, une courtisane blonde, âgée de 49 ans qui possède encore de très beaux restes. Léa a conservé une certaine fraîcheur. Toutefois, elle estime son teint un peu trop « vif » ; « un teint de plein air », comme elle aime à le qualifier. Afin de le rendre moins champêtre et plus aristocratique, elle utilise de la poudre de riz en abondance (« Elle se poudra hâtivement le visage […] »). Cela ne suffit pas toujours. Un œil exercé et critique distingue, en effet, sous la couche de poudre qui recouvre l’épiderme les signes inéluctables du vieillissement (« la belle figure un peu meurtrie sous la poudre »).
Léa prend, bien évidemment, soin d’elle et use de nombreuses références cosmétiques. Elle se prélasse dans des bains parfumés, qui font la peau douce et embaumée. Elle se frotte, ensuite, la peau, énergiquement, avec de « l’alcool parfumé au santal ». Elle se frise les cheveux au fer, se poudre dès le matin, puis tout au long de la journée.
Lorsque Chéri se fiance avec Edmée, Léa porte beau… Surtout ne pas montrer sa souffrance et, au contraire, faire semblant d’être délivrée d’un fardeau. Pas question de se laisser aller. « Tu n’es pas content ? Qu’est-ce que tu voudrais ? Que je retourne en Normandie cacher ma douleur ? Que je maigrisse ? Que je ne me teigne plus les cheveux ? ». Chéri attend une réaction. Chéri voudrait être retenu ! Qu’il n’y compte pas ; Léa a bien trop d’orgueil pour cela !
Lorsque Chéri sort de la vie de Léa, celle-ci s’effondre terrassée par la fièvre. Les larmes se mettent à couler… pas très longtemps, toutefois, dans la mesure où la professionnelle est persuadée que les larmes abiment la peau. Donc vite, vite… lavage oculaire et poudrage du visage par respect humain !
Ce n’est pas parce que Chéri part, que Léa doit se laisser aller. Le plus longtemps possible, elle se préservera de « la nonchalance dégradante qui conduit les femmes mûres à négliger d’abord le corset, les teintures ensuite, enfin les lingeries fines. »
Quitter Paris… Voyager pour oublier. Voilà la décision prise par Léa pour combattre son chagrin. Une façon de résister à la dépression. « Des cataplasmes d’amidon sur une brûlure : ça ne guérit pas, mais ça soulage à condition de les renouveler tout le temps. » Les voyages vont constituer, pour Léa, des cataplasmes de bonheur qui lui permettront de cicatriser petit à petit.
Après 6 mois de villégiature, il est temps pour Léa de déposer les armes… Retour à Paris, le capillaire en berne, des kilos en moins, un « hâle » en plus. « Des teintures de rencontre avaient allumé dans ses cheveux une flamme trop rouge. » Le soleil a marqué sa peau. Son teint « ambré », « fouetté par le soleil et la mer » lui permettrait presque d’abandonner l’usage du « fard ».
Léa retrouve ses habitudes, se prélasse dans son grand lit, s’affole de ne pas être présentable à 11 heures du matin. « Onze heures, Rose. Et ma figure qui n’est pas faite ! »
Pas une minute à perdre, Léa bondit sur ses pieds et met au point son « régime » de rentrée, « le pédicure chinois », « une fois la semaine », « la manucure deux fois et la masseuse tous les jours. ».
Et puis, aussi, retrouver son coiffeur et retravailler la couleur de sa teinture. « […] mon henné bien refait, je peux prétendre encore à 10, non, mettons 5 ans, de… ». De courtisanerie, sans doute. Léa y pense très fort, mais n’ose pas prononcer le terme fatidique ! Une fois la splendeur de « ses cheveux d’acajou neuf » retrouvée, tout sera, à nouveau, possible.
Et puis, retrouver ses bonnes habitudes, une « toilette de nuit » soigneuse… « Toute nue et teintée de rose brique par les reflets de sa salle de bains pompéienne, elle vaporisait sur elle son parfum de santal, et elle dépliait avec un plaisir inconscient une longue chemise de soie. » Ensuite, la belle de nuit peigne longuement « ses cheveux durcis par la teinture ».
Charlotte est la mère de Chéri et l’amie « de 25 ans » de Léa ! Une amie qui s’émerveille en fleurant le sillage parfumé laissé par Léa. « Dieu que tu sens bon ! Tu as remarqué que lorsque l’on en arrive à avoir la peau moins tendue, le parfum y pénètre mieux ? ».
Edmée est la fille de Marie-Laure, une amie de Léa. Marie-Laure est une femme rousse, à la beauté éclatante qui éclipse un peu la beauté discrète aux « cheveux mousseux, cendrés, comme poudrés » « qui sentent la vanille », qu’est sa fille. Edmée a 18 ans ; « ses cheveux crêpelés, d’un châtain cendré » forment une auréole, autour de sa tête. Sa peau est blanche… Fade !
Charlotte et Marie-Laure se sont entendues pour unir leur progéniture. Il s’agira d’un mariage de raison. Léa va devoir abdiquer ses droits sur le Chéri de ces dames. Trop fière pour retenir Fred, Léa préfèrera souffrir en silence ! Il suffirait, pourtant, d’un mot de sa part pour que Fred rompe ses fiançailles.
A peine marié, voilà Chéri par les rues… en quête de la vie facile du temps d’avec Léa. Mais Léa est partie. Desmond, un gigolo, qui vit à l’hôtel Morris, va accueillir cette âme en peine et se charger de répondre à tous ses besoins. Et, évidemment, il se charge de faire couler les bains de ce pensionnaire particulièrement exigeant. « Midi tapant le trouvait au bain, ou menant son automobile à côté de Desmond. »
Au bout de 3 mois, Chéri, éreinté, rentre docilement au bercail, les bras chargés de cadeaux (bijoux, parfums).
Lorsque Fred apprend le retour de Léa à Paris, le voilà qui accourt. Léa est surprise à sa toilette ! Quelle horreur ! « Dans un geste instinctif de préservation et de pudeur », elle se poudre le visage. Furieuse d’être surprise à sa toilette du soir, elle joue la comédie, prenant un air dégagé, en polissant ses ongles. « Léa soignait ses ongles avec des mouvements lents […] ». Mais une étreinte suffit pour que tout recommence. « Nounoune chérie ! je te retrouve ! ma Nounoune ! ô ma Nounoune, ton épaule, et puis ton même parfum, et ton collier, ma Nounoune, ah ! c’est épatant… Et ton petit goût de brûlé dans les cheveux ; ah ! c’est… c’est épatant… » Nounoune est la même… Son parfum « tenace, actif » est toujours aussi envoûtant. Ce « mélange de fleurs grasses et de bois exotiques » est décidément le « parfum préféré de Chéri ».
Le soir… tout va bien. Mais, au petit matin… ce n’est pas la même chanson. Au naturel, « pas encore poudrée », Léa fait grise mine « le menton double et le cou dévasté ». Le visage de la vieillesse se penche sur Chéri ! Bien vite, Léa se coiffe, se farde « délicatement » et imprègne sa peau du parfum « familier »… mais le mal est fait ! Chéri a eu le temps de s’apercevoir des ravages du temps !
En un éclair, Léa s’est vue dans les yeux de Chéri, un Chéri qui ne lui revient pas entièrement, mais s’accommoderait fort bien de naviguer entre deux foyers. Pas de ça Lisette ! Léa ne se contentera pas de « petits bouts de Chéri » ! C’est tout ou rien !
Grand seigneur, Léa pousse Fred dehors… « Tu seras mieux chez toi. » « Un bon bain chaud te remettra ».
Ce roman est peuplé de figures étranges. La vieille Lili, « peut-être 70 ans, un embonpoint d’eunuque corseté » et « un visage rond, rose, fardé », s’exhibe, en public, sans complexes, avec son « amant adolescent ».
Dans son désespoir, Chéri fréquente une vieille courtisane, surnommée la « Copine », une vieille courtisane qui fait commerce de cocaïne et teint ses cheveux « au henné ».
On sort de ce roman l’épiderme saturé de cosmétiques et les mains poisseuses de parfum. Les bains émollients, les manucuries, les massages, les toilettes du soir et du matin, tout est prévu pour vieillir dans les meilleures conditions. Chéri voudrait arrêter le temps, garder sa « Nounoune » en l’état. Pas facile… Une rupture franche et nette s’impose !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, d'illustrer ainsi Colette... chérie !
1 Colette, Chéri, biblio, le livre de poche, Fayard, 2023, 185 pages
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