> 10 avril 2022
Un changement de vie complet, une reconnexion à la nature, voilà ce que se propose de faire une jeune lady londonienne du XVIIIe siècle, dans le roman de Daphné du Maurier intitulé La crique du Français.1 Fuyant Londres et ses odeurs nauséabondes, Dona St. Columb, accompagnée de ses enfants et de leur bonne, décide de quitter, temporairement du moins, un mari superficiel et ennuyeux, afin de se sentir vivante encore une fois et ce à la veille de l’âge canonique de 30 ans ! Tout irait parfaitement bien si le manoir familial de Navron où Dona se réfugie n’était pas devenu pendant son absence le repère d’un pirate qui écume la région. De quoi donner des frissons à une jeune lady en mal d’aventures !
Dans ce roman les parfums abondent, surabondent, même si aucun allergène à déclaration obligatoire2 n’est mentionné sur la jaquette ; il est conseillé de consulter un dermatologue ou un allergologue si des problèmes respiratoires ou cutanés apparaissent au décours de la lecture.
Dona fuit Londres et ses odeurs de corruption. « L’odeur de Londres, fétide, chaude », qui monte du ruisseau ou bien provient de la rue de Haymarket et de ses théâtres bondés, exhalant la « puanteur du parfum sur les corps surchauffés », n’est plus supportable pour une jeune lady qui se voit déjà vieillissante et qui désire retrouver fraîcheur et liberté, avant de s’enfoncer définitivement dans les ornières de la vieillesse.
Sur la route qui mène au manoir de Navron, Dona détecte la merveilleuse odeur de liberté qu’elle va pouvoir enfin retrouver. « Oui, il y flottait un parfum de pommiers en fleur et d’ajoncs, auquel se mêlait l’âcre senteur de la mousse et de la tourbe des landes lointaines, et venant de plus près, d’au-delà des dernières collines, l’humide odeur de la mer. » A la portière de son carrosse, Dona se laisse caresser par le soleil...
Daphné du Maurier débute son roman en nous présentant Navron comme une sorte d’auberge où l’on peut se restaurer et boire un thé. L’endroit n’a plus rien à voir avec ce qu’il était autrefois. « Aucun riche parfum de tabac ne flotte dans l’air » ! On se demande, évidemment, pourquoi Daphné voudrait bien voir flotter dans l’air ce parfum très spécifique. Et puis, lorsque l’on est un peu patient, on comprend le pourquoi du comment et l’on se laisse captiver par une histoire romanesquement échevelée.
A l’arrivée de Dona, les « lits humides » et les pièces que l’on n’a pas aérées dégagent une « atmosphère renfermée et moisie » ! Une senteur de « caveau » pas franchement hospitalière ! Pour chasser l’odeur de moisissure, le serviteur zélé de Dona a déposé dans sa chambre une « branche de lilas », au « parfum entêtant et doux ». Plus tard dans la saison, il n’oubliera pas de déposer auprès du lit de sa maîtresse un bouquet de muguet,3 au « doux parfum ».
De la propriété, Dona ne se souvient pas de grand-chose, puisque sa dernière visite date du moment où elle était enceinte d’Henrietta ; malaises (les flacons de sel seront agités sous son nez à longueur de séjour) et nausées avaient été, alors, son lot quotidien.
Petit à petit, Dona se réapproprie le domaine en se promenant dans un parc où cohabitent les fragrances les plus variées. « Un parfum de mousse et de jeune verdure, mêlé à l’âcre odeur des campanules, flottait dan l’air. » « Elle savourait le parfum des ajoncs, des genêts, des campanules. » Aux abords de la crique où mouille le pirate, Dona est toute étourdie par « le parfum de gazon chaud des falaises, de mousse, d’arbres, de sable brûlant sur lequel, tout le jour, avait lui le soleil. » et se laisse envelopper par des « ajoncs », au « doux et chaud parfum de miel ».
Harry est un « mari parfait », parfaitement ennuyeux, du fait de sa grande « placidité ». Des yeux bleus, où l’on croit voir luire des étincelles (on croit seulement, car la réalité est toute autre), une perruque blonde bouclée, « parfumé à outrance » (ses vêtements et son mouchoir en sont fortement imprégnés et ramènent à Navron l’odeur intrusive de Londres) (« l’odeur des chiens et du parfum dont Harry aspergeait ses vêtements alourdissait l’atmosphère »), Harry manque cruellement de personnalité et de naturel.
L’âme damnée de Harry, son compagnon de fêtes, de beuveries, est un jeune homme soigneux, qui se polit les ongles et suit son ami comme son ombre. Ce noble, qui en veut au pirate chéri par Dona, finira tué des mains de la belle.
Dona est une jeune femme, considérée, à Londres, comme une « créature superficielle » ; extrêmement belle, habituée à être adulée par toute une petite cour qui gravite autour d’elle, elle s’ennuie dans une sorte de cage trop dorée. Pour s’étourdir, elle mène une vie tumultueuse, se travestissant le soir en une Fantômette facétieuse. Pour affoler les vieilles dames, Dona joue les bandits de grands chemins, en « hauts-de-chausses », un masque cachant ses traits.
Arrivée à Navron en « robe blanche » et « parure de rubis » au cou, « les cheveux relevés en bouclettes, derrière les oreilles, selon la mode alors en vigueur, Dona s’acclimate rapidement à sa nouvelle demeure laissant de côté tous les artifices et colifichets témoins de son ancien passé. » Désormais, elle lissera « ses bouclettes autour de son doigt », pour se faire belle, et rien de plus ! Rien… si ce n’est un peu de « rouge sur les joues », pour masquer une soudaine pâleur (lorsque tous les hommes se réunissent à Navron pour réaliser une chasse à l’homme qu’elle aime, il y a de quoi devenir pâle !)
La première nuit passée à Navron lui réserve une surprise. Le lilas qui embaume la pièce n’a pas réussit à faire taire le parfum de tabac qui ressort plus puissant que tout. Le parfum « fort, âcre », qui irrite les narines de Dona, provient du tiroir de sa table de chevet. Là, se trouve un mystérieux pot à tabac, renfermant un tabac « brun, fort, fraîchement haché » ; à ses côtés un volume de l’œuvre poétique de Ronsard. Etrange ! On comprendra bien vite que ce tabac et ce livre appartiennent au pirate.
Au fil du temps, Dona se plait de plus en plus dans un climat de liberté totale. S’exposant aux rayons du soleil, elle brunit et aquiert un « vrai teint de bohémienne ».
La bonne qui s’occupe des enfants, Henrietta et James, doit faire face aux caprices de sa maîtresse. Lorsque celle-ci décide, sur un coup de tête, de partir se mettre au vert, Prue se voit entraînée, malgré elle, dans une folle course, où tout arrêt dans une auberge est exclu. Elle, qui rêve d’une « chambre tranquille dans une auberge, où elle aurait trouvé de l’eau chaude et pu laver le visage et les mains des enfants », est contrainte de maugréer dans son coin, en attendant d’arriver au manoir. Là, elle y réclame illico de l’eau chaude pour « laver, baigner » ses petits protégés. Ceux-ci vont rapidement s’épanouir dans le parc du domaine, bronzant à qui mieux mieux, sous son regard attendri. « Les enfants se hâlaient comme de petits bohémiens. »
William est ce serviteur énigmatique, qui accueille Dona, à son arrivée à Navron. Seul domestique pour l’instant, il a recruté toute une armée d’employés de maison, pour remettre les lieux en ordre, au plus vite. Des mains « propres, couleur de cire blanche, sans trace de tabac », un aspect soigné (« De toute sa personne se dégageait une sorte d’atmosphère impersonnelle et savonneuse, bien différente de la mâle odeur de l’âcre et brun tabac enfermé dans le pot là-haut. »). Bien vite, on comprend que William est le serviteur dévoué du pirate ; il s’attachera également à Dona.
Ce voisin, à l’allure trop recherchée et à la verrue proéminente sur le nez, vient irriter Dona, dès son arrivée à Navron. Si elle a quitté Londres, ce n’est pas pour retrouver à la campagne l’atmosphère « perruquée » et outrageusement parfumée de la ville. Godolphin... une « perruque trop frisée », qui frise le ridicule et qui fera l’objet d’un pari entre Dona et son pirate préféré (sous la perruque, on découvrira alors un crâne « aussi chauve qu’un genou ») ! Et sa femme... rien de plus concluant. Enceinte de jumelles, lady Godolphin vit dans des pièces qui ne sont jamais aérées - elle craint les effets néfastes pour sa santé de l’air, à la lourde « odeur d’humanité » !
Dans une crique jouxtant le domaine, se tient à l’ancre un joli voilier-pirate, La Mouette. Là, tout est propre, ciré, lessivé. Une bonne odeur de « soupe aux choux » titille les narines d’une lady curieuse de savoir ce qui se trame à bord de ce curieux bateau. L’occasion de rencontrer le pirate qui terrifie les nobles de la contrée. En cheveu (les vrais, les siens, pas une « ridicule perruque frisée »), Jean-Benoît Aubéry (c’est le nom du fameux pirate) accueille Dona dans les règles de l’art, manchettes de dentelles au poignet. Ce pirate est en réalité un Français, qui joue les Robin des bois, en pillant les nobles et riches Anglais pour subvenir aux besoins des « pauvres Bretons ».
Harry possède « deux petits épagneuls King Charles, frisés et parfumés »... Pas très souvent lavés, si l’on en croit Dona, qui n’apprécie guère l’odeur de chiens, qui règne dans les pièces où se déplacent les compagnons favoris de Harry. Un excès de parfum qui génère, visiblement, une réaction allergique chez Duchesse, la petite chienne. « Un bobo sur le dos », qui la fait se gratter jusqu’au sang, une, puis deux plaques d’eczéma, que la « pommade » n’arrive pas à traiter.
Dona a l’impression de revivre un vieux rêve (« Elle croyait revivre un rêve qu’une fois elle aurait fait, un rêve familier et tranquille qu’elle reconnaissait. »). Pour quelques heures, elle se fait le mousse d’un séduisant pirate (elle hésite même pour l’occasion à sacrifier sa magnifique chevelure - « Faut-il que je coupe mes cheveux ? demanda-t-elle ? Vous auriez plus l’air d’un mousse, répondit-il. Mais je préfère le risque de la capture que de vous voir le faire. ») qui met à sa disposition une cabine avec eau courante (en réalité une « aiguière d’eau bouillante ») pour la toilette. Dans ce roman, le « parfum de la terre » (« le parfum de la France »), le parfum de la mer, le parfum des végétaux, se croisent et s’entrecroisent, sous la plume saturée de fragrances de Daphné du Maurier. Le « doux et lourd parfum qui montait du magnolia » n’est plus qu’un souvenir au moment où Daphné découvre l’endroit qui lui inspire son roman.
Un détail pour finir. Soyons rassurés, le pirate Français s’en tirera cette fois encore (grâce à Dona, faut-il préciser) et pourra retrouver, en toute sérénité, « le parfum de l’herbe chaude » de la pointe du Raz, « le parfum de la Bretagne », celle de la mère-patrie.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard pour cette version de la fiancée du pirate... version du Maurier !
1 du Maurier D., La crique du Français, Le livre de Poche, Albin Michel, 2016, 282 pages
2 Les 26 allergènes : de quoi s'agit-il ? | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)
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