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Voyage olfactif à dos d’âne !

> 02 mai 2020

Voyage olfactif à dos d’âne !

Honoré de Balzac a décidé de nous faire voyager, lentement à dos d’âne, dans son roman intitulé La peau de chagrin.1 Il nous emmène en tout premier lieu, à l’automne 1830, dans une salle de jeu où il se plaît à scruter les traits des personnages qui s’adonnent à leur passion. Un tout jeune homme, Raphaël de Valentin, perd ses derniers sous et son dernier espoir sur le tapis de jeu. Bien décidé à mourir, le jeune homme attend la nuit en baguenaudant sur les quais de Seine. Pour s’occuper, il pénètre dans l’antre fantastique d’un antiquaire... Là commence la promenade olfactive.

Entraîné par une odeur de santal

Dans la riche boutique de l’antiquaire, les objets de prix s’amoncellent... Une odeur de santal (« sandal » dans le texte) qui invite au voyage est perceptible. Un vendeur centenaire offre à Raphaël une étrange « Peau de chagrin », aux vertus magiques. Cette peau orientale, de la taille d’une « peau de renard », est véritablement incandescente. Elle accroche le regard tant elle semble irradier la lumière. Cette peau a la propriété d’exaucer tous les souhaits... Qu’espérer de plus ?

Le doux parfum des jardinières

Premier souhait : le jeune homme au ventre creux réclame banquet, orgie, table bien garnie, femmes et fleurs à profusion et par là-dessus un confortable pactole histoire de voir venir. Souhait exaucé. Un héritage lui tombe brutalement dessus. Le voilà par ailleurs invité chez un riche banquier qui se rêve patron de journal et cherche de belles et bonnes plumes. Des jardinières qui ornent les pièces de sa demeure exhalent de « doux parfums » qui signent une certaine douceur de vivre. Des femmes, aussi belles que vicieuses, se pressent autour de lui. Aquilina, la « peau d’un blanc mat », les cils longs et langoureux, la « bouche rouge », se parfume à l’ambre pour mieux ensorceler ses adorateurs.

Le parfum entêtant d’une chevelure

Raphaël est un jeune homme dont le cœur ne peut battre que pour une femme dont la richesse est extérieure. « J’aime à froisser sous mes désirs de pimpantes toilettes, à briser des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégans (sic) édifices d’une coiffure embaumée ». La belle et virginale Pauline qui l’attend tendrement à l’hôtel Saint-Quentin n’a pas la parure lui permettant de rivaliser avec les belles élégantes croisées dans la haute société. Son rire clair, sa belle chevelure noire, son attitude virginale plaident en sa faveur. Raphaël reste de glace. Trop pauvre !

Une victime de la mode qui sent l’iris

C’est entraîné par Rastignac que Raphaël termine sa course aux pieds de la dangereuse Foedora. Cette amie de Mmes de Sérizy et de Nucingen2,3 a 22 ans, un teint « d’une vive blancheur », des cheveux bruns, des yeux de « couleur orangée » (étrange !), « d’épais sourcils qui paraissaient se rejoindre », un « imperceptible duvet » qui veloute les contours de son visage et une ombre légère au-dessus de la lèvre supérieure. Cette jeune fille, fort poilue, se moque bien de ses admirateurs en général et de Raphaël en particulier. Son cœur de glace ne fond à aucun feu. Cette « victime de la mode » qui ne vit que pour « sa loge, sa voiture, sa personne », ses atours et son parfum à base d’iris est d’une superficialité abyssale. Elle plonge dans la bourse de ceux qui désireraient ardemment être ses amants jusqu’à la dernière pièce. Au spectacle, elle réclame un bouquet hors de prix pour se protéger des odeurs du voisinage et le jette aussitôt, incommodée par l’odeur forte du jasmin du Mexique.

Une virginale fiancée qui sent l’aloès

Pauline, l'héroïne au cœur tendre, est devenue au fil du temps, une riche héritière. Son père est revenu au bercail les poches pleines d’or. Désormais, elle parfume sa peau avec les « pénétrants parfums de l’aloës (sic) ». En matière d’aloès, les Anciens en connaissent deux sortes : l’aloès de Socotrin qui ne renferme que peu d’essence et le bois d’aloès, un bois obtenu à partir de diverses espèces végétales dont la plus renommée est certainement celle connue sous le nom d’Aquilaria agallocha, « un bois odorant par excellence »,4 redécouvert à la moitié du XIXe siècle par certains parfumeurs. Ce dernier bois possède une fragrance pouvant rappeler celle des fleurs de citronniers selon Septime Piesse.5 Pour le Dr Saint-Lager, il convient de ne pas confondre aloès purgatif et aloès odoriférant.6 L’aloès, qui fait recette actuellement dans bon nombre de recettes cosmétiques, n’est autre que celui renfermant un principe laxatif !

Un dossier de fauteuil amical qui sent la pommade capillaire

Dans la chambre de Rastignac, le mobilier a bien vécu. Son fauteuil, dont les bras ont accueilli plus d’une connaissance, garde sur son tissu les traces des passages amicaux. On y trouve incrustées « la pommade ou l’huile antique apportées par toutes les têtes d’amis ».

Un antiquaire qui devrait changer de teinture capillaire

L’antiquaire que nous avons croisé en tout début de récit revient sur le devant de la scène en fin d’histoire. Il est totalement métamorphosé... Pour rire un peu, Raphaël a souhaité le voir tomber sous le joug d’une jeune maîtresse. Comme la Peau ne peut rien refuser, il se retrouve effectivement au bras d’une jeune beauté. Le centenaire sobre a fait place à un dandy aux cheveux mal teints et au fond de teint mal appliqué. « Sourcils, cheveux » et barbiche étaient « teints en noir ; mais appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. » Ses « rides étaient comblées par d’épaisses couches de rouge et de blanc » mal posées.

Et puis, une peau d’âne

La Peau de chagrin est, nous le révèle Balzac, une peau d’onagre, c’est-à-dire une peau d’âne (Equus asinus).

Et puis, évidemment, une peau qui rapetisse tant et plus

Dès qu’un souhait est exaucé, la Peau rétrécit... imperceptiblement ou très visiblement, selon la valeur du souhait qui a été comblé. « Toujours la Peau, mon ami, la Peau souveraine ! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des cors ? Je te les ôte. »

C’est bien joli tout cela, mais chaque souhait entame la Peau et lorsque celle-ci est rendue à sa dernière extrémité, c’est la mort ! Peut-on vivre sans rien souhaiter ? Non, si l’on en croit l’état pitoyable où se retrouve Raphaël en fin de roman. Et ce n’est pas des médecins à « perruque blonde », pleins de philanthropie et au catogan poudré qui pourront faire quelque chose pour guérir notre héros de sa triste maladie. Pas si facile que cela de tuer les uns après les autres les désirs qui montent continuellement aux lèvres !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette ballade imagée... à dos d'âne !

Bibliographie

1 Balzac H. La peau de chagrin, Club des libraires de France, 1954, 402 pages
2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/quand-le-pere-goriot-portait-beau-891/
3 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/la-torpille-parce-qu-elle-le-vaut-bien-1162/
4 Le Saint-Suaire de Turin et la science, Revue d’histoire de la pharmacie, 1943, 113, Pages 40 - 43
5 Piesse S. Histoire des parfums ; Baillière er fils, 1890, 371 pages
6 Saint-Lager J., La perfidie des homonymes : aloès purgatif et bois d’aloès aromatique, Publications de la société Linnéenne de Lyon, 1903, 49, Pages 83 - 94




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