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Zola ou la beauté charcutière

> 24 février 2019

Zola ou la beauté charcutière

« Le ventre de Paris » d’Emile Zola est un manifeste pro-gros ou anti-maigres.1 On y frôle l’indigestion à chaque page, tant on croise d’aliments divers et variés. Les beautés des Halles sont amples, joufflues, dodues, grassouillettes. Une poissonnière, Louise, la belle Normande et une charcutière, la belle Lisa, vont se livrer, durant 500 pages environ, à un combat de sumo, de grande qualité. Aucune des deux ne consent à céder un pouce de terrain sur le dojo. Les beautés des Halles sont parfumées ; elles sentent la marée, les fruits mûrs... Le maigre de service, l’empêcheur de tourner bien rond, c’est un certain Florent, révolutionnaire malgré lui, échappé du bagne de son plein gré ; il constitue une sorte d’élément étranger dans un corps sain. Tout est mis en œuvre pour l’expulser... Les lettres de dénonciation s’accumulent à la préfecture, aboutissant, le jour venu, à un coup de filet fructueux dans le quartier des Halles. Emile Zola n’est pas avare de détails. Son roman est calorique, mais on en reprend quand même ! Au fil des pages, on découvre des secrets de beauté, des descriptions parfumées, des cosmétiques-maisons étonnants.

Des maisons fardées comme des femmes

Les maisons de la rue Pirouette sont anthropomorphes. L’une d’elles, en particulier, est « très blanche, badigeonnée à neuf, avec sa taille de vieille femme cassée et avachie, toute fardée à blanc, peinturlurée comme une jeunesse. »

Deux poids lourds de la beauté

Lisa, la charcutière, « dans la maturité de la trentaine », est une belle brune à « forte de gorge » ; « ses cheveux lissés, collés et comme vernis » descendent « en petits bandeaux plats sur les tempes ». Elle est d’une grande propreté. Son tablier blanc est immaculé. « Sa chair, paisible » a « cette blancheur transparente, cette peau fine et rosée des personnes qui vivent d’ordinaire dans les graisses et les viandes crues ». Son sourire est exquis et « conduirait en enfer » plus d’un client. La belle Lisa étale « sa chair blanche » au milieu des cervelas, crépines, boudins, hues aux pistaches, galantines, pots de saindoux et graisses de rôtis qui constituent un véritable écrin pour son teint aux « tons tendres des jambons ». « Ses mains potelées, d’un rose vif, qui touchaient aux viandes avec des légèretés molles, en gardaient une sorte de souplesse grasse, des doigts ventrus aux phalanges. » Tout homme qui la contemple se trouve transporté dans un univers de « plénitude ». C’est comme s’il avait « mangé ou bu quelque chose de bon ».

Louise, la poissonnière, surnommée « la belle Normande », a « une beauté hardie, très blanche et délicate de peau ». Elle embaume « une vague odeur de marée ». Les poissons qui composent l’étale de Louise imprègnent sa peau plus efficacement qu’un parfum de grand prix. « C’était un parfum persistant, attaché à la peau d’une finesse de soie, un suint de marée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taille souple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. » Louise a tout essayé, mais sans succès, pour se débarrasser de ce parfum encombrant. Rien n’y fait. « Elle avait tenté toutes les huiles aromatiques, elle se lavait à grande eau ; mais dès que la fraîcheur du bain s’en allait, le sang ramenait jusqu’au bout des membres, la fadeur des saumons, la violette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et des raies. »

Entre la belle Lisa et la belle Normande, tous les coups sont permis. Si Lisa se sert « à s’étouffer dans ses corsets », c’est sans doute parce qu’elle est « affreuse en déshabillé », suggère Louise. Obligée de se « sangler », de se « vernir » à l’aide de cosmétiques, la belle Lisa use de mille artifices pour tenir son rang. La belle Normande, en revanche, s’affiche « sans corset » dans son intérieur ; son torse est superbe et ne nécessite le recours à aucune crème pour raffermir le buste.

Le secret de beauté du roi du boudin

Auguste, le roi du boudin, a un secret de beauté qui sera mis en bouteille par l’industrie cosmétique dans les années 1950.2 Les mains d’Auguste sont des bijoux qui doivent leur douceur et leur teinte rosée à des bains de sang prolongés (« [...] cette main qui vivait dans des seaux de sang était toute rose, avec des ongles vifs [...] »).

Les secrets de beauté de la fiancée du roi du boudin

Augustine, la fiancée d’Augustin, se tartine de pommade au jasmin. Dans sa chambre, elle laisse traîner des pots vides qui sentent toujours cette fragrance si reconnaissable. Augustine n’est pas la reine de l'hygiène. Sur l’étagère où repose son broc d’eau, elle a, un jour, renversé « un flacon de bandoline » qui a « laissé une grande tache ».

Cadine ou une marchande de fleurs qui ressemble à un bouquet

Cadine est née aux Halles. C’est une enfant dont les cheveux sentent l’œillet, rien qu’à passer dans les allées du marché aux fleurs. « Elle jurait qu’elle ne se servait plus de pommade, qu’il suffisait de passer dans l’allée » pour recueillir les notes parfumées les plus exquises. Son bon ami, Marjolin, trouve que son jupon sent le muguet, son corsage la giroflée, son poignet le lilas, sa nuque, son cou, ses joues et ses lèvres, la rose. Son « haleine de jasmin » ravit son frère de peine. Cadine est, à elle seule, un « bouquet tiède et vivant » sur lequel Marjolin veille jalousement. A 13 ans, Cadine est vendeuse de violettes. « Des pieds à la tête, elle ne sentait plus qu’un parfum ». Cadine est brune, mais se rêve en rousse ; la devanture d’un coiffeur de la rue Saint-Honoré la plonge dans une admiration profonde. Le « ruissellement de crinières » qui est exposé dans la vitrine, les « chignons pommadés et peignés » la subjuguent. Son œil est fasciné par la poupée de cire qui tourne sans arrêt au milieu des perruques (« Elle avait une coiffure de mariée très haute, relevée de brins d’oranger »).

Sarriette, une véritable corbeille de fruits

La Sarriette a une « fraîcheur de pêche et de cerise ». Sa bouche rouge est comme « maquillée » « du jus de groseilles, comme peinte et parfumée de quelque fard du sérail ». Ses jupes sentent la prune et son fichu la fraise. La Sarriette ne vit pas dans un bouquet garni, mais au milieu de fruits plus savoureux les uns que les autres. Dans son royaume, ses sujets sont des melons à odeur de « musc », des pêches à la « peau fine et claire comme des filles du Nord » ou bien « jaunes et brulées, ayant le hâle des filles de Provence », des abricots aux couleurs semblables à la nuque des brunes chauffées par le soleil, des cerises qui semblent être faites pour embrasser (« les cerises, rangées une à une, ressemblaient à des lèvres trop étroites de Chinoise qui souriaient : les Montmorency, lèvres trapues de femme grasse ; les Anglaises, plus allongées et plus graves ; les Guignes, chair commune, noire, meurtrie de baisers ; les Bigarreaux tachées de blanc et de rose, au rire à la fois joyeux et fâché. »), des pommes et des poires qui dessinent des corps de femmes, assemblages de seins, d’épaules, de « hanches dorées », des fraises, des framboises, des groseilles...

Un enveloppement de beurre pour des mains toute douceur

Avant d’être la reine des fruits, Sarriette s’est amusée dans le beurre. Chez sa tante, qu’elle a vu pétrir le beurre, elle a pris l’habitude de s’envelopper les mains de matière grasse. Et le résultat est à la hauteur ! La Sarriette laissait « ses petites mains adorables dans le beurre, pendant des après-midi entiers ; même c’était là sa pâte d’amande, un onguent qui lui conservait la peau blanche, les ongles roses, et dont ses doigts déliés semblaient avoir gardé la souplesse ».

Une ode au mou de bœuf

Les « mous de bœuf », pourtant assez peu ragoûtants, prennent, aux yeux du peintre Claude Lantier, les atours de la plus jolie des femmes. « Les mous étaient d’un rose tendre, s’accentuant peu à peu, bordé, en bas de carmin vif ; et il les disait en satin moiré, ne trouvant pas de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allées fraîches, ces chairs légères qui retombaient à larges plis, comme des jupes accrochées de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d’une jolie femme. »

Lorsque le combat prend fin

Entre la belle Lisa et la belle Normande, point de gagnante ni de perdante. Celui qui se fait éjecter du dojo, c’est le pauvre Florent. Décidément, il ne faisait pas le poids entre ces deux sumos, beaucoup trop grasses pour lui !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette vision d'un Zola, amoureux des porcs et de leur graisse !

Bibliographie

1 Zola E., Le ventre de Paris, Le livre de Poche, 1973, 502 pages

2 https://theconversation.com/la-veritable-histoire-du-serum-elixir-de-jeunesse-qui-ne-tient-pas-toujours-ses-promesses-55958

 

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