> 15 avril 2023
Evidemment quand une centenaire arrive sur les terres réservées d’une autre centenaire qui n’envisage pas la vie autrement qu’en étant adulée, en demeurant le centre de toutes les attentions… ça va faire mal… très mal, même !
Une île de rêve, La Thébaïde, propriété exclusive de retraités aisés… ultra-riches pourrait-on dire plutôt. C’est là que vivent, avec leur bonne, Clarisse, deux sœurs, Gloria Bernstein, une cantatrice célèbre et Julie Maëul, une pianiste virtuose dont la carrière a été brutalement interrompue suite à un accident de voiture qui lui a coûté ses deux mains.1
Au moment où nous faisons la connaissance de Julie, elle est venue consulter sur le continent, de « sa main droite pressant son flanc ». Le médecin « avait une quarantaine d’années. Il était de ce blond qui annonce la calvitie. » Après le médecin, le kiné, Raoul. Avant de se rendre dans son cabinet, Julie « se regarde dans le miroir qui occupe tout un panneau de la salle de bains. » Coquetterie quand tu nous tiens…
« A huit heure, elle ira rendre visite à Gloria qui sera furieuse d’être vue, même par sa sœur, sans son maquillage. » Julie « a besoin, elle-même, d’être un peu réparée avant de sortir. C’est Clarisse qui met en place la perruque, répand un léger nuage de poudre pour gommer un peu les rides qui craquellent le vieux visage rabougri. »
« Pourquoi la beauté a-t-elle été accordée à Gloria seule ? » « Pourquoi Gloria a-t-elle encore ces yeux superbes, dans un visage miraculeusement conservé ? Pourquoi a-t-elle gardé ces mains longues, sensibles, à peine abîmées par les taches de la vieillesse. Pourquoi ? » Jalousie quand tu nous tiens…
« Gloria […] a connu un bonheur constant, insolent et presque tapageur. La beauté, d’abord, une espèce de beauté lumineuse, comme en possèdent certaines fleurs. »
Quand Julie entend les notes qui sortent du piano installé chez leur nouveau voisin, M. Holtz, elle « ne se rend pas compte qu’elle a les yeux qui se mouillent. Elle ne peut retenir une larme, lourde et grasse, comme une goutte de résine qui suinte d’une écorce tailladée. » « Elle se retourne, son visage ridé n’exprime plus qu’une émotion de circonstance. » Quelle force de caractère !
Chaque soir, « Julie enchaîne mécaniquement les gestes de la routine – potage et coquillettes au beurre-, ceux qui préparent le coucher – démaquillage, lavage (le visage, les mains, les dents, avec précaution à cause des bridges), et enfin le déshabillage, le conflit sournois avec la chemise de nuit, plus commode que le pyjama », à cause de l’état de ses pauvres moignons… Elle fume Julie… elle se tue à petit feu, Julie… « Les Camel, ce matin-là, avaient un goût de pharmacie. »
Gina Montano fut une « actrice aussi célèbre que Mary Pickford.2 Elle s’est ratatinée, rabougrie, mais son visage, trop fardé, conserve quelque chose de jeune, de vif, à cause des yeux qui brillent d’une espèce de joie de vivre. » « Elle n’a jamais eu de belles mains, mais l’arthrose a déformé ses doigts. » Elle est capable d’auto-dérision : « Je mets une perruque toute défraîchie, j’enlève mon dentier. J’ai tout de suite l’air de la fée Carabosse… et cela lui permet de décrocher des rôles… Humour quand tu nous tiens…
Gina va rapidement capter toute l’attention des habitants de l’île. « Gina Montano, toute en noir, sans bijou, à peine fardée, bien droite malgré l’affaissement de ses épaules, avait retrouvé l’allure altière de ces patriciennes qu’elle avait si souvent jouées dans les films à péplum. »
Gloria se défendra comme elle pourra… « Elle était un peu plus fardée que d’habitude et, malgré le fond de teint, il y avait des rides, plus fines que des craquelures, qui meurtrissaient la fragile porcelaine de ses joues. » Elle s’inquiète des ravages que peut faire la cruelle situation sur sa santé. « Elle prit le miroir et s’étudia longuement, de face, de trois quarts, tirant çà et là sur sa peau. » « Gloria est seule, lugubrement éclairée par sa lampe de chevet et, soudain elle paraît très vieille. Sa perruque a un peu glissé, découvrant le front dénudé, d’une blancheur d’ossement. »
Gloria aura (mais ce sera de courte durée) un petit espoir de victoire avec l’attribution de la Légion d’honneur. Quand elle l’apprend, « Gloria, dans sa chaise longue, se polissait les ongles. »
Gina sortira vainqueur de cette joute d’un genre un peu spécial et pour Gloria, « Ce visage si frais, si lisse, si offert au bonheur pendant si longtemps, s’était creusé de rides comme un fruit d’hiver. »
« Combats de coqs ou combats de vieilles stars, le spectacle est aussi captivant. » Un spectacle qui a atrocement le goût du sang…
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.
1 Boileau-Narcejac, Champ clos, folio, 1998, 217 pages
2 MARY PICKFORD (1893-1979) - Encyclopædia Universalis
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