> 14 octobre 2018
Si vous entretenez une relation épistolaire avec Sénèque, il ne manquera pas de prendre copie des lettres qu’il vous enverra... Derrière chaque philosophe, écrivain, poète se cache un être humain en quête d’immortalité. Pour Sénèque, mission accomplie. Les lettres à Lucilius, remarquablement traduites par Alain Golom, qui fait souffler sur elles un vent violent de modernité, semblent écrites pour le lecteur du XXIe siècle qui s’interroge sur la vie et la mort.1 Sénèque y fait parfois vibrer une âme lamartinienne - personne n’est parfait - pour notre plus grand plaisir (« Voici que la Campanie et surtout le spectacle de Naples et de ta chère Pompéi ont réveillé avec une force incroyable le regret que j’ai de toi. »). Il se veut également diététicien lorsqu’il condamne les excès de table conduisant à des maladies diverses et variées.
Sénèque ne nous apprend pas dans ce recueil de lettres à bien vivre (« La vie n’est pas une partie de plaisir. »), mais plutôt à bien mourir (Mieux vaut une vie courte mais pleine que longue et vide)... mourir à cette vie terrestre qu’il aime à comparer à un enfantement dont la durée varie selon les individus. « Ce jour que tu redoutes comme le dernier c’est celui de la naissance à l’éternité. » Après le ventre maternel et le ventre terrestre, reste une troisième expérience à réaliser. Pour faciliter l’accouchement, Sénèque défend une maïeutique bien particulière. Il conviendra de se délester en cours de route de « tout ce qui colle à la peau » ! Profitons de cette lecture pour picorer de ci de là quelques conseils cosmétiques ou esthétiques.
Savoir se fondre dans la masse
En matière de mode, d’habillement, de maquillage, Sénèque fait montre de goûts on ne peut plus classiques. Il ne s’agit pas de sortir du lot par une mise originale ou une coiffure extraordinaire ; l’essentiel est de se singulariser intellectuellement. « Evite d’être mal habillé, d’avoir les cheveux longs, la barbe plus ou moins négligée, d’afficher ta haine de l’argenterie, d’exhiber ton lit à même le sol (suivez nos regards et vous tomberez tout droit sur le témoignage de certains qui se plaisent à faire étalage d’une vie ascétique)2 et d’autres trucs pour se mettre en valeur. Le seul nom de « philosophie » est déjà suffisamment détesté quand on la pratique avec retenue, alors si, en plus, nous commençons à nous écarter des usages communs ! A l’intérieur, dissidence totale ! A l’extérieur, faisons comme tout le monde. »
User et non abuser des soins du corps
Sénèque prône une hygiène parfaite (lavage des bras et des jambes chaque jour ; lavage du corps entier une fois la semaine), mais maitrisée. Un lavage quotidien, assorti d’un parfumage abondant, lui déplaît souverainement. Certains se « vantent de cette odeur comme si elle émanait de leur propre corps. » Le corps doit servir et non mettre en esclavage. « Observez donc la saine hygiène de vie suivante : n’accordez au corps que ce qui est strictement nécessaire pour être en bonne santé. » Le corps doit être apprécié, mais non adoré. « Voici ce que doit être notre comportement : vivre, non pour le corps, mais parce qu’il est impossible de vivre sans lui. »
Se contenter d’une modeste salle de bains
Sénèque vante les mérites d’un « petit bain, étroit, obscur, selon l’usage d’autrefois » et se moque des salles de bain luxueuses, munies de robinetteries en argent, de mosaïque, tellement grandes et bien exposées que l’on peut y bronzer en se baignant ou admirer la vue de la campagne ou de la mer.
Eviter de se loger au-dessus d’un établissement de bains
C’est le cas de Sénèque. Celui-ci subit des nuisances sonores. Il y a les bruits de respiration de ceux qui pratiquent un sport. Il y a les bruits du masseur qui fait claquer ses mains sur le dos de son client. Selon la nature du son perçu, on sera renseigné sur l’épaisseur du tissu adipeux du massé... Il y a les voix qui résonnent sous les voûtes. Il y a les personnes sans-gêne qui « éclaboussent tout le monde avec leur plongeon retentissant ». Il y a la voix de « fausset » de l’épilateur qui harangue le client au moyen d’un boniment fort bien troussé. Il y a ensuite la voix de l’épilé qui implore grâce lorsque la douleur est trop forte. Il faut être philosophe pour supporter tout cela. Sénèque parvient très bien à s’extraire de toute cette cohue sonore ; il laisse « le tapage » à « l’extérieur », mais ceci n’est pas à la portée de tout le monde.
User et non en abuser de la culture physique
A la culture physique, Sénèque préfère les exercices de l’esprit qui aiguisent les structures nerveuses. Il est « tout à fait inconvenant qu’un homme cultivé passe son temps à faire jouer ses biceps, à se gonfler l’encolure et à s’élargir la cage thoracique. » Laissons cela « aux esclaves de dernière catégorie, ceux qu’on prend comme entraîneurs : des gens qui passent leur temps à se frotter d’huile et à s’abreuver de vin, et qui sont contents de leur journée quand ils ont bien transpiré [...] ». Sénèque n’est pas adepte de marche nordique. Vous ne le rencontrerez pas sur les chemins de grandes randonnées, bâton à la main. Les déplacements, il les réalise en litière, de façon à pouvoir lire ou pratiquer la méditation. Cette méditation l’amène à aguerrir son âme et à la rendre la plus ferme possible. Comme le sportif dont le corps résiste aux coups de poings, au « soleil de plomb », Sénèque rêve d’une âme qui résiste aux coups du sort et se fortifie à chaque épreuve rencontrée.
Faire provision de cire d’abeille
Si Sénèque aime à stocker la cire d’abeille, ce n’est pas pour réaliser un onctueux cérat cosmétique (pour être juste il faut préciser que le médecin Galien n’a popularisé la recette du cérat qui porte son nom qu’une centaine d’années plus tard). Il utilise cette matière première de façon peu orthodoxe. « En un mot, tu seras sage quand tu auras bouché tes oreilles et c’est peu de les enduire de cire. Il faut un bouchon plus hermétique que celui dont Ulysse, à ce qu’on raconte, se servit pour ses compagnons. » Il nous livre par la même occasion la raison pour laquelle Ulysse a tant traîné en route, avant de retrouver sa belle Pénélope. Ulysse devait certainement souffrir du mal de mer. « Moi aussi si je devais aller quelque part en bateau, je mettrais 20 ans pour y arriver. »
Se prendre pour une abeille
Comme l’abeille fait son miel, Sénèque encourage chacun de ses lecteurs à butiner dans les ouvrages afin de se constituer une culture large et vaste. Sa préférence va certainement vers le miel mille fleurs. Il s’agira ensuite de « confondre en une seule saveur tous ces prélèvements divers. » On retiendra, au passage, cette image qui convient merveilleusement au travail ardu qu’est la recherche bibliographique.
Eviter l’épilation coûte que coûte
Un homme se jauge, selon Sénèque, à sa pilosité. « Bien qu’il ait l’apparence d’un soldat, il est tout épilé. » Si Sénèque jette aux orties pinces à épiler, pierre ponce et autres accessoires indispensables pour une épilation soigneuse, il ne manquera pas de sortir du lot à une époque où le poil est déclaré Ennemi N°1 ! Les philosophes aussi peuvent se contredire !
Se nourrir des textes philosophiques sans essayer d’en extraire telle ou telle partie
Nous sommes désolées, mais c’est pourtant ce que nous adorons faire ! Pour nous mettre en garde contre cette manie, Sénèque use d’une comparaison. Un recueil de philosophie est comme une belle femme. « Une belle femme n’est pas celle dont on vante les jambes ou les bras, mais celle dont l’aspect général annule l’admiration qu’on porte à telle ou telle partie. »
Ces lettres sont savoureuses... Elles sont cependant à consommer avec modération. On notera une contre-indication concernant les personnes déprimées, l’apologie du suicide y étant faite.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui nous rappelle ce conseil de Sénèque "Faites l'abeille"...
1 Sénèque, Apprendre à vivre, choix de lettres à Lucilius choisies et traduites du latin par Alain Golomb, Arléa, 2010, 292 pages
2 https://www.vanityfair.fr/pouvoir/politique/articles/pierre-rabhi-enquete-sur-un-prophete-sophie-des-deserts/29872