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Paul Poiret, le couturier qui habille les femmes d’un voile de... parfum

> 17 mars 2021

Paul Poiret, le couturier qui habille les femmes d’un voile de... parfum

Pour occuper le haut de l’affiche, pour être le premier dans son domaine, il semble bien qu’être fils de drapier constitue un atout certain. Pauvreté extrême pour Saint François d’Assise, qui troque son riche manteau pour une simple robe de bure et acquiert pour toujours une place très particulière dans la litanie des Saints de l’église catholique, gloire extrême pour Jean-Baptiste Poquelin, roi des comédiens, des metteurs en scène, des écrivains du Grand Siècle et des siècles à venir, reconnaissance extrême pour le premier des couturiers-parfumeurs, le seul, l’unique, le King of Fashion, Paul Poiret (1879 - 1944) ! Un couturier qui fait la Grande Guerre, au titre de tailleur, sans pour autant savoir coudre et invente une capote plus rapide à confectionner que celles que l’on connaît jusqu’alors et moins consommatrice de tissu. Un couturier qui rédige ses mémoires, En habillant l’époque,1 donne « des coups d’épingles » à droite et à gauche et tente de restituer sa vérité. Le premier à avoir aboli le corset et le jupon, le « premier couturier parisien qui s’embarque pour l’Amérique », le premier couturier à habiller les femmes d’un nuage de parfum, le premier couturier à annoncer « aux coiffeurs la fin des postiches » et la mode des cheveux courts... Vous l’aurez compris, Paul Poiret n’est pas le premier en matière de modestie !

Un enfant parisien « Cron papizi »

C’est par cette expression sibylline « Cron papizi » que le petit Paul se faisait remettre papier et crayon pour faire mumuse dans l’appartement familial, situé au-dessus du magasin paternel. Le petit garçon, toujours très bien habillé, aime alors à dessiner et à vivre dans les jupes de sa mère. Il suit ainsi celle-ci avec délectation dans les magasins où règne une « odeur de poussière et de parfumerie », qui lui donnera sûrement des idées bien plus tard. Petit à petit, le commerce se développe, le ménage s’enrichit. Le parc d’une maison de campagne à Billancourt fournit les fleurs nécessaires pour des expériences variées. Les pétales pressés fournissent une encre qui arrive tout juste à tacher les vêtements. Le parfum des roses est capté dans des flacons remplis d’alcool ou d’eau gazeuse ou bien emprisonné dans des « boîtes hermétiques » qui ne livrent, au bout de plusieurs jours, qu’une « affreuse odeur de moisi. » Passionné de mode dès l’âge de 12 ans, Paul, « très coquet (« et si j’oubliais quelquefois de me laver, je n’oubliais jamais de changer de col ») feuillette magazines et journaux en quête d’« indications concernant la mode ».

Un adolescent parisien à la Comédie-Française

Chaque soir, le dîner à peine avalé, Paul court à la Comédie-Française applaudir les grands noms du moment, Réjane, Sarah Bernhard, Guitry, Mounet-Sully... et observer dans la salle les anonymes qui pavoisent en grande tenue. Les chapeaux des femmes ressemblent à des corbeilles de fleurs, les « manches à gigot dépareillées » n’ont rien à voir avec l’étalage du boucher. Le jeune garçon observe les femmes et s’étonne des strapontins (ces coussins glissés sous les robes dans le bas des reins afin de créer une proéminence très tendance) ornés de kilomètres d’étoffes. Un apprentissage sur le terrain très utile.

Un bachelier parisien qui répare les parapluies

A 18 ans, le bac en poche, Paul est placé chez un fabricant de parapluies par un père qui désire casser l’orgueil un peu trop prononcé de son fils. Echec total... en ce qui concerne l’orgueil du jeune homme. Une réussite en revanche avec une passion qui naît entre l’apprenti et la soie. Les morceaux de tissu chipés dans la journée dans le magasin ornent le soir un mannequin en bois qui prend vie sous les doigts du futur couturier qui drape, croque, invente des modèles audacieux. Modèles qui commencent à faire parler d’eux et à conquérir les maisons de couture. Le célèbre Jacques Doucet n‘hésite pas une seconde à embaucher ce jeune homme qui promet. Ce couturier, qui porte des chaussures vernis, qui nécessitent un traitement spécial (« ses chaussures devaient être passées au four, pour être revernies, chaque fois qu’il les portait. ») est à la tête d’une escouade de vendeuses plus atypiques les unes que les autres. Cheveux acajou, blonds, dorés, cheveux d’argent, chevelure ressemblant à une « liasse de mèches comme la carte d’échantillons d’un teinturier », les vendeuses de tous âges et de toutes personnalités tyrannisent ce petit mignon qui n’en sait pas bien long sur le métier. Pas bien long, mais tout de même capable d’imaginer des modèles toujours nouveaux, toujours surprenants. Jaquettes et jupes serrées se portent alors sur des corsets qui emprisonnent les femmes, « depuis la gorge jusqu’aux genoux ». Paul suit la tendance, mais en y mettant sa patte personnelle.

Une aventure poudrée avec une riche Américaine

Pour se lancer dans le grand monde, rien de mieux qu’une amourette avec une riche Américaine ! La cliente de la maison Doucet, qui s’intéressait au petit Paul, donne ses rendez-vous au Café de Paris ; elle y laisse sur la table « un petit poudrier en or incrusté de diamants », vide de poudre de riz, mais riche de « trois billets de mille francs pliés en huit ». Une aventure peut-être pas très glorieuse, mais parfumée (« cette aventure qui a parfumé ma jeunesse ») et linguistiquement nécessaire.

Un passage au rayon frites à emporter chez Worth

Une maison qui a habillé l’impératrice Eugénie et qui garde encore tout son crédit. Paul est mandé pour la confection de tous les jours, « rayon pommes de terre frites », comme il le dit avec humour. Vous dire que travailler toute la journée au dessus d’huile bouillante et d’odeur de graillon convient à notre couturier en devenir serait trop... l’ambiance est lourde... on passe !

Les vrais débuts au 5 de la rue Auber, un bon coup de jeune à une mode endormie

Paul Poiret y déclare la guerre au corset, cet engin qui découpe le corps des femmes en « deux lobes », avec « d’un côté, le buste, la gorge, les seins, de l’autre, le train de derrière tout entier, de sorte que les femmes, [...], avait l’air de tirer une remorque. » A la place, il met à l’honneur le soutien-gorge qui libère le buste. Moins qu’une libération, une remise de peine... Avec Poiret, le buste revit, mais les jupes serrées entravent les mouvements, en donnant aux femmes une allure délibérément élégante. Impossible de se déplacer à grandes enjambées, avec les jupes « étroites » de M. Poiret. Et puis, suppression du jupon au grand dam des fabricants de soieries !

Côté couleurs, Poiret décide d’offrir à sa clientèle un feu d’artifices coloré ; les tons layette sont laissés au rayon bébé, les beiges, les gris rangés dans l’armoire aux souvenirs ; Paul fait claquer les étoffes au vent, comme les drapeaux nationaux au sommet des édifices un 14 juillet. Rouge, vert, violet, bleu roi... redonnent du peps à une mode qui a une fâcheuse tendance à l’assoupissement. Et puis, l’œil du couturier repère une amie d’enfance (« Elle était fort simple, et tous ceux qui l’ont admirée depuis que j’en ai fait ma femme, ne l’eussent certes pas choisie dans l’état où je la trouvais ») qui ferait une épouse très convenable, une fois relookée ! Un turban à aigrettes sur la tête, Mme Poiret sera en effet une icône de mode plus que présentable.

Le palais de la mode Faubourg Saint-Honoré

Comme un conte de fée... avec un palais qui tombe en botte à deux pas des Champs-Elysées, une vieille bâtisse qui, tout comme Mme Poiret, a du potentiel. Des travaux durant 3 mois et voilà la nouvelle maison de mode sur pied. Les mannequins qui y défilent n’ont pas forcément au départ une anatomie de rêve ; M. Poiret a su y remédier. Andrée et sa « physiologie ruinée », des seins roulés comme des crêpes, afin de trouver leur place dans les corsages les plus avantageux ; Yvonne, une démarche de déesse, un corps qui doit tout (mais vraiment tout) à la chirurgie !

et puis un créateur de parfums

Un couturier qui s’intéresse de près aux cosmétiques et joue les chefs d’orchestre, à l’aide de nez qui composent « l’arpège d’un parfum nouveau ». Ce couturier, habitué à travailler les tissus sur l’endroit ou sur l’envers, fait de même en botanique et retourne les plantes dans tous les sens, afin d’en exprimer des jus nouveaux. Si la plante à parfum est connue pour sa fleur ou sa racine, Paul s’intéresse à sa feuille ; celle du géranium lui offre les notes du parfum Borgia. « Le lentisque et les plantes balsamiques de la lande provençale » lui feront également des confidences parfumées. Après le contenu, le contenant ; des verriers exécutent des modèles de flacons, sortis de l’imagination du maître ; les petites élèves de l’école Martine (une école créée par le maître à destination des jeunes filles modestes souhaitant s’engager dans la carrière des arts décoratifs) sont chargées de décorer les créations de « fleurs et d’arabesques charmantes ». Les banquiers s’inquiètent. Pourquoi M. Poiret fait-il dans « l’inutile » ? D’où lui vient cette idée de faire parler les feuilles afin d’en extraire la quintessence parfumée ? La raison lui chuchote des paroles pleines de bon sens. Plutôt que de mettre au point des parfums de luxe non indispensables, ne serait-il pas plus raisonnable de commercialiser de « bonnes pâtes à rasoir » ou des produits pour calmer le feu du rasoir que l’on pourrait rebaptiser avec un nom plus vendeur d’un point de vue marketing. Que nenni, mes bons ! On ne demande pas, comme cela, à un Paul Poiret de faire dans le bon marché !

et encore

une vie mondaine surabondante, des fêtes somptueuses au « Clair de lune » où les femmes, couvertes de poudre de riz, jouent les colombines, des parties de yachting sur la Seine, à bord d’un bateau de régate, répondant au doux nom de « Cold cream », des virées en Amérique, pour étudier le management (les industriels prennent alors soin de leurs employés à l’aide de salles de repos, de salles de bain, de rocking-chairs et de solariums perchés sur les toits), la création d’une école de décoration baptisée Martine (en l’honneur de l’une de ses filles)...

Paul Poiret, en bref

« Un serviteur aveugle de la femme », qui guette le moment où ses désirs ou ses besoins vont changer et qui lui amène, comme sur un plateau, ce qu’elle n’osait pas encore demander. « Un novateur », un « excentrique », un lanceur de mode qui qualifie celle-ci de « provocation au bon sens », comme cette mode qui consiste à raccourcir les bords des chapeaux d’été (« Il y a quelques années, tous les chapeaux d’été avaient de grands bords. C’était normal, puisqu’ils étaient destinés à protéger des rayons du soleil ; cela ne pouvait pas durer. Aujourd’hui, ils n’ont pour ainsi dire plus de bords [...] ». Le créateur des parfums de Rosine (Nuit de Chine, Le fruit défendu, La coupe d’or) de l’école Martine, un homme qui se met au service de la femme quel que soit son prénom et qui ressemble furieusement, au masculin, à une certaine Helena Rubinstein,2 tant sa volonté d’être le premier dans son domaine est criante.

Bibliographie

1 Poiret P. En habillant l’époque, Grasset, Paris, 1986, 244 pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/madame-rubinstein-dans-les-yeux-de-patrick-o-higgins-1657/

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