Nos regards
Le tatouage : du bagnard à madame Tout-le-monde… ou presque...

> 20 juillet 2018

Le tatouage : du bagnard à madame Tout-le-monde… ou presque... La pratique du tatouage, terme dérivé du polynésien « tatau » qui signifie « frapper », ne date pas d’hier, puisqu’elle est attestée depuis la plus haute Antiquité ; elle pourrait même remonter au paléolithique moyen, soit 40 000 ans avant Jésus-Christ !

Pour preuves, ces tatouages décelés sur le corps momifié d'Ötzi, le célèbre "Homme des Glaces", découvert en septembre 1991, à 3210 m d'altitude, dans les Dolomites, à Hauslabjoch, à la frontière entre l’Autriche et l’Italie (Rollo F, Ubaldi M, Ermini L, Marota I. Otzi's last meals: DNA analysis of the intestinal content of the Neolithic glacier mummy from the Alps. Proc Natl Acad Sci U S A. 2002, 99 (20) 12594-12599). L’étude de la peau de cet homme mort, au Néolithique, il y a plus de 5 000 ans, a permis de mettre en évidence des marques sur la partie inférieure droite de la cage thoracique. On n’en connaît pas la signification (Kean WF, Tocchio S, Kean M, Rainsford KD. The musculoskeletal abnormalities of the Similaun Iceman ("ÖTZI"): clues to chronic pain and possible treatments.
Inflammopharmacology. 2013, 21 (1) 11-20).

Si l’usage est ancien, la finalité est loin d’être la même, en tout temps et en tout lieu ! Nous allons prendre des exemples ici et là, il y a très longtemps ou plus près de nous…

Dans les sociétés tribales, le tatouage est signe d’une insertion sociale de l’individu. On parlera alors de tatouage ethnique. Cette pratique du tatouage féminin persiste en Irak, en Egypte et dans le Maghreb (Badreddine B. Le tatouage maghrébin. In: Communication et langages. 1976, 31, 56-67). Dans les régions du globe concernées, on pratiquait aussi le tatouage à des fins thérapeutique ou prophylactique (L. Renaut L.).

Les textes grecs classiques, par exemple, mentionnent le fait que le tatouage concerne deux types de populations particulières. L’une d’elles est parfaitement définie : il s’agit des prisonniers de guerre. Chaque cité impose sa « marque » ou parasème : la chouette pour Athènes, la samienne, un bateau à deux rangées de rameurs pour Samos, par exemple. L’autre groupe d’individus concernés par le tatouage est celui d’esclaves en fuite ou caractérisés par une conduite répréhensible. Le tatouage, ne pouvant inspirer que méfiance et mépris, va donc peu à peu s’accompagner d’une connotation morale négative (Gärtner M. Le tatouage dans l'Antiquité grecque. In: Mélanges Pierre Lévêque. Tome 5 : Anthropologie et société. Besançon : Université de Franche-Comté, 1990. pp. 101-115.). Il se définit ici comme une marque infamante.

Dans la Bible et plus précisément dans Le Lévitique (19-28), on peut lire l’injonction suivante : « Vous ne ferez pas d’incision dans le corps pour un mort et vous ne vous ferez pas de tatouage ». Les tatouages et les autres marques corporelles sont donc radicalement condamnés. L’enveloppe charnelle, créée par Dieu et à l’image de Dieu, ne doit pas être modifiée par l’homme. Dans les civilisations issues du Christianisme, le tatouage va donc être interdit à quelques exceptions près qui correspondent, comme dans l’Antiquité, à des marques de déshonneur.

En France, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la flétrissure, marque prenant la forme d’une fleur de lys apposée sur le corps, à l’aide d’un fer rougi, constitue une sanction, visible aux yeux de tous. « Le coupable a les épaules nues, l’exécuteur fait rougir un fer au bout duquel est la marque indiquée par l’arrêt ; il appuie un instant ce fer sur l’épaule du coupable : les traces de la marque ne s’effacent jamais » (de Saint-Edme B. Dictionnaire de la pénalité de toutes les parties du monde connu, 4, Paris, Rousselon, 1828, p. 86-87). En 1687, un édit du roi autorise la flétrissure sur la joue des soldats reconnus coupables d’abus. Sous le règne de Louis XV, elle s’inscrit définitivement sur l’épaule. En août 1791, à Paris, une maquerelle du nom de Marie-Louise Bertaut, coupable d’être une « femme corruptrice de la jeunesse » parce qu’elle prostitue des mineures, est flétrie au « fer chaud, en forme d’une fleur de lys sur l’épaule droite » (Porret M. La cicatrice pénale. Doctrine, pratiques et critique de la marque d’infamie, Sens-Dessous 2012, 1 (10), 47-63). La flétrissure sera abolie par la Constituante en 1791, avant d’être rétablie par Napoléon en 1810 (Viguier E. Corps-dissident, Corps-défendant. Le tatouage, une « peau de résistance, Amnis [Online], 2010).

Il ne faut pas non plus perdre de vue que, dans certaines circonstances, le tatouage constitue la marque d’une initiation et que l’individu une fois marqué dans sa chair pourra témoigner de l’intégration à une communauté, celle des marins, par exemple ou celles de bagnards passés par Biribi ou Tataouine. Cette marque n’aura rien d’éphémère, mais bien au contraire sera conservée et servira de signe de reconnaissance (Reverzy E. Corps marqués, corps publics : étiquettes, emblèmes, tatouages », Romantisme 2012/1 (155), 25-36).

Chez les prisonniers, les tatouages que l’on qualifiera de sentimentaux ou d’érotiques sont ceux qui prédominent. Viennent ensuite les tatouages « professionnels » en référence au métier du détenu. Par ailleurs, la représentation de la figure du Christ a souvent pu être retrouvée, et ce même chez des personnes n’ayant pas de croyance particulière. D’une manière plus marginale, ont pu être recensés des tatouages à caractère politique et plus précisément militariste (Parenteau-Denoël M. Les palimpsestes des prisons. Les corps tatoués des prisonniers (archives), Terrains & travaux 2003 2 (5) 132-150). La plupart des représentations restent très convenues. Il en est de même chez les marins, l’ancre figurant en première place des motifs reproduits. Les alternatives sont le bateau, l’étoile nautique… (http://www.topito.com/top-explications-tatouages-marins-old-school) On voit bien qu’il s’agit de démarches volontaires et librement consenties. Elles n’ont donc rien à voir avec les pratiques infamantes de l’Antiquité ou plus près de nous, jusqu’à la Révolution.

Plus près de nous encore, c’est le 22 février 1943, que commence le tatouage systématique de tous les déportés, Juifs ou non, qui ont échappé à la mort dans les chambres à gaz car considérés comme aptes au travail. Au-delà, d’une marque infamante, il s’agit bien ici de réduire l’être humain à un simple numéro. En effet, ce n’est plus son identité que le déporté déclinera désormais chaque fois que cela lui sera demandé, mais une “immatriculation” qu’il a apprise par cœur et qu’il doit réciter, en allemand (http://fr.euronews.com/2015/01/26/70-ans-liberation-auschwitz-tatouage-pratique-sur-les-deportes-). Formellement interdit par la Torah, le tatouage est considéré par les Israéliens observants comme une transgression grave. Ayal Gelles, comme d’autres jeunes, pourtant, a fait le choix, dans une démarche de mémoire de se faire tatouer, au niveau de son avant-bras, le numéro matricule A-15510 de son grand-père Avraham Nachshon, rescapé d’Auschwitz (https://www.huffingtonpost.fr/2013/05/02/ces-jeunes-israeliens-tatouage-tatouer-tattoo-israel-deportation-numero-shoah_n_3201163.html).

C’est à fin du XXe siècle que les aspects dégradants du tatouage ont commencé à s’effacer, dans le monde occidental. A partir des années soixante-dix et plus particulièrement dans les années quatre-vingt-dix, on voit même naître un véritable engouement pour cette pratique pour aboutir, de nos jours à une forme de banalisation. Treize à quatorze pour cent des Français seraient tatoués ; on dépasse les 37 % si on considère la tranche d’âge des moins de 35 ans… Cette pratique qui a ses maîtres comme Tin-Tin, n’est donc plus l’apanage des truands et des marginaux, mais n’est pas sans risques non plus, comme l’a rappelé l’Académie Nationale de Pharmacie, en juin 2017.

Un certain nombre de questions scientifiques, juridiques… méritent d’être soulevées.

Si les tatoueurs sont considérés juridiquement comme des artistes, le corps de la personne candidate au tatouage est-il donc le support d’une œuvre d’art ? C’est finalement la question que se posait déjà en 1968 Denys de La Patellière, dans son film intitulé « Le tatoué » et dans lequel il fait jouer à Jean Gabin le rôle d’un ancien légionnaire du nom de Legrain (enfin tout au moins le croit-on au début du film), en réalité dernier comte de Montignac et qui porte, tatoué sur son dos, un authentique Modigliani.

Quid de la composition des encres utilisées pour la réalisation du tatouage ? De la manière dont elles sont fabriquées et contrôlées ?

On ne pourra donc que s’étonner de cette attitude qui consiste, pour beaucoup, à avoir peur de tout et à se tourner vers le Bio et « en même temps », à considérer la pratique du tatouage comme parfaitement inoffensive.

Retour aux regards