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Avec Karen Blixen, recette-maison pour fond teint africain

> 29 mars 2020

Avec Karen Blixen, recette-maison pour fond teint africain

« Msabu » ou « Memsahib » pour les hommes, « Jerri » pour les femmes et les petits enfants autrement dit « les totos », autant de noms ou de surnoms qui s’appliquent à la seule et unique baronne Karen Blixen,1 une sacrée bonne femme, qui mène son monde à la baguette et n’hésite pas à tirer à la carabine pour abattre les lions qui déciment les troupeaux de vaches de ses voisins, les Masaïs. Sa ferme, avec vue sur une majestueuse chaîne de montagne, le Ngong, semble être par moment, un lieu paradisiaque. Considérée comme un havre de paix pour ses amis, Denys Finch Hatton et Berkeley Cole, la ferme africaine est un lieu accueillant, bien pourvu en livres, « draps fins », champagne et verres en cristal. Cette douceur de vivre ne dure pas toujours cependant, car il y a la sécheresse, les criquets, le café qui produit peu et les aléas d’une vie soumise aux caprices de la nature. Il y a des échecs, le charbon qui donne un mauvais rendement ; le lin qui poétise le paysage (« Rien n’est plus joli qu’un champ de lin fleuri. C’est le ciel descendu sur terre. »), mais ne permet pas de couvrir les hypothèques.

Des parfums comme chez un parfumeur

Tout est odorant autour de Karen. L’herbe de la plaine sent « le thym et le piment ». « L’odeur âcre et fraîche des oliviers », « l’odeur pimentée des orties » renseignent sur les espèces qui poussent à proximité. La ferme et ses plantations de café, une culture « délicate » qui nécessite mille soins, possèdent une odeur reconnaissable entre toutes. Au moment de la saison des pluies, « une vision radieuse » s’offre à l’œil du promeneur, « celle d’un nuage de craie suspendu dans la brume ». Les fleurs de caféier ont un « parfum délicat et légèrement amer qui rappelle celui de la fleur de prunellier ». Les demeures des Somalis, quant à elle, embaument l’encens. La forêt voisine charge l’air de fragrances semblables à celles du muguet et du lilas.

Des animaux comme au zoo

Autour de Karen se pressent les buffles impressionnants, les « singes bruyants et bavards », les girafes à la « grâce en quelque sorte végétale », « fleurs géantes aux longues tiges », les gracieuses antilopes...

Des cosmétiques comme à l’institut de beauté

La directrice de l’hôpital de Nairobi est une femme fardée qui ne lésine pas sur les quantités. « Je n’ai jamais vu personne user de poudre et de rouge avec plus de prodigalité ». Les couleurs qu’elle affiche et sa rondeur la font ressembler à une matriochka. Lors des Ngomas, les Kikuyus se rassemblent autour de la maison de Karen ; les danseurs qui ont réalisé de véritables échafaudages de cheveux sur leur crâne et les ont scrupuleusement enduit de craie ont recouvert leur corps « d’un mélange d’huile et de craie rougeâtre ». « Ce fond de teint donnait à leur peau un reflet blond très curieux » et les faisait ressembler à des « fossiles vivants », des « statues sculptées dans l’argile ». Les jeunes filles s’imprégnaient pour l’occasion, la peau et les vêtements, de ce même fond de teint « naturel ».

Des crânes rasés, des cheveux tressés, comme chez le coiffeur

Chez les Masaïs, le soin apporté aux cheveux est constant. Les hommes ont les « cheveux longs et tressés autour d’une cordelière », « une lanière de cuir » barre leur front. Les petites filles Somalies ont les cheveux rasés, à l’exception d’une « couronne de boucles et une mèche au sommet du crâne ». Les femmes Kikuyus, quant à elles, se rasent la tête de très près. Elles acquièrent ainsi une grâce indéfinissable ; « le moindre duvet sur une tête y paraît aussi déplacé que la barbe sur un visage de jeune fille. »

Des bains comme chez soi

Lorsque Karen se déplace dans la nature environnante, elle peut compter sur ses serviteurs pour reconstituer en moins de deux une salle de bains d’exception. « Mes gens n’hésitaient jamais à transporter des baquets d’eau sur leur tête - alors même qu’une certaine distance nous séparait de la source - pour que j’aie mon bain. »

Du charbon comme une matière noble et poétique

A l’aide d’un ami Danois, le vieux Knudsen, Karen s’attaque à la réalisation de charbonnières. Cette idée l’excite particulièrement, tant elle voit dans cette matière première une « belle matière », douce comme la soie et chargée de poésie et de mystère. L’odeur du bois coupé est aussi gourmande que celui de la groseille. Le projet pourtant ne permettra pas de faire fortune.

Des médicaments, juste le minimum

Karen joue parfois les médecins pour soigner les indigènes qui peuplent le territoire de sa ferme. Les brûlures sont fréquentes et apaisées avec de la pommade ou à défaut du miel (« le miel était un excellent onguent contre les brûlures »). Le jeune cuisinier kikuyu, Kamante, qui officie pour Karen, a bénéficié de ses soins et de son attention. Ne pouvant venir à bout des plaies qui couvrent les jambes du jeune garçon, c’est l’hôpital qui prit le relais et permit la guérison de celui qui, rapidement, devint le roi de la « sauce Cumberland ».

Le roman autobiographique de Karen Blixen s’achève dans un fracas de verres, ceux-là même que Denys et Berkeley s’amusaient à empiler pour former de gigantesques pyramides ; le beau cristal du Danemark ne suivra pas sa propriétaire durant son exil. Les verres qui résonnent encore de « l’écho » des longues conversations avec les amis chers seront cassés plutôt que d’être vendus. Le rêve africain prend fin, faute d’avoir réussi à apprivoiser une terre hostile au café et au lin.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour sa vision de la ferme africaine de Karen Blixen !

Bibliographie

1 Blixen K. La ferme africaine, Gallimard, 1986, 500 pages

 

 

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