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Comment gagner du temps sous la douche ? Réponse d’un manager engagé !

> 03 mai 2020

Comment gagner du temps sous la douche ? Réponse d’un manager engagé !

Frank Bunker et Lillian Gilbreth, un couple d’enfer... C’est en 1904 que ces deux spécialistes du « management scientifique » unissent leurs facultés intellectuelles et leur destin afin de mettre au point les techniques les plus innovantes en matière de gestion du temps et du mouvement.1 C’est dans leur maison de Monclair, dans le New Jersey, que les deux scientifiques (l’un s’est fait sur le tas en commençant sa vie professionnelle comme maçon ; l’autre - c’est de Lillian évidemment dont il s’agit - en obtenant brillamment le titre de docteur en psychologie) mettent la dernière main à leurs diverses théories en se servant de leur nombreuse progéniture comme cobayes. La maison, qui retentit des cris et des rires des douze enfants, est, en réalité, un « véritable laboratoire expérimental d’organisation scientifique et d’élimination des mouvements superflus. » La lecture du roman autobiographique de Frank et Ernestine Gilbreth, paru en 1948, Treize à la douzaine,2 permet de se glisser dans ce laboratoire et d’y partager quelques moments plein d’humour.

Un maçon par trop énervant - une psychologue par trop douce

La carrière de Frank commence sur un chantier. Embauché comme maçon, il ne cesse de donner des conseils en matière d’empilement des briques ou de maitrise des mouvements indispensables à réaliser. Rationnalisant ses mouvements et abattant beaucoup plus de travail que ses compagnons, Frank gagne la confiance de son chef (après l’avoir copieusement énervé) et monte rapidement en grade. Cet « entrepreneur-de-travaux-publics-à-rendement-accéléré » ira loin, je vous le dis...

Celle de Lillian débute sur les bancs d’une université, de manière parfaitement studieuse. Issue d’une riche famille d’Oakland où tout le monde se nomme « chéri » ou « chérie », la douce Lillian ne manque pas d’amour. Elle sera amenée à en dispenser à foison...

Une hygiène irréprochable, sifflet, emploi du temps strict et inspection, comme au régiment !

Lorsque le sifflet du rassemblement se fait entendre, mieux vaut tout lâcher et courir au point de ralliement. Frank, le père de famille, chronomètre en main, s’assure que le record à battre est bien de nouveau battu. S’en suit une inspection des mains et des ongles.

Sur les murs de la salle de bain familiale, chaque enfant est amené à émarger dès lors que certaines activités ont été scrupuleusement réalisées. Matin et soir, une signature est apposée et permet aux parents de s’assurer que les dents ont bien été lavées, le bain pris et les cheveux brossés. A chaque jour, sa pesée... Un graphique extrêmement précis, réalisé à partir de toutes les valeurs recueillies, permet de suivre la courbe pondérale de chacun de manière éminemment précise.

Avant chaque départ en ballade, une inspection minutieuse est réalisée. Pour monter dans l’automobile il convient d’avoir « la figure et les mains bien lavées, les cheveux en ordre. » L’honneur de la famille est en jeu !

Au moment de la Seconde Guerre mondiale, lorsque Frank s’engage, la famille se replie chez les grands-parents maternels. Quatre jours de train ont raison de la belle allure de la petite troupe. Son aspect est « peu reluisant » à l’arrivée, la toilette n’ayant été réalisée que très sommairement avec un « coin de serviette humide ». A l’arrivée, Lillian n’a qu’une idée en tête, plonger sa progéniture dans un « grand bain avec beaucoup de lessive ».

Une hygiène très optimisée et très instructive

Afin de ne pas se baigner idiot, Frank a fait l’achat de phonographes qui distillent dans les salles de bain de la maison des leçons de français et d’allemand (méthode Assimil). « Espèces de veinards ! Vous pouvez écouter des disques tout en vous lavant les pieds, les mains, les dents ou le reste. Plus de temps perdu. »

Afin de ne pas avoir de temps mort et de ne pas avoir à remettre un disque dans le phonographe, le bain doit être pratiqué en un temps record. Une gestuelle est mise au point dans ce but ; l’enseignement se fait « sans eau ni savon naturellement », au beau milieu de la salle à manger. « Papa prenait le savon de la main droite et se savonnait le bras gauche de l’épaule au dos de la main, et de la paume à l’aisselle, puis laissait filer le savon de l’aisselle au pied, et du pied remontait le long de la jambe ; prenait le savon de la main gauche et recommençait la même opération du côté droit. Quelques frictions circulaires sur les espaces intermédiaires, face dorsale et face ventrale ; un plongeon sous la douche et le tour était joué. »

Une hygiène très revigorante qui fait fi de la météo

La maison secondaire, acquise sur l’île de Nantucket, est une habitation au confort spartiate. Un seul « petit cabinet de toilette, sans la moindre douche, baignoire ou eau chaude » est à partager entre tous les membres de la famille. Seule solution : se baigner dans la mer, au moins une fois par jour... car la « propreté est une vertu cardinale » et ce par tous les temps, même lorsque le thermomètre passe en dessous de la barre des 10°C. « Papa quittait la maison au petit trot, un morceau de savon dans une main et se frottant la poitrine de l’autre, suivi par sa smalah frissonnante ».

Un rasage très optimisé, mais aussi très dangereux

Frank (le père) a « découvert qu’en utilisant deux blaireaux, pour se savonner la barbe, il économisait 17 secondes. Il essaya aussi pendant un temps de se servir de deux rasoirs à la fois, mais finit par y renoncer », le gain de temps réalisé (44 secondes) étant littéralement explosé par le temps devant être consacré par la suite à réparer les dégâts occasionnés par cet exercice de cirque (2 minutes pour se « bander la gorge »).

Une conscience écologique avant-gardiste

Chaque pique-nique familial se finit chez les Gilbreth par un nettoyage efficace et rapide de la zone considérée. « S’il y a une chose que je déteste, c’est bien le campeur qui abandonne des ordures, disait Papa. » L’endroit était systématiquement laissé plus propre qu’à l’arrivée, grâce au zèle d’une armée de petits éboueurs en herbe.

La gestion de l’eau constitue également un point-fort de l’éducation des enfants. Fred est responsable de la « commission des Economies ». Après avoir constaté un soir que son frère Jack a mal fermé le robinet d’eau chaude de la baignoire et que celle-ci est remplie, il oblige le fautif à sortir de son lit et à reprendre un second bain pour ne pas perdre le bénéfice de cette eau à température optimale.

Une mort... au travail

La vie de Frank a consisté à gagner du temps et à expérimenter, dans la bonne humeur, ses théories managériales sur ses enfants plus ou moins consentants. Le samedi 14 juin 1924, alors qu’il s’apprête à prendre le train pour donner des conférences il téléphone à Lillian et est interrompu dans sa phrase : « Ecoute, Lillie, en route, j’ai eu une idée pour activer l’emballage des savons en paillettes Lever. Que dirais-tu de... ». Cet « expert en rendement » avait-il eu la prescience de la brièveté de sa vie pour mettre au point une stratégie permettant à tous les membres de sa nombreuse famille de devenir autonome le plus rapidement possible ? « Gagner du temps » durant les tâches fastidieuses pour le consacrer à ce « qui tient à cœur »... Voici la philosophie mise en pratique par un manager original du XIXe siècle.

Il faut enfin dire un mot de Ferblantine, une voiture familiale qui n’obéit pas toujours au doigt et au pied... « Nous étions serrés dedans comme anchois en baril. C’est tout juste si maman ne devait pas nous aplatir au rouleau à pâtisserie pour arriver à caser tant bien que mal les 10 aînés à l’arrière. » Le son du célèbre coup de klaxon « Kaboukah » est resté fidèlement gravé dans la mémoire auditive des enfants Gilbreth. Il convient également de faire état d’une épidémie de rougeole traitée « à grand renfort de compresses et de beurre de cacao » qui transforma la paisible maison en un véritable hôpital de campagne.

Oui, vraiment la lecture de cet ouvrage destiné aux enfants nous éclaire sur les coulisses de deux chercheurs qui ont consacré tout leur temps à la maîtrise du temps !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui a imaginé Frank Gilbreth comme une gentille pieuvre !

Bibliographie

1 https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2013-6-page-91.htm

2 Gilbreth F et E. Treize à la douzaine, Hachette Bibliothèque verte, Paris, 1981, 184 pages

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