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Mais qui est donc la fameuse Lady L. de Romain Gary ?

> 28 mars 2020

Mais qui est donc la fameuse Lady L. de Romain Gary ?

Quand nous faisons la connaissance de Lady L.,1 celle-ci fête son anniversaire dans sa demeure de Glendale House… belle demeure, ma foi… de « quatre cents pièces » (quand même !) décorées « de trompe-l’œil à l’italienne, et ses Tiepolo, ses Fragonard et ses Boucher »… (excusez du peu…) Quel âge a donc Lady L. ? « Quatre-vingts ans ! C’était incroyable »… Elle ne s’accommode pas trop mal du poids des ans… à part, peut-être certains signes de vieillesse. Il faut dire que « les marques de l’âge ne se trahissaient que par cette sécheresse teintée d’ivoire à laquelle elle ne parvenait pas à s’habituer et qui la surprenait chaque matin. » Cette chère Diane ! elle « se demandait souvent ce qu’elle ferait si elle devenait vraiment vieille, un jour. » Le seul truc vraiment agaçant dans cette journée de fête, c’était le « portrait rituel pris chaque année par le photographe de la Cour pour la couverture du Tatler ou de l’Illustrated London News ». Ce photographe « papillonnait […] autour d’elle avec son derrière de chérubin ». Manifestement un pédéraste, de l’avis de Diane, qui trouvait que « c’était quand même une sacrée impudence que de venir […] exhaler un parfum de Schiaparelli. » Quel beau sujet que Diane, pour un photographe. « Pendant cinquante ans elle avait conservé tout son éclat ; à présent, elle déclinait, se ternissait, se laissait aller à la grisaille ». Enfin… pas tout à fait… « Ses lèvres fines et délicates ne ressemblaient pas encore à des bestioles desséchées prises dans la toile d’araignée des rides, seuls les yeux s’étaient sans doute un peu rangés, et une petite lueur amusée y était venue tempérer d’autres feux plus ardents et plus secrets. »

Où l’on rencontre le chantre officiel de la Cour d’Angleterre

C’est le chevalier servant de Diane, Sir Percy Rodiner. Bien que de dix ans son cadet, il « faisait nettement plus que son âge ». Une « crinière blanche », un « front noble », des « traits fins »… voilà le portrait de Sir Percy. Pour compléter le tableau, « un regard de bon chien tout en ayant des yeux bleus. »

Où l’on apprend que Lady L. n’a pas toujours été une grande dame

Cela, elle va l’apprendre à un Sir Percy totalement scandalisé par le récit qui va lui être fait. Lady L. ou Diane, comme vous voudrez, est en réalité « Annette Boudin […] née dans une impasse rue du Gire, derrière l’établissement bien connu de la mère Mouchette où avaient lieu certains divertissements très recherchés par les âmes blasées », mais que la décence ne nous permet pas de détailler ici… Concevez que Lady L. fait quand même plus chic qu’Annette Boudin !

Où l’on fait connaissance du sieur Boudin, père d’Annette

« C’était un homme grand, costaud, moustachu », un anarchiste qui « voulait réformer le monde ». Ancien typographe, il a tout laissé tomber « pour se vouer à la cause de Bakounine et de Kropotkine. » Fainéant et buveur sont les deux qualificatifs qui le décrivent le mieux. En ajoutant père incestueux, on complète ce triste tableau…

Où il faut ajouter quelques mots sur la mère d’Annette

« Prématurément vieillie, penchée sur sa lessive de l’aube à la nuit », voilà le portrait désolant à la Zola de la mère de celle qui deviendra plus tard Lady L. Et pendant que sa brave femme se tuait littéralement à la tâche, Boudin passait une partie de son temps « à pérorer à perdre haleine sur les droits des femmes à disposer d’elles-mêmes » (un comble au regard de sa situation familiale !) ou « restait simplement assis en caressant sa barbe et ses grosses moustaches à la Napoléon III. » Usée par le travail, la mère d’Annette meurt alors que sa fille n’a que quatorze ans… livrant ainsi une adolescente aux prises avec un père qui « entendait libérer les enfants et les parents des entraves de la morale bourgeoise et des préjugés qui les liaient »… d’une manière… très spéciale…

Où un certain Alphonse Lecœur va changer le destin d’Annette

« La plus belle canaille de Paris », « avait les joues couleur de brique, les sourcils épais parallèles à une grosses moustache noire et cirée qui barrait son visage ; ses yeux étaient étrangement brillants, au regard fixe : les iris et les pupilles se confondaient dans la même lueur sombre. » Ses sources de revenu : le commerce de la morphine à Paris et son activité de souteneur à (très) grande échelle, puisque « le nombre de femmes qui travaillaient pour lui […] pouvait être estimé à près de cinq cents. » Anarchiste, certes… mais de surcroît et sans doute un peu paradoxalement, on détectait chez lui un « mélange d’homosexualité et d’amour pour la force brutale qui a toujours donné au fascisme ses plus belles recrues. » L’organisation d’attentats, c’est son objectif ! Pour s’instruire, il prend conseil auprès d’« un petit préparateur en pharmacie au visage doux qui lui expliquait comment fabriquer des bombes chez soi avec des produits courants que l’on pouvait acheter chez le droguiste du coin. » C’est la « beauté extraordinaire et « la grâce naturelle » d’Annette qui vont pousser Lecœur à « s’intéresser à elle. » Pas pour la mettre sur le trottoir (Dieu merci pour elle !) mais pour servir la cause anarchiste (décidément !). Première étape, lui faire rencontrer Armand Denis.

Où l’on fait la connaissance d’un anarchiste romantique, Armand Denis

« La rencontre décisive entre Armand Denis et Lecœur eut lieu dans le cercle de jeu tenu par une certaine baronne de Chamisse, dans la nuit qui suivit l’attentat de la rue des Italiens contre la banque Julien », « une créature furtive au visage tellement poudré qu’il paraissait de plâtre ». Pour mener à bien leurs diverses actions subversives, ils avaient tous deux besoin de quelqu’un susceptible de s’introduire dans la haute société « des tyrans russes, autrichiens, allemands qui se sentaient en sécurité en Suisse », afin d’obtenir sur eux toutes sortes de renseignements. Il fut décidé que le candidat ou plutôt LA candidate idéale pour ce job si particulier « serait une femme : très jeune, très belle, capable de tourner les têtes ». Toutefois ces qualités purement physiques étaient certes nécessaires, mais insuffisantes… il fallait quelqu’un capable de garder « la tête froide » et de se distinguer par une « volonté bien trempée ». C’est dans ce contexte qu’« Annette fut […] emmenée, sans un mot d’explication, dans une maison de tolérance des Halles, rue de Furcy. » Cette maison close était loin d’être haut de gamme (si l’on peut se permettre l’expression en la matière !), mais bien plutôt correspondait à une « maison de bas étage où la passe coûtait un franc, plus dix sous pour le savon et la serviette ». Annette va se trouver en présence des rares pensionnaires de l’établissement. « Trois filles faisaient face à la demande », à savoir majoritairement des « forts des Halles », sans oublier « les membres de l’élite sociale […] qui venaient volontiers y chercher quelques moments d’abjection très délassants. » « Le visage blanc de mauvaise poudre dont les grains soulignaient chaque rugosité de la peau, elles fixaient d’un air stupide un monsieur en habit qui était assis au piano » au moment de l’arrivée d’Annette. Ce monsieur n’est autre que « le plus grand pianiste de son temps, Anton Krajewski. » Il joue « dans un des lupanars les plus sordides de Paris », le revolver d’Armand Denis sur la tempe ! Situation de contrastes, s’il en fut ! Dans ce décor imprégné d’« une odeur d’absinthe et de sciure de bois », où l’on côtoie « ces filles aux chairs étalées comme de la viande de boucherie », une lumineuse apparition : « une jeune fille très blonde, d’une extraordinaire beauté », c’est Annette ! Une soixantaine d’années plus tard, celle qui est devenue Lady L. analysait ainsi ce moment de sa jeunesse « J’ai eu vraiment beaucoup de chance. Sans les anarchistes, j’aurais probablement très mal fini. Je leur dois tout. » C’est peut-être des phrases comme celles-ci qui faisait dire à Charles de Gaulle, que ce roman « porté par un magnifique talent, [était] un prodige d’humour et de désinvolture. » !

Et Annette Boudin se muât en Diane de Boisérignier, une jeune femme, on ne peut plus comme il faut, doté d’un arbre généalogique fort enviable, qui comptait même un ancêtre qui « était à la bataille de Crécy… »

Il est temps de présenter Armand Denis. Il avait un « visage charnu et frémissant », un « nez un peu plat », « une crinière bouclée de fauve ». Ce sera l’amant de cœur ! Il est très beau… extraordinairement beau ! Cependant, Annette (ou Diane, comme on veut) ne pourra pas l’avoir pour elle toute seule… elle devra le partager avec « une autre, une rivale aux millions de visages inconnus », une rivale qui n’est pas humaine, pas faite de chair et d’os… mais une rivale bien plus redoutable manifestement… elle se nomme idéologie (ou idéal, comme on veut !)

Où Lady L. rencontre un mari…

En Suisse, Diane va faire la connaissance du duc de Glendale, « Dicky » pour les intimes. « Il avait alors un peu plus de cinquante ans ». Il a posé sur elle « ses yeux légèrement bridés, aux paupières sans cils ». Elle va devenir riche… immensément riche… régner sur Glendale House… parler anglais, mais continuer de penser en français (et c’est le plus important au fond !)

The end

Nous quittons Diane ou Annette, Annette ou Diane, pour la laisser fêter son anniversaire dans l’intimité du cercle familial ! Bye Bye, au revoir Lady L et ravies d’avoir fait votre connaissance.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette accorte Lady L. !

Bibliographie

1 Gary R. Lady L. Folio, 2019

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