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Chez les Vallès, on jette l’enfant avec l’eau du bain !

> 29 février 2020

Chez les Vallès, on jette l’enfant avec l’eau du bain !

Jacques Vintgras est un enfant battu « pour son bien ».1 Il est même capable, dès le plus jeune âge, de conjuguer le verbe battre à tous les temps (« Mon père et ma mère me battent. »). En rédigeant ses mémoires, il nous prévient d’emblée : « On rencontrera des larmes sur plus d’une page. » Il est fouetté, tourmenté, contrarié, pour la bonne cause. Il faut, en effet, réussir tant bien que mal à en faire un homme instruit et comme il faut. De bonnes âmes, telle Melle Ballandreau ou Mme Grélin, femme avec de « grands yeux noirs, de petites dents blanches, un peu de moustache sur la lèvre » et du « sent bon » sur la peau, viennent parfois à son secours en appliquant du suif sur ses plaies ou en l’entourant de douceur maternelle.

Les Vintgras sont d’origine paysanne. Le père, en devenant professeur, a renié ses origines et a décidé de tourner le dos à une vie de labeur. Jacques devra donc suivre le chemin tracé et renoncer à un métier manuel pour embrasser une carrière de Monsieur !

Aux yeux de Jacques, rien, pourtant, n’est plus beau qu’un paysan ou qu’un ouvrier. Le mari de la tante Mariou est « un beau laboureur blond », au « cou rond, gras, doré ; il a la peau couleur de paille, avec des yeux comme des bleuets et des lèvres comme des coquelicots. » Tonton Joseph, quant à lui, un solide gaillard de 25 ans, à la peau brune et aux mains couvertes de verrues, est un véritable athlète, si l’on en croit son neveu. Les gens de la terre sont brûlés par le soleil qui imprime sur leur peau, au niveau du torse, des « triangles qui font une pointe au creux de l’estomac ».

Au cœur de Jacques, rien de plus précieux que des cousines paysannes. La cousine Apollonie, des « yeux bleu de pervenche » et un teint de « neige », est aussi fraîche que les mottes de beurre qu’elle va vendre au marché. Elle donnerait de l’appétit à un cachectique tant sa chair est odorante et appétissante. Elle dégage une « odeur de framboise » qui appelle la morsure. Les joues de Marguerite, quant à elle, « sentent la fraise ». Avec la douce odeur de sureau, on en est « étourdi de parfums ».

Pour plaire aux filles, Jacques n’hésite pas à voler à sa mère « de la pommade pour sentir bon » ; il s’en enduit la tête et en récolte un capillaire qui suinte le gras ! Il ne reste plus qu’à ébouriffer un peu, de la main, cette masse uniformément collée. Résultat non garanti !

La vie de Jacques est rythmée par la vie de famille - pas vraiment gaie, la vie de collègue - franchement déprimante, et la vie en campagne - carrément exaltante. Chaque lieu est marqué par une odeur bien particulière qui se rappelle aisément au souvenir.

Le collège dégage une odeur de moisi, « d’ennui et d’encre », une « odeur de vieux ». On voit bien le tableau ! Le lampiste sent, logiquement, l’huile. Heureusement, la découverte de Robinson Crusoé fait jaillir un « coin de ciel bleu » dans un univers désespérément gris.

Le marché, en campagne, possède un bouquet surprenant. Des parfums « âcres » et « doux », provenant des « paniers de poissons ou des paniers de fruits », « des tas de pommes ou des tas de fleurs, de la motte de beurre ou du pot de miel », se heurtent et s’associent pour créer une symphonie inoubliable. L’auberge dégage une « odeur chaude de fumier et de bêtes en sueur », avec, de ci de là, quelques « émanations fortes de fromage bleu. »

Il y a aussi les moments passés auprès des artisans... des moments de pure grâce. Chez le cordonnier, on est accueilli par un délicieux parfum de cirage. Dans l’imprimerie, un parfum grisant de « résine et d’encre fraîche » donne envie de devenir journaliste, de remplir des pages et des pages de petits caractères.

Il y a les coups, les vexations, les brimades. Là encore des parfums sont associés de manière indélébile à ces moments d’enfance. Pour les étrennes, chaque année, des amis apportent à Jacques des petits cadeaux sous forme de bonbons et de joujoux (trompette, tambour). Ces cadeaux sont mis sous clé, illico presto, pour son bien. Le moment d’extase au parfum vanillé n’a que peu duré. « [...] ce sucre qui fond, ces gloutonneries de l’œil, ces gourmandises de la langue, ces odeurs de colle, ces parfums de vanille, ce libertinage du nez et cette audace du tympan [...] » ne sont que feu de paille. Il faudra attendre, désormais, un an, pour atteindre à pareille félicité.

Même la toilette est un moment redouté tant elle est pratiquée avec vigueur. Le bain est un « supplice » qui ne revient pourtant que tous les trois mois. Ce bain correspond à un récurage à fond. « Elle me frottait à outrance, me faisait avaler, par tous les pores, de la soude et du suif, que pleurait un savon de Marseille à deux sous le morceau, qui empestait comme une fabrique de chandelles. » De quoi prendre en horreur les habitudes de propreté. En outre, une toilette plus sommaire, mais tout aussi énergique, est réalisée de façon hebdomadaire. Le lavage commence le samedi et s’achève le dimanche par un rinçage à coups de grands seaux d’eau. Les oreilles sont nettoyées avec une serviette tortillée ; celle-ci est enfoncée, comme on peut bien le penser, à fond ! « La propreté avant tout, mon garçon ! ». Jacques n’a pas la chance d’être le fils d’une Mme Brignolin, « potelée » et sentant bon - « mais bon » ! et pleine de tendresse à l’égard de ses trois rejetons (« habillant l’un, savonnant l’autre »). Décidément, Mme Vintgras ne pense qu’à savonner... Lorsqu’elle rejoint, pour quelques jours, son fils mis en pension à Paris, cette paysanne, près de ses sous, fait honte à son fils. Devant chaque restaurant, elle hésite, parlemente, parle fort, se fait remarquer - en mal - et est la risée des autres clients. « Si c’est mauvais, je leur savonnerai la tête pour leurs dix francs ; sois tranquille ! » Pas de doute, Jacques est bien tranquille, sa mère saura commenter chaque plat dans les règles de l’art, l’art de se faire mal voir.

Le petit Jacques est trimbalé de Saint Etienne au Puy et à Nantes. L’évocation du nom de cette ville portuaire donne des ailes au jeune garçon épris de liberté. C’est « en face de la grande tasse » qu’il va s’installer en famille. Déception, toutefois, l’eau qui coule dans cette ville n’est pas salée, mais douce. « Des odeurs de goudron » remplacent les « parfums de mer » tant attendus. Les Vintgras habitent dans la ville haute, loin de la Fosse (le célèbre quai de la Fosse) dans une « vieille maison replâtrée », « qui sent le vieux » et la térébenthine, dès qu’il fait un peu chaud. Le cours Saint Pierre est désespérément vide ! Heureusement qu’il y a la gracieuse Mme Devinol... les soirées au théâtre, avec ces belles dames décolletées qui étourdissent un peu (« odeur de gaz et d’oranges, de pommades et de bouquets, qui rendait l’air lourd et vous étouffait un peu »).

Lorsqu’une fine moustache pointe son nez, il est temps de sortir le nécessaire à rasage. Malheureusement, une fois de plus, c’est l’échec... « [...] je fouette mon savon, je fais tous mes petits préparatifs, et je commence. Je racle, je racle, et je fais sortir de ma peau une espèce de jus verdâtre, comme si on battait un vieux bas. J’attrape des entailles terribles. »

On l’aura compris l’enfant de Jules Vallès n’est pas heureux. Il est coincé entre une mère bien trop bavarde et un père bien trop taiseux. Cette mère qui inflige des sévices corporels a pourtant un cœur... Lorsque Jacques lui fait quelques reproches, elle devient belle et bonne, « blanche comme une grande dame, avec des larmes comme des perles dans les yeux. » Le père, quant à lui, n’a guère d’espace pour vivre. Dans l’ombre de sa femme, il subit. Père et fils ne savent pas s’embrasser. Ils se frottent, se grattent (« nous nous grattons d’un air de rancune tous les deux »), se bousculent. Mais lorsque l’honneur du père est atteint - il a donné une gifle à un élève sans doute paresseux et se retrouve aux prises avec un père et un frère hargneux - Jacques ne faiblit pas. L’honneur sera lavé dans la Prairie de Mauve. Un coup d’épée traversant une cuisse sera l’offrande d’un fils qui ne sait pas communiquer avec son père.

Ah vraiment, chez les Vallès, les cosmétiques ne sont pas à la fête. Le savon pour le bain est trop irritant, le savon à barbe n’épargne pas les entailles du rasoir, la pommade pour les cheveux est plus grasse qu’une motte de beurre. On aimerait glisser sous le regard des parents la définition du cosmétique, un produit destiné à « nettoyer » « parfumer » « modifier l’aspect » « protéger » « maintenir en bon état » et « corriger les odeurs corporelles »,2 bref un produit qui crée une bulle de douceur dans un monde vraiment trop brut.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce Jules Vallès... dit "au bain"...

Bibliographie

1 Vallès J. L’enfant, Flammarion, 1968, 313 Pages

2 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/exercices-de-style-a-la-maniere-de-raymond-queneau-autour-de-la-definition-du-cosmetique-672/

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