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Quand Irène se glisse dans la loge d’une star du music-hall !

> 26 août 2023

Quand Irène se glisse dans la loge d’une star du music-hall !

1934, Irène Némirovsky se plonge dans l’univers du music-hall,1 nous offrant une nouvelle dégoulinante de cosmétiques et de tristesse. L’héroïne, Ida Sconin, est une star vieillissante, qui fait encore salle comble, en modifiant son image à l’aide de cosmétiques et de chirurgie esthétique. Encore… mais pour combien de temps encore ?

Tous les soirs, la star de 60 ans bien sonnés descend l’escalier du music-hall, des plumes d’autruche sur la tête ! Deux rangées de girls dénudées accompagnent la descente de la reine de la soirée. La meneuse de revue d’origine russe est populaire auprès des Français et des Américains qui se pressent pour observer celle qui dure dans le temps…

Ida Sconin est tendue vers un seul et unique but : « faire recette », remplir la salle, sentir l’adhésion du public, crouler sous les applaudissements, retrouver des fans transis qui l’attendent, dehors, un bouquet à la main.

Et puis, un beau jour, la rivale arrive. Une jeune fille à la chair ferme et au teint parfait !

Ida, des débuts difficiles !

Une mère tenancière de maison close… une enfance douloureuse pour celle qui connaît mieux les astuces de maquillage des pensionnaires de la maison maternelle que ses tables de multiplication. Une enfance passée dans une odeur semblable à celle du music-hall où elle triomphera plus tard. « L’odeur était pareille, parfums bon marché, poussière et sueur des corps nus. » Des corps plâtrés de poudre !

Un mari horloger. Un « enfant débile », qui meurt dès ses premiers jours de vie. Puis, l’exode vers Paris pour… réussir sa vie !

Gabriel Olive, celui par qui tout est arrivé

Gabriel Olive est l’homme de métier qui a transformé Ida en une bête de scène. Un véritable démon qui s’est glissé dans sa vie, dans son lit, afin de doper le talent d’une jeune femme pleine d’ambition. Un homme au teint pâle, qui se maquille comme une femme, en usant d’un crayon à sourcils (« la courbe satanique des beaux sourcils, qu’il épilait comme une vieille coquette »). Un « vamp masculin », qui suce le sang de sa tendre victime ! Gabriel ne se contente pas d’être l’amant d’Ida ; il mène également son rivale, le mari d’Ida, sur le chemin du suicide. Car Gabriel est jaloux, d’une jalousie maladive !

Après une liaison qui ne durera que 4 ans, Gabriel se retirera de la vie de la star qui ne l’apercevra alors, plus que de temps en temps, vieillissant, « les cheveux teints » comme la vieille coquette qu’il n’a jamais cessé d’être.

Gabriel Olive, celui qui a donné à Ida des cours de maquillage

Avant de rencontrer Gabriel, Ida allait d’échec en échec. Des humiliations lors des crochets organisés par les cafés-concerts ! La jeune femme, qui ne sait alors ni « se farder », ni se peigner, est couverte de moqueries.

Une dose excessive de crème Simon2 sur ses joues… et Ida se fait sortir du « caf’conc’ », au milieu des huées. « Elle n’avait jamais poudré son visage ; ce jour-là, elle avait enduit ses joues de crème Simon et étalé par-dessus une poudre blanche comme de la céruse. »

Gabriel va passer par là et prendre cette beauté en main. Un peu de fond de teint, une touche de poudre… voilà Ida enfin présentable !

Cynthia, une rivale toute neuve

Cynthia, toute « blonde et blanche », offre au public toute la fraîcheur de ses 20 printemps ! A peine quelques touches de maquillage sont nécessaires pour mettre cette jeunesse en beauté. Un peu de « rose » sur la joue, un peu de rouge à lèvres rouge sang, un peu de poudre de riz sur les mains. Et beaucoup de parfum bon marché sur l’ensemble du corps. Cynthia « s’inonde » de « parfums grossiers » !

Comme soin anti-déshydratant, Cynthia plébiscite la vaseline à gogo, comme en témoigne son peignoir « maculé de rouge gras et de vaseline ».

Pour Ida Sconin, des seins tout neufs

Ida n’hésite pas à avoir recours à la chirurgie esthétique, pour pouvoir continuer à afficher, sur scène, la plastique de ses 20 ans. Ses seins ont, ainsi, été changés, par deux fois !

Pour Ida Sconin, un corps tout vieux

Ida fait tout ce qu’il faut pour lutter contre la pesanteur. Pourtant, les années pèsent lourd ! « Les massages, les soins ne sont pas inutiles, mais, malgré cela, les années ont gorgé son corps d’une substance invisible et pesante, qui semble l’attirer vers la terre, la fixer au sol. » Rien de bien réjouissant, en somme !

Ida Sconin, travail, effort, un régime inchangé

Ida a connu le succès très tardivement (vers 40 ans). A force de « travail », « d’effort », elle a réussi à occuper la première place. Désormais, il ne lui reste plus qu’à s’y maintenir !

Ida Sconin, une allure inchangée

L’obsession d’Ida s’inscrit dans la durée. Durer, rester au premier plan… voilà ce qui anime la meneuse de revue, qui tente de stopper l’action du temps à l’aide de divers artifices.

« Tout, jusqu’à son parfum, demeure depuis des années pareil. »

Des efforts constants pour lutter contre les effets de l’âge… pour rester jeune, identique à elle-même ! Des efforts qui fatiguent le corps et l’âme et laissent un goût de cendres dans la bouche. « Elle se sent triste. Car elle a beau farder son visage, taillader ses seins et ses joues, masser son front, effacer tous les jours les rides, qui, toutes les nuits, inlassablement, se reforment, elle ne peut empêcher que son âme, par moment, s’essouffle et se fatigue plus vite que son corps. »

Ida Sconin, une toilette de nuit à la routine inchangée

Ida pratique une « toilette de nuit exigeante. « Un long bain tiède », puis toute une série de soins, appliqués sur le visage, le cou, les mains. Un effet occlusif est obtenu en recouvrant la crème de soin, qui sent « une odeur d’herbes », et « un vague relent d’huile », sous des « bandelettes de laine » pour faire occlusion. Ces bandelettes sont très importantes dans la routine-beauté de la star. Irène y fait référence par deux fois. Ces bandelettes ont pour but, d’optimiser l’action de la crème, appliquée en dessous, mais également de tendre le visage, afin d’en effacer toute ride. Des rides qui disparaissent la nuit, mais réapparaissent au cours de la journée… impitoyablement.

Ida, après sa toilette de nuit, absorbe du véronal, un hypnotique puissant.3 Le sommeil est un acteur essentiel de sa santé cutanée. C’est grâce à cet artifice médicamenteux qu’Ida parvient à endormir les signes du vieillissement. « […] sans sommeil, les rides reviendront plus vite encore. »

Ida Sconin, une toilette de jour à la routine inchangée

Au petit matin, Ida se lance dans toute une série d’actions conservatrices. Une « douche », de la « gymnastique », assortie de « massage », puis des soins cosmétiques, avec l’usage d’un « masque de crème » !

Ida Sconin, une teinte qui change du tout au tout

Avant d’entrer en scène, Ida est nue… nue, devant sa maquilleuse, qui a pour mission de poudrer toutes les parties visibles de son corps sous le costume. « Les jambes et le ventre » sont ainsi recouvertes de poudre de riz, afin de paraître d’une teinte parfaitement homogène.

Au niveau du visage, la maquilleuse doit également intervenir afin de donner à la peau l’aspect d’une « porcelaine », d’un « masque » émaillé, en y appliquant une couche épaisse de « pâte lisse et ferme ». L’objectif est simple : transformer l’aspect de cette peau mature, vieillissante et lui donner « l’apparence fragile et délicate d’une joue de jeune femme. ». Attention à bien choisir son fond de teint qui, sous l’effet de l’éclairage, peut donner une teinte « verte » inesthétique !

Enfin, les mains sont prises en charge et couvertes de « poudre », de « crème », de « blanc-gras ».

Ida Sconin, des ongles qui changent de teinte

Ida Sconin vernit ses ongles avec application. Doigts et orteils sont tout autant concernés. Irène nous parle d’ongles « peints en or » !

Ida Sconin, des cheveux qui changent de teinte

Ida Sconin ne change rien… enfin, pas vraiment, si l’on considère son capillaire qui, au fil des ans, a eu le temps de passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les cheveux sont ainsi passés de leur teinte naturelle (noire) à des teintes plus artificielles comme « une couleur d’or éclatante », un « rouge sombre » ou flamboyant « comme une flamme », « un blond léger d’argent »… Ces cheveux ont été « torturés », toute leur vie, par l’abus de cosmétiques, au point qu’ils ont perdu « toute apparence humaine », devenant « secs et crépitants comme de la paille ».

Ces teintures délétères sont, en réalité, sans doute plutôt des mascaras pour cheveux. En effet, Irène Némirovsky nous indique qu’un « seul jour de repos suffirait à faire apparaître la racine de neige sous la couche de peinture. »

Ces produits, destinés à masquer les cheveux blancs, sont redoutables… Ida ne peut plus faire un geste naturel, sans mettre tous ses efforts en péril. « […] elle veut rejeter en arrière sa tête, mais songe à la teinture ». Sa coiffeuse a été très claire à ce sujet : « Il faut agiter le moins possible vos cheveux, ils sont secs et cassants » !

Les girls d’Ida, une peau qui change de teinte

Les girls d’Ida sont fort peu vêtues. Quasiment nues, ces jeunes femmes sont cosmétiquées par une armée de maquilleuses, qui « recouvrent leur peau » de « poudre et de fard », jusqu’à obtenir une même teinte rose uniforme. Cette teinte rose n’est pas sans rappeler la couleur du « jeune porc fraîchement tué » !

Et dans le public…

De vieilles Américaines, « sourdes, plâtrées de rouge et de blanc de céruse » !

Et dans la salle…

Une odeur de music-hall. Un mélange qui associe « l’odeur familière de poussière », avec celle des « parfums » et des « corps nus ».

Et un ambassadeur qui sent…la violette

A la sortie du spectacle, Ida est attendue. Un ambassadeur lui baise ainsi les mains. Ses doigts sont « parfumés à la violette » !

Ida, en bref

Une grosse consommatrice de cosmétiques cette Ida, qui se fait voler la vedette par une jeune femme de 20 ans. Pendant longtemps, la magie des cosmétiques a opéré. Et puis, un soir, l’illusion n’est plus possible. La belle Ida est usée jusqu’à la corde… et cela se voit ! Elle se mord les lèvres (« […] un mince filet de sang coule sur la joue lisse de porcelaine, et de loin, semble du fard délayé. »). Une chute dans l’escalier du music-hall vient mettre un point final à 20 ans de succès ininterrompu !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Némirovsky I., Ida, Folio, Denoël, 2023, 119 pages

2 Crème Simon, un simple glycérolé d’amidon | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)

3 Lefevre T. Veronal et roman noir. Rev. Hist. Pharm., 1999, 324, 520

 

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