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Une solution blanchissante bien étrange ou le mésusage officialisé !

> 03 mai 2023

Une solution blanchissante bien étrange ou le mésusage officialisé !

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, il est important pour toute femme qui se respecte d’arborer le teint le plus pâle possible. Des mains rouges traduisent un travail manuel qui oblige la femme à rester les mains plongées dans l’eau une partie de la journée. Et cela n’est pas de bon goût. Un teint rouge, couperosé traduit un échauffement de l’épiderme qui, là non plus, n’a rien de très virginal. Afin de retrouver un teint de jeunes filles, les femmes ont donc recours, massivement, à la poudre de riz. A tel point que Guy de Maupassant évoque dans ses écrits « une énorme gorge, d’un rouge poudrerizé ».1 Il y a donc, comme solution, la poudre de riz. Il y a aussi d’autres préparations commercialisées sous le nom de « La merveilleuse » ou bien « L’eau mystère de Néréa ». Le pharmacien René Cerbelaud, qui a passé sa vie à examiner les cosmétiques du marché de son temps, afin d’en décrypter les compositions, nous révèle le contenu de ces cosmétiques un peu particulier. On y trouve de l’antipyrine pure (100 g) solubilisée dans de l’eau de rose (400 g) additionnée de glycérine (100 g). Cette préparation est alors appliquée sur les mains ou le cou. René Cerbelaud nous explique le mode d’action de l’antipyrine qui, en tant que vasoconstricteur, permet de réduire les rougeurs. Et puis il y a un effet 2-en-1 dans la mesure où la solubilité de l’antipyrine n’est pas formidable dans le solvant choisi, ce qui engendre la formation de « petits cristaux d’antipyrine » à la surface de la peau. Cette cristallisation gênante ne chagrine pourtant pas René qui y voit un bon moyen de se dispenser d’employer une poudre de riz en sus !2

Au sujet de l’antipyrine, une poudre blanche au nom imprononçable

L’antipyrine a été mise au point, à la fin du XXe siècle, par le Dr Knoor d’Erlangen en Allemagne, à partir du goudron de houille. Cette poudre blanche, qui fleure bon le goudron,3 est administrée par voie orale. Elle possède une certaine amertume. Du fait de sa capacité à faire baisser la température centrale, elle a été baptisée du nom d’antipyrine.4 Ce nom est facile à prononcer, contrairement à son nom chimique de diméthyloxyquinizine. Un nom que les auteurs de publications sont bien incapables de retranscrire deux fois de suite de la même façon !5

On renommera plus tard cette molécule du nom de phénazone (1,5-diméthyl-2-phényl-3-pyrazolone.6

Un principe actif qui traite différentes pathologies

Une revue de 1890 nous indique, dans le langage poétique de l’époque, que ce principe actif permet de traiter « les migraines comme un charme » ! On obtient aussi de « brillants résultats » grâce à son aide pour traiter des urticaires récalcitrantes ou une polyurie (avec réduction du volume urinaire de 7 à 2 litres en quelques semaines).7

Un principe actif aux multiples effets indésirables

L’un des effets indésirables de l’antipyrine correspond au noircissement de l’émail des dents.8 Ce n’est malheureusement pas le seul effet indésirable. On note aussi des brûlures de la gorge, des vertiges, des troubles de la vision (on recommande pourtant des solutions d’antipyrine pour traiter certaines inflammations oculaires),9 de la dyspnée, des troubles du rythme cardiaque, des vomissements, des éruptions cutanées… tout ça pour un faible service médical rendu ; on se pose en effet la question en 1890 de son intérêt au regard de sa dangerosité. L’antipyrine est, à ce moment-là, utilisé à tour de bras par les parents à destination de leurs enfants, ce qui inquiète une partie du corps médical.10 Pas tous les médecins, toutefois, puisque certains considèrent que cette molécule est vraiment très efficace pour faire baisser la fièvre.11

Un principe actif peu utilisé de nos jours

On trouve tout de même encore de l’antipyrine, dans des gouttes auriculaires,12 en association avec de la lidocaïne.13 Ainsi que dans la pommade Brulex (un protecteur cutané à base de baume du Pérou, de phénol, de salicylate de sodium… entre autres)14 et la pommade HEC (en association avec l’acide tannique et l’extrait fluide d’hamamelis).15

L’antipyrine, en bref

Un principe actif médicamenteux et non un ingrédient cosmétique. Un exemple qui nous montre l’évolution des mentalités au fil du temps… puisque l’on trouvait alors des pharmaciens pour cautionner le détournement d’un principe actif à des fins esthétiques. Un temps où l’on ne s’offusquait pas en voyant un ingrédient cristalliser à la surface de la peau !

Bibliographie

1 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/neologisme-poudreux-949/

2 Cerbelaud R., Formulaire des principales spécialités de parfumerie et de pharmacie, Paris, 1912, 1182 pages

3 Cortelyou PR. Kairine and Antipyrine in the Treatment of Fever. South Med Rec. 1885 Jun 20;15(6):206-209

4 Antipyrine. South Med Rec. 1887 May;17(5):212-213. PMID: 36022861

5 Antipyrin. South Med Rec. 1889 Jul;19(7):273

6 Zou YX, Feng X, Chu ZY, Liu WH, Zhang XD, Ba JB. Preclinical safety assessment of antipyrine combined with lidocaine hydrochloride as ear drops. Regul Toxicol Pharmacol. 2019 Apr;103:34-40

7 Antipyrin. Hospital (Lond 1886). 1890 Jan 11;7(172):234

8 Blackening of the Teeth by Antipyrine. Dent Regist. 1892 Jun;46(6):262. PMID: 33700451

9 Antipyrine in Ophthalmia. J Comp Med Vet Arch. 1898 Sep;19(9):629

10 Antipyrin. Hospital (Lond 1886). 1890 Sep 6;8(206):348

11 Therapeutics and Materia Medica-Borate of Quinine; Tannate of Cannabin; Antipyrine; Salicylic Acid in the Treatment of Cerebro-spinal Meningitis; Some Therapeutic Uses for Lobelia; Asclepias Incarnata. South Med Rec. 1884 Nov 20;14(11):412-415

12 Drugs and Lactation Database (LactMed®) [Internet]. Bethesda (MD): National Institute of Child Health and Human Development; 2006–. Antipyrine. 2021 Mar 17

13 https://www.vidal.fr/medicaments/otipax-sol-p-instil-auric-12470.html

14 https://www.vidal.fr/medicaments/brulex-pom-2653.html

15 https://www.vidal.fr/medicaments/hec-pom-p-appl-cut-nasal-7909.html

 

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