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Huile de coco, tatouage fessier et collier d’osier, bienvenue à Tahiti avec M. Bougainville !

> 20 janvier 2019

Huile de coco, tatouage fessier et collier d’osier, bienvenue à Tahiti avec M. Bougainville !

Embarquons, aujourd’hui, avec Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) et son équipage, sur la frégate La  Boudeuse, pour un voyage de « deux ans et quatre mois » (novembre 1766 - mars 1769) dans des mers lointaines.1 Nous partirons du port de Nantes et reviendrons dormir à Saint-Malo. Gare au scorbut qui anéantit les équipages - n’oublions pas la poudre de Faciot qui, mise en limonade, est un remède très utilisé -, aux chutes par-dessus bord, aux « cours de ventre » consécutifs à des changements de régime alimentaire, aux maux de gorge mis sur le compte de l’insalubrité de certaines eaux et tout particulièrement de celle du détroit de Magellan... Accrochons-nous solidement au bastingage, Louis-Antoine nous promet de voir du pays. Surtout, faisons attention à ne pas nous prendre les pieds dans la « cucurbite » de M. Poissonnier. Cet appareil ingénieux permet de dessaler l’eau de mer et produit une barrique d’eau chaque matin, il ne s’agit donc pas de l’endommager.

En Amérique, « au nord et au sud de la rivière de la Plata », nous découvrirons « les naturels », également nommés « Indios bravos » par les Espagnols et jugés « fort laids » et presque « tous galeux » par un Bougainville à la recherche de l’homme primitif idéal. Leur peau est très foncée et ils s’enduisent le corps « continuellement » d’une graisse qui « les rend encore plus noirs. » Ils s’enivrent à l’eau-de-vie et sont visiblement pervertis par les colons.

A Rio de Janeiro, nous nous laisserons séduire par la beauté de la baie et ne pourrons que nous féliciter de l’accueil que nous réserve le vice-roi qui se met en quatre pour nous complaire. Tout commence comme dans un rêve avec des soupers fins au bord de l’eau, « sous des berceaux de jasmins et d’orangers » et se termine en queue de poisson (expression maritime équivalente à « eau de boudin », chère au charcutier) lorsque le vice-roi change d’humeur et soumet ses hôtes à des tracasseries diverses et variées.

En Terre de Feu, nous admirerons la belle prestance des Patagons, des hommes doux, attentifs à nos moindres désirs. On y herborise main dans la main... et l’on échange, si besoin, des recettes à base de simples. C’est ainsi que le chevalier de Bouchage se mit à conseiller les plantes les plus appropriées à un Patagon souffrant d’une affection oculaire. Les Patagons sont solidement bâtis (« Ce qui m’a paru gigantesque en eux, c’est leur énorme carrure, la grosseur de leur tête et l’épaisseur de leurs membres. ») ; leurs traits sont beaux ; « leurs yeux sont vifs » ; « leurs dents extrêmement blanches n’auraient pour Paris que le défaut d’être larges » ; leurs cheveux noirs sont « attachés sur le sommet de la tête » ; « des moustaches plus longues que fournies » ornent leurs lèvres supérieures. Certains se fardent les joues en rouge. Les Patagons ne risquent pas d’être confondus avec les « Pécherais », sauvages « dégoûtants », aux « dents gâtés », « petits, vilains, maigres et d’une puanteur insupportable » rencontrés également en Terre de Feu. Ces Pécherais sont « dans l’état de nature ». Ce terme, dans la bouche de notre guide, Louis-Antoine, n’est pas un compliment. Pour nous faire honneur, les Pécherais se peignent « tout le corps de taches rouges et blanches ». Ils ont la curieuse habitude de « s’enfoncer dans la gorge et dans les narines de petits morceaux de talc. » Selon la tradition, un jeune garçon d’environ 12 ans a voulu faire de même avec des morceaux de verre offerts par certains membres de l’équipage. Il s’ensuivit, comme on peut bien le penser, des saignements abondants. Il fut alors pris en charge par un prêtre-médecin de sa tribu. Pour la circonstance, celui-ci se revêtit d’une « parure de cérémonie ». C’est donc les « cheveux poudrés et la tête ornée de deux ailes blanches assez semblables au bonnet de Mercure » qu’il se mit à lui masser le ventre de toutes ses forces, sans succès. Le chirurgien de bord, M. la Porte ne put arriver à lui faire boire la tisane émolliente préparée à son intention. Pour notre part, nous nous demandons toujours ce que venait faire Astérix (et son célèbre casque ailé) dans cette galère !

A Tahiti, nous serons accueillis avec les célèbres colliers, « faits d’osier et recouverts de plumes noires et de dents de requins. Leur forme ne ressemble pas mal à celle des fraises immenses qu’on portait du temps de François Ier. » Même avec le cou engoncé dans cet appareil, nous ne resterons pas insensibles aux charmes de Tahiti (on y observe des « scènes charmantes et dignes du pinceau de Boucher ») et des Tahitiennes, ces nymphes qui ne manqueraient pas de faire de l’ombre à « grand nombre des européennes ». L’île regorge de végétaux (coco, banane, igname, giraumon, canne à sucre), de plantes tinctoriales (espèce d’indigo sauvage, plantes à teinture rouge, jaune...) et de très belles perles qui sont montées en bijoux et ornent les oreilles des enfants et des femmes. Les Tahitiens possèdent des dents d’une « beauté singulière » ; ils les conservent même dans le plus grand âge ce qui témoigne d’un mode de vie très sain. Végétaux, poissons et eau claire constituent le régime de ces populations. Les indigènes sont soit de grande taille, à peau claire et à cheveux noirs, soit de taille médiocre, à peau foncée et à cheveux « crépus et durs comme du crin. » Les hommes se laissent pousser la « partie inférieure de la barbe », mais se rasent les moustaches et les joues. Leurs ongles ne sont pas coupés, à l’exception de celui du majeur de la main droite. Corps et barbes sont enduits d’huile de coco. Les Tahitiens vivent nus ; seules sont couvertes « les parties naturelles ». Les femmes s’enveloppent, quant à elles, dans une « grande pièce d’étoffe » qu’elles savent draper avec art et coquetterie. La pâleur de leur teint est cultivée soigneusement. C’est à l’abri des rayons du soleil, sous un « petit chapeau de cannes, garni de fleurs » que l’on pourra croiser leur regard. Le corps des Tahitiennes est admirable de beauté. Aucun objet de torture type corset ne vient entraver ou modifier ce que Dame Nature a concocté avec soin. Côté maquillage, Louis-Antoine, nous fait découvrir une drôle de pratique. Pour ce faire, il n’hésite pas à relever le long paréo qui couvre le corps des femmes. « Tandis qu’en Europe, les femmes se peignent en rouge les joues, celles de Tahiti se peignent d’un bleu foncé les reins et les fesses ; c’est une parure et en même temps une marque de distinction. » Notre guide, qui ne manque pas de curiosité, confond ici maquillage et tatouage. Il ne s’agit pas ici de peinture temporaire, mais de peinture permanente. Précisons que les hommes portent le même type de tatouage. Les dessins sont réalisés en « piquant la peau et y versant le suc de certaines herbes. » Si certains voient dans ces tatouages le besoin de se « garantir de la piqûre des insectes caustiques », notre guide n’y voit, quant à lui, qu’un décor purement esthétique. On ne trouve pas, en effet, à Tahiti, ce véritable paradis terrestre, d’«insectes insupportables ». « L’usage de se peindre y est donc une mode comme à Paris. » Côté hygiène, rien à redire... Les Tahitiens sont d’une extrême propreté. « Ils se baignent sans cesse et jamais ils ne mangent ni ne boivent sans se laver avant et après. » Ce peuple bon et doux, qui vit dans l’oisiveté et ne connait pas la notion de propriété, fait parfois la guerre aux habitants des îles voisines. Chaque ennemi tué se voit dépossédé de la peau de son menton. Le vainqueur arbore ainsi, « comme un trophée de victoire », ce morceau de peau muni de barbe. Les morts ne sont pas enterrés, mais demeurent parmi les vivants. « Les cadavres étendus sur une espèce d’échafaud que couvre un hangar » se décomposent au fil des jours. Les femmes oignent vivants et morts, d’huile de coco.

Notre voyage touche à sa fin lorsque nous découvrons que le domestique de M. de Commerçon n’est pas un homme mais une femme qui s’est déguisée pour pouvoir faire le tour du monde en bateau. Pensons à ramener quelques spécimens d’insectes incroyables conservés dans l’esprit de vin pour le cabinet du roi, n’oublions pas de semer de petites planches de bois de chêne sur les territoires visités, en signe de « prise de possession »... et nous voilà en vue des côtes de France. Après le charme des îles, le parfum des fleurs exotiques et les charmes envoûtants des peuplades primitives, retrouvons le plancher des vaches et l’air iodé de la belle Cité Corsaire. Refermons le journal de bord de Louis-Antoine en conservant sur la rétine toutes les belles images qui s’y sont imprimées.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui, confirme que Bougainville a vu Asterix sortir d'un tonneau !

Bibliographie

1 de Bougainville L.A. Voyage autour du monde, La découverte/Poche, Paris, 2006, 292 pages

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