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Une louve parfumée à la lavande, il n’y a que chez Boileau-Narcejac que l’on sent cela !

> 01 août 2020

Une louve parfumée à la lavande, il n’y a que chez Boileau-Narcejac que l’on sent cela !

Les louves de Boileau-Narcejac est un roman plein de suspense aux effluves mêlés.1 Hélène a une odeur « précise », Agnès une odeur « fondante » et Julia une odeur de « salon de coiffure ». Bernard et Gervais, camarades de stalag ont réussi à s’enfuir et à atteindre Lyon. Il ne reste plus qu’à se repérer dans les rues de la ville, pour atteindre l’appartement d’Hélène, la marraine de guerre de Bernard. Tout serait parfait si Bernard n’avait pas perdu son fétiche porte-bonheur (« […] j’y tiens plus qu’à ma peau. »). En retournant au train qui les a acheminés jusque-là, c’est la catastrophe ; Bernard est heurté par un wagon ; il meurt sur le coup. En un instant, Gervais décide de « changer de peau » et de se glisser dans celle du compagnon qui a pris soin de lui durant ces années de détention. Gervais, compositeur de musique en devenir – ce pianiste virtuose n’a pour l’instant aucune œuvre à son actif – va devoir endosser le costume trop large d’un patron de scierie, un peu frustre, mais plein de sens pratique. Gervais, l’intellectuel sans le sou, va pouvoir vivre ses rêves, en profitant de la fortune de son compagnon de galère. Tout cela c’est sans compter sur… les louves, trois femmes prêtes à déchirer Gervais à belles dents et ce pour des raisons diverses.

Il y a, évidemment, Hélène

Hélène est une marraine de guerre maternelle, d’une trentaine d’années, sensible au bien-être de son filleul. Elle dégage une « odeur de femme », qui peut être qualifiée de « précise », sans plus de… précision. Dès que Gervais arrive chez elle, elle lui propose un bain et s’affaire autour de lui, en quête de gants de toilette. Quel bonheur pour elle de constater que Gervais est un homme soigneux qui demande à se raser, à peine arrivé (« Je me rasai avec application ; je me peignai soigneusement […] ») et qui possède des mains qui semblent plus adaptées à la pratique du piano qu’au maniement des outils. Ce patron de scierie est décidément bien différent de ce qu’elle imaginait… Hélène a des mains apaisantes, des mains de soignante. « Je voudrais les sentir continuellement sur moi, devenir semblable à un enfant pour me livrer à elles, être lavé, être nourri par elles. »

Il y a, également, Agnès

Agnès est la demi-sœur d’Hélène. Elle a environ 24 ans, mais en paraît tout juste 16. Elle se parfume avec un parfum à base de lavande, « pénétrant, chaud, vivant comme l’odeur d’un pelage ». Ce parfum est suffisamment puissant pour emplir le hall de l’immeuble dans lequel elle réside et couvre la « complexe odeur de vieux et de renfermé » qui y règne. « Elle s’immobilisa près de moi, si près que je sentis l’odeur de son imperméable, qui se mêlait à un parfum de lavande. » Son haleine, « un peu fade et sucré », ne rebute pas Gervais qui en fait rapidement sa maîtresse.

Agnès pratique la voyance et collectionne dans son placard les objets hétéroclites, apportés par sa clientèle. On y trouve entre autres une « natte blonde ». Son petit jeu lui rapporte force nourriture (poulet, confiture, café…), mais fait enrager Hélène qui désapprouve cette pratique sordide. Que faire par exemple lorsqu’une cliente émotive s’évanouit à l’évocation de son petit garçon décédé ? Branlebas de combat dans l’appartement à la recherche d’eau de Cologne ou d’alcool. « Elle s’activait, frottait le visage de l’inconnu avec de l’alcool qu’elle recueillait dans le creux de sa main, et qui répandait une odeur âcre et piquante. »

Même si Agnès se lime consciencieusement les ongles, ceux-ci restent suffisamment acérés pour griffer toutes les femmes qui s’approchent de Gervais.

Il y a, encore, Julia

Julia, la sœur de Bernard, est une jeune femme vulgaire, qui sent le « salon de coiffure ». Elle se maquille sans grande distinction et fume des gauloises dès le petit-déjeuner. Lorsqu’elle débarque à Lyon, elle rentre immédiatement dans le jeu de Gervais, qui va constituer, pour elle, une véritable aubaine… Cet usurpateur va lui permettre de toucher une partie de l’héritage qu’a fait Bernard, un héritage sur lequel elle n’aurait eu aucun droit sans cette heureuse substitution. L’argent provient d’un oncle maternel, Charles Métairat, domicilié à Abidjan. Cet homme, qui possède une exploitation forestière et est le principal actionnaire d’une société anonyme, « ayant pour objet la distillation d’essences à parfums », dispose d’un bon petit pécule, susceptible d’aiguiser l’appétit de plus d’une louve.

Et puis, il y a Gervais–Bernard

Gervais a du mal à s’acclimater dans la peau de Bernard. Très propre - il se lave à l’eau froide « avec vigueur » - et parfumé avec quelques gouttes d’eau de Cologne, il s’enfonce progressivement dans « la crasse et la saleté » du mensonge (« Ma peau valait-elle tant de bassesses ? »). Englué dans une situation inextricable, harcelé par les deux sœurs qui se livrent un combat sans merci à son sujet, Gervais vit le martyr. « Des deux mains, je m’essuyai le visage, comme pour arracher de la peau une toile d’araignée ». « […] le temps fourmillait dans ma chair ; j’avais comme des orties dans le sang. »

Le piano… Gervais le pratique du bout des doigts, en silence, lorsqu’Hélène et Agnès sont dans leurs chambres. C’est le seul moyen pour lui de retrouver un peu de sérénité. « La musique entraînait mes souillures comme une eau lustrale. »

Julia décédée, Agnès décédée… Hélène dispose désormais d’un boulevard pour se rendre maîtresse de Gervais. Le mariage se fait dans la plus stricte intimité. Et puis… les douleurs d’estomac s’installent, deviennent de plus en plus violentes, au point de ne plus pouvoir s’alimenter normalement. La camomille est vraiment trop amère. « La peau » des mains de Gervais « jaunit, comme les feuilles, devient sèche et craquante ».

Les femmes et Gervais…

C’est compliqué. Sa première femme, il l’a laissée se noyer sans rien faire. Julia, il l’a condamné sans appel, en lui refermant la porte au nez, alors qu’une fusillade s’était déclarée dans la rue. Agnès, il l’a laissée dans les griffes d’Hélène… Un peu plus donc que de la non-assistance à personne en danger ! Lorsque l’on apprend qu’Hélène est en train d’empoisonner Gervais, lentement, mais sûrement, on se dit, ma foi, qu’il s’agit d’un juste retour des choses.

Bibliographie

1 Boileau-Narcejac, Les louves, Denoël, 1987, 186 pages

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