> 28 août 2022
Tout commence plutôt de manière sympathique dans le petit magasin tenu par Amelia.1 La jeune femme y vend toutes sortes de choses utiles (viande, tabac, sucre), ainsi qu’un alcool de toute première qualité, distillé par ses soins. Un petit bossu, qui passe par là, fait entrer un rayon de soleil dans son cœur. Son magasin se transforme alors en un café convivial où tout le monde aime à échanger. Et puis, c’est le retour du gredin de mari... Et tout le bel équilibre prend une claque. En quelques dizaines de pages, Carson McCullers dresse le tableau impitoyable de sentiments contrariés. Je t’aime. Moi, non plus. Tout est dit !
« C’était une femme grande (« 6 pieds 2 pouces ») et sombre, avec une charpente et des muscles d’homme, des cheveux coupés courts coiffés en arrière, et, tout autour de son visage brûlé de soleil, un air de noblesse égarée et hautaine. » Des yeux gris qui se croisent, qui louchent... seul défaut à la cuirasse d’une femme de tempérament qui ne s’en laisse pas conter. Mariée pendant 10 jours seulement (le triste sire qui lui tient lieu de mari est au pénitencier depuis des années), Amelia vit désormais seule... seule jusqu’à l’arrivée d’un curieux bossu qui semble sortir d’un conte de fées.
Du point de vue des cosmétiques, Amelia n’est pas une référence. Sa toilette, on ne peut plus sobre, est vite faite. « Elle se lava le visage à la pompe [...] ». Un jet d’eau fraîche et tout est dit.
Du point de vue des médicaments, elle est la reine du DIY, du fait-maison. Avec délectation, Amélia aime jouer les médecins et les pharmaciens. Dans son magasin, elle tient une sorte de dispensaire, recevant tous les malades de la région. Elle n’a pas sa pareille pour recoudre les plaies. Flambant une aiguille à la flamme, pour toute asepsie, Amelia ressoude les bords des plaies et n’a jamais eu aucune infection postopératoire à son actif. « Pour les brûlures, elle avait un sirop calmant. Pour les maladies incertaines, elle avait une collection de recettes qu’elle préparait elle-même à partir de recettes mystérieuses. » Le seul reproche que l’on puisse faire à ces remèdes, c’est leur caractère extrêmement drastique. Du genre à tordre les boyaux des adultes et à engendrer des convulsions chez les enfants. A ce titre, il convient de préciser qu’Amelia, disposait de formules pédiatriques plus douces et mieux adaptées. « Un breuvage spécial », susceptible de provoquer moins d’effets indésirables.
A son actif, une centaine de remèdes différents, obtenus en broyant des racines et autres végétaux. Dans certains cas, Amelia sort de derrière son comptoir une bouteille de Kroup Kure (mélange de whisky et de sucre), dans lequel elle dissout un « mystérieux ingrédient » !
Aucune pathologie ne résiste à Amelia, si ce n’est les « maladies féminines qui la laissaient impuissante. » Des soins gratuits, tout le monde dans la région lui en est reconnaissant. Sa marotte consiste à diagnostiquer une pathologie (en se concentrant, elle arrive à identifier l’organe malade) et à proposer le remède de cheval le plus indiqué.
Il faut également préciser que tout essai clinique commence chez Amelia par elle-même. Après avoir mis au point une nouvelle recette, Amélia s’empresse de la tester sur son propre organisme et écoute avec attention ce que lui indique son corps. Elle en déduit le plus souvent quel organe sera le mieux cocooné par le mélange végétal concocté par ses soins. « Elle en ingurgitait une énorme dose, et passait la journée à faire pensivement les cent pas entre son café et ses toilettes en brique. » Les coliques une fois passées, Amelia trouve la réponse à ses questions.
Une fois Lymon Willis installé dans la place, la vie d’Amelia devient plus douce. Elle dispose désormais d’une compagnie, d’un être à choyer, à aimer. Le magasin se transforme alors en un lieu de rencontres convivial. Les hommes y boivent l’alcool distillé par Amélia ; les femmes y sucent des bâtons de réglisse. Puis, petit à petit, Amelia met quelques plats à sa carte dont une célèbre « soupe de poisson-chat ». Et puis, elle réalise également « une boisson très douce et très rose appelée « jus de cerise » qu’elle vend un cent le verre. »
Lymon Willis, le bossu qui se présente un jour chez Amelia comme étant son lointain cousin, est un homme qui arrive là tout sale, tout crotté. Chouchouté par Amelia, Lymon est rapidement d’une « propreté qui défiait toute expression ». Ses dents... tout de même sont quelque peu gâtées par l’abus d’un « mélange de sucre et de cacao », consommé à longueur de journée. Et puis, il y a cette odeur étrange de navet qui le suit et le précède partout où il passe. Cette odeur s’explique facilement. Le trouvant trop malingre, Amelia lui a concocté un « bouillon fortifiant » végétal dont elle le frictionne généreusement « jour et nuit ». La nuit... est difficile à passer pour le petit bossu qui est pris d’une terreur terrible dès que le jour s’évanouit. Le tenant par la main, la douce Amelia, pleine de compassion, aide alors son ami à vaincre son appréhension et à tenir jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Quant à son âge, c’est la bouteille à l’encre. 12 ans ?40 ans ? Les pronostics vont bon train. Des cernes sous ses yeux bleus, des « taches lavande » laissent penser qu’il s’agit d’un adulte et non d’un enfant.
Un vrai terrain d’expérimentation, ce Lymon. Avec une tuberculose et un rhume des foins, il lui faut sans cesse de nouvelles préparations, des « sinapismes », des potions... Des remèdes qui provoquent de grandes suées sans pour autant éloigner le mal qui le ronge.
Le mari d’Amelia, celui qui n’a vécu que 10 jours avec elle, est un curieux personnage. A 22 ans, il s’agissait du « plus bel homme du pays ». Musclé avec de beaux cheveux bouclés, Marvin ne manquait pas de prétendantes. Cet homme coléreux, qui n’avait pas hésité à trancher au rasoir l’oreille de l’un de ses ennemis, cet homme sans foi ni loi qui dealait de la marijuana, à tous les déprimés de la région, cet homme dur sentit son cœur devenir comme un artichaut, dès lors que son regard croisa les yeux louches de la grande Amelia. Une fois tombé amoureux, Marvin se fit agneau... le temps de fiançailles de courte durée. Une nuit de noces catastrophique, un époux humilié, une épouse violentée... et voilà notre gentil petit couple transformé en un binôme démoniaque. L’un frappe l’autre ; l’autre rend coup pour coup ! A ce tarif-là, Marvin reprend ses mauvaises habitudes et finit pincé par la police.
Ce qui est étonnant chez Marvin c’est sa résistance à la sudation. Même en plein mois d’août, il ne transpire pas !
Ce qui est étonnant également, c’est de voir le soin qu’il prend pour se laver les dents. Il « aiguisa avec soin un cure-dents. Il se nettoya les dents lentement, en sortant souvent le bâtonnet de sa bouche pour en examiner la pointe et l’essuyer sur la manche de sa veste. »
Marvin aime Amelia, sans retour. Amelia aime Lymon, sans espoir de retour non plus. Lymon admire Marvin.
Lorsque Marvin revient à la maison, Amelia reste sans voix, sans ressort. La maîtresse-femme s’efface devant un mari qui lui prend son bon lit et l’envoie dormir sur le canapé (trop court pour ses longues jambes) du salon.
Pendant des jours, Amelia s’est entraînée au combat à l’aide d’un punching-ball. Le 2 février, le jour des marmottes, voilà Marvin et Amelia prêts pour le combat. Marvin s’enduit « les bras et les jambes de graisse de porc » et ne perd pas une goutte de sueur. Amelia, en revanche, transpire abondamment. « [...] la salopette de miss Amelia était trempée et la sueur coulait si fort le long de ses jambes qu’elle laissait sur le sol des empreintes de pas humides. » Amelia est prête à remporter le combat, lorsque cousin Lymon se jette sur son dos, donnant la victoire à Marvin. Une fois le combat gagné, les deux protagonistes se mettent à tout casser dans le café, avant d’en refermer la porte. Ces deux-là iront se faire pendre ailleurs.
Dans une courte nouvelle, Carson McCullers nous raconte les splendeurs et les misères d’un petit café de province. Tenu avec amour par Amelia... il en a fait des heureux. De bon médecin (celui qui vous interdit ce qui est mauvais pour vous comme l’alcool, le tabac ou le « melon frit »), Amelia s’est muée en une mauvaise cabaretière. Désabusée, annonçant la mort à ses patients sidérés, elle n’a plus, dans ses tiroirs, que des recettes infectes. Ses cheveux sont devenus gris ; son bel embonpoint a fondu. L’ambiance du café d’Amelia n’est plus la même. Il manque le zeste d’amour qui donnait aux boissons et aux remèdes le goût inoubliable de l’amitié, de la fraternité !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration du jour !
1 McCullers C., La ballade du café triste, Le livre de poche, biblio, Stock, 2017, 189 pages
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