Nos regards
Entre bouffée marine et senteur d’héliotrope, son coeur chavire

> 22 avril 2019

Entre bouffée marine et senteur d’héliotrope, son coeur chavire

N’espérez pas qu'Emile Zola vous parle de joie de vivre.1 Cet homme-là s’y connait mieux pour faire tinter le bourdon, et on ne parle pas de celui qui a sa place au sommet de la vieille église de Bonneville ! Bonneville, quel nom pour une commune accrochée en haut d’une falaise qui s’effrite un peu plus à chaque marée et qui regroupe un tas de villageois abrutis par l’alcool et le vice ! C’est pourtant dans ce décor qu’Emile Zola a choisi de faire vivre, sous nos yeux, la famille Chanteau, un père goutteux, une mère qui ne vit que pour son fils, un grand garçon nommé Lazare, une jeune cousine adoptée, Pauline. Il faut également ajouter un vieux médecin, le Dr Cazenove, ami de la famille, un vieux prêtre à la « nuque brûlée de soleil » et au « langage de fermier pauvre », l’abbé Horteur, une bonne dévouée corps et âme, Véronique. Pour déranger la belle horloge qui tourne bien rond, une seconde cousine, une demoiselle de la ville, Louise, que l’on se plaît à surnommer Louisette. D’abord une petite fille bien insignifiante, puis une jeune fille, envoûtante, à odeur d’héliotrope. Entre les cris du père Chanteau au moment de ses crises de goutte et les crises de désespoir de Lazare qui ressemblent à des cris de naufragés, Zola nous emmène sur les chemins d’une joie de vivre toute relative.

Pour résumer l’histoire en deux mots, il suffit de dire que Pauline, la jeune orpheline, va se faire dépouiller, jour après jour, de son héritage par les Chanteau. Pauline est une jeune fille aimante qui ne peut vivre sans se dévouer aux autres. Cette fille, robuste et bien bâtie, ne rêve que de stabilité, de vie simple et calme dans un foyer joyeux. Son cousin, Lazare, en revanche, est un tourmenté de première. Il se prend de passion tour à tour pour la médecine, la poésie, l’exploitation des algues, la composition de symphonies ; Lazare veut laisser une trace de son passage sur terre et ne réussit qu’à tourmenter les siens. Tout ce qu’il touche périclite. C’est le « portrait craché de son grand-père, brouillon et entreprenant ». Sans constance, notre malheureux touche-à-tout échoue dans chacune de ses entreprises avec une belle régularité. Chaque expérience creuse un trou un peu plus profond dans le bas de laine de la généreuse Pauline.

Coincé entre Louise, une jeune fille fragile et coquette et Pauline, une fille saine et bien charpentée, le pauvre Lazare est bien à plaindre.

Intéressons-nous d'abord à son attrait subit pour les algues. C’est la rencontre avec un célèbre chimiste, « l’illustre Herbelin », qui ouvre de larges horizons à Lazare. Celui-ci se voit déjà à la tête d’une énorme fortune, du fait de « l’exploitation sur les algues marines ». Tous les matins, dès le lever, Lazare aperçoit des champs d’algues qui lui chantent des hymnes glorieux. La matière première abondante est à portée de main. Une « installation peu coûteuse » permettra d’en extraire les actifs les plus puissants. En compagnie de Pauline, Lazare pratique la récolte. Il en profite pour faire étalage de sa science et décrit avec poésie toutes les algues rencontrées. Il y a « les zostères, d’un vert tendre, pareilles à de fines chevelures, étalant à l’infini une succession de vastes pelouses », « les ulves aux feuilles de laitue larges et minces, d’une transparence glauque », « les fucus vésiculeux, en si grand nombre, que leur végétation couvrait les rochers, ainsi qu’une mousse haute » et les « laminaires, surtout le Baudrier de Neptune, cette ceinture de cuir verdâtre, aux bords frisés, qui semble taillée pour la poitrine d’un géant ». Cette « richesse perdue » ne demande qu’à fructifier dans les cornues de Maître Lazare. « La mer est un vaste réservoir de composés chimiques » ! Pour l’instant, on ne les utilise que fort peu. On les transforme en « crin végétal », « en emballages » écologiques « pour le poisson », en « soude » ou en « fumier ». Les odeurs d’algues titillent les narines de Lazare qui croit, dur comme fer, au potentiel de ces matières premières naturelles. Afin d’en tirer le meilleur parti, il convient de pratiquer une extraction basée sur la « méthode du froid ». Les algues ont le pouvoir de concentrer les éléments présents dans l’eau de mer. Le chimiste qui sommeille en Lazare n’a plus qu’à séparer les éléments les uns des autres et à les purifier à l’extrême (nécessité d’obtenir un « état de pureté parfaite ») afin de les fournir à une industrie pharmaceutique naissante. Et pourquoi pas une exploitation dans le domaine cosmétique, avons-nous envie de souffler à l’entreprenant jeune homme qui ne veut « laisser aucun déchet de la matière première » ? Les premières expériences ont lieu dans la chambre de Lazare, Pauline jouant le rôle de laborantine. Les « résultats encourageants » obtenus par une cristallisation progressive des différents constituants de l’algue entraînent Lazare dans un gouffre financier. Les installations sont ruineuses ; la transposition à grande échelle de la méthode d’extraction par le froid un fiasco.

Intéressons-nous à Pauline. Cette jeune fille ne fait pas de chichi. Elle se baigne avec son cousin en costume « une pièce, serré à la taille par une ceinture et découvrant les hanches ». Bras et jambes nus, Pauline est un compagnon de jeu très présentable qui sent « le grand air ». Pauline ne connait pas les cosmétiques. C’est une fille pleine de naturel qui ne passe pas des heures à sa toilette.

Intéressons-nous maintenant à Louise. Cette jeune fille fait bien trop de chichis. Elle se protège du soleil avec une ombrelle afin de garder un teint pâle aristocratique. « Gantée jusqu’aux coudes, avec la continuelle peur de livrer au soleil un coin de sa peau délicate », Louise amuse Lazare qui n’est pas habitué à toutes ses minauderies. Elle dégage une « odeur tiède d’héliotrope » qui ne manque pas d’affoler les sens de son cher cousin. Sur sa table de toilette, on peut voir toute une rangée de « petits pots, des pommades, des liqueurs », tout un attirail destiné à conquérir les cœurs. L’atmosphère de sa chambre est saturée de parfum (« Dès qu’on entre, ça vous prend au gosier, tellement ça embaume. »). Son « odeur de femme coquette », ses « grâces de chatte » conquièrent Lazare qui est encouragé par sa mère, puis par sa cousine Pauline à demander la main de l’intéressée. Lorsque Louise n’est pas en vacances à Bonneville, Lazare conserve d’elle une relique qui parle à son cœur. « C’était un vieux gant, oublié par Louise, et qu’il venait de retrouver derrière une pile de livres. Le gant, en peau de Saxe, avait gardé une odeur forte, cette odeur de fauve particulière, que le parfum préféré de la jeune fille, l’héliotrope, adoucissait d’une pointe vanillée ; et très impressionnable aux senteurs, violemment troublé par ce mélange de fleur et de chair, il était resté éperdu, le gant sur la bouche, buvant la volupté de ses souvenirs. ». Une fois mariée à Lazare, ce parfum d’héliotrope sera le tourment de Pauline qui n’a poussé son cousin dans les bras de Louise que parce qu’elle pense qu’elle seule peut lui faire trouver la paix. Les lettres qu’elle reçoit sont baignées d’amour et d’héliotrope (l’« odeur d’amour qui montait du papier, une odeur d’héliotrope »). Cette odeur a le goût des regrets pour Pauline qui, bien que prête à se sacrifier par amour, conserve, tout de même, un fond de jalousie toujours prêt à se réveiller. L’héliotrope est le parfum qui accompagne le lecteur de page en page. Ce « délicieux parfum des fleurs de l’heliotropum peruvianum ou de l‘heliotropum grandiflorum » qui « ressemble à un mélange d’amande et de vanille » et est obtenu par la méthode d’enfleurage ou par extraction à l’aide d’un solvant2 fait partie des odeurs « balsamiques » comme la vanille, le benjoin, la fève tonka si l’on en croit la classification de Rimmel.3 A partir de 1880, on réalise la synthèse chimique de l’héliotropine ou pipéronal, un aldéhyde obtenu « par oxydation de l’isosafrol retiré lui-même de l’essence de sassafras » qui mime l’odeur de l’héliotrope.4 Connaissant Louise, on imaginera aisément qu’elle aura opté pour la matière première de synthèse. Elle n’est pas à un artifice près ! On peut dire que Louise est une femme « odoriférante », car elle a choisi son parfum et n’en change plus. Ce n’est pas une femme « parfumée », qui change de parfum en fonction des modes.3 Pauline, qui a veillé sur sa tante, sur son oncle et sur son cousin, fait « le mal en voulant faire le bien ». Elle perd « les gens dont elle veut le salut ». Lazare est malheureux auprès de Louise ; il aurait été tout aussi malheureux auprès de Pauline. Il traîne sa névrose comme un boulet et personne ne peut alléger sa peine ! Si Pauline est née avec la joie de vivre, Lazare, quant à lui, vit dans l’obsession de la mort, du néant. C’est un Lazare sans Dieu, un Lazare encore enveloppé dans un linceul de mort.

C’est avec un coup de théâtre que finit ce roman. L’oncle Chanteau, perclus de goutte et « gueulant » à chaque crise, a la vie chevillée au corps ; il constate « Faut-il être bête pour se tuer ». Mais qui en est donc venu à cette extrémité ?

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette évocation de l'univers marin et parfumé de ce roman d'Emile Zola.

Bibliographie

1 Zola E., La joie de vivre, Fasquelle, 1974, 440 pages

2 Piesse S., Histoire des parfums, Baillière, Paris, 1890, 371 pages

3 Monin E., L’hygiène de la beauté, Doin, Paris, 366 pages

4 Cerbelaud R., Formulaire des principales spécialités de parfumerie et de pharmacie, 1912, 1190 pages

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