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Une trousse de maquillage, outil indispensable pour meurtre… presque réussi

> 29 août 2020

Une trousse de maquillage, outil indispensable pour meurtre… presque réussi

Une trousse de maquillage bien garnie... voilà le matériel nécessaire pour transformer une Italienne au teint hâlé en une femme du monde au teint merveilleusement pâle ! Lorsqu’Ariane Oliver invite son vieil ami à venir la retrouver dans la propriété de Sir George Stubbs, à Nasse Housse ce n’est pas uniquement pour le plaisir de le revoir, mais bien plutôt afin de conjurer le mauvais sort.1 La romancière, qui a mis au point le scénario d’une chasse à l’assassin pour la kermesse qui se tiendra chez Sir George, est, au fil des heures, de plus en plus nerveuse. Et si un crime - un vrai - allait être commis ? L’ambiance est étrange dans ce manoir ; Mrs Folliat, l’ex-propriétaire, s’y comporte comme si elle était encore chez elle ; un individu, en chemise bariolée représentant des tortues, se balade dans le parc ; la maîtresse de maison disparaît lorsqu’on lui annonce l’arrivée de son cousin ; la jeune Marlène, censée jouer le rôle de la victime, est étranglée ; son grand-père se noie dans la foulée... Hercule Poirot ne semble pas dans son assiette. Arrivé fièrement les moustaches impeccablement cirées, il paraît perdre ses moyens et ne se soucie plus ni de la propreté de ses souliers vernis, ni de la beauté de ses moustaches préférées. Le détective à « grosse moustache », à « énorme moustache », cette « caricature française de music-hall » n’est pas le seul déguisé dans cette aventure. Tout le monde semble jouer un rôle...

Mr Hercule Poirot, la crème des enquêteurs

Agatha Christie nous apprend dans ce roman le numéro de téléphone du célèbre enquêteur : « Trafalgar 8137 ». A conserver précieusement dans son répertoire téléphonique au cas où… On retiendra également le goût d’Hercule Poirot pour le sucre : quatre morceaux dans son thé avec « très peu de lait ». A conserver aussi dans un coin sa mémoire au cas où… Son enquête débute sous de bons auspices. La demeure est confortable, le service parfait. Hercule Poirot s’adonne chaque matin à une « toilette méticuleuse » et n’oublie pas d’appliquer « une pommade odorante sur ses moustaches », avant de les tordre « en pointes aigües ». Lorsque Marlène Tucker, l’adolescente qui devait jouer le rôle de la victime selon le scénario d’Ariane Oliver, est étranglée dans le hangar à bateaux exactement dans les circonstances prévues par la célèbre romancière, la belle assurance d’Hercule commence à vaciller. « Chaussés comme à son habitude de souliers vernis trop serrés », Poirot souffre le martyr. Après Marlène, son grand-père... Mort, noyé. Cela fait beaucoup ! La moustache de Poirot se met à pendre « lamentablement » (« sa moustache, mouillée par le brouillard pendait »). Ses souliers crottés et ses cheveux en désordre témoignent de son désarroi. Heureusement, celui-ci ne durera pas longtemps. Les moustaches seront à nouveau parfaitement cirées, tout comme les chaussures d’ailleurs !

Mrs Ariane Oliver, le metteur en scène débordé

Mrs Oliver a le chic pour changer très fréquemment de coiffure. Elle ne cesse d’y apporter des « modifications ». Ses cheveux gris, parfois coiffés « en coup de vent », peuvent aussi très bien être teints en « bleu d’outremer » et domestiqués en un « échafaudage de petites bouclettes dans le style marquise ». Difficile dans ces conditions de faire le geste familier qui consiste à « ébouriffer ses cheveux ». Pourtant, il y aurait des raisons de se gratter le crâne ! Les choses ne se passent pas comme prévu. La comédie tourne au drame. Sans le savoir, Ariane va déclencher tout un processus de réflexion dans les petites cellules grises de son ami Hercule. En s’interrogeant sur les différents rôles d’un chapeau (« avoir chaud à la tête », « se protéger du soleil », « se dissimuler aux yeux des personnes que l’on ne veut pas rencontrer »), Ariane met le doigt sur le pivot du mystère.

Lady Hattie Stubbs, l’actrice au rôle bien défini

La femme de Sir George est, semble-t-il, sa cadette d’une bonne vingtaine d’années. Cette femme, aux cheveux noirs et lisses, au demeurant très décorative, est « jolie, mais bête comme un pot »… de cosmétique ! Sa seule lecture se résume au magasine « Vogue » ! Elle raffole des produits de beauté et des accessoires de mode et ne perd jamais une occasion d’exhiber l’un des modèles de chapeaux de sa belle collection : « grands chapeaux de paille exotiques », « grande capeline exotique violette », « immense chapeau rose », « gigantesque chapeau de paille noire ». Du petit-déjeuner au souper, Hattie semble se cacher derrière ces immenses couvre-chefs. Son teint « pâle » est renforcé par un maquillage qui lui donne « l’air d’une Indochinoise ». « Ses joues étaient trop mates, ses lèvres trop rouges, ses cils et ses sourcils trop noirs. » Ses ongles trop longs... sont ornés d’un « vernis presque brun ». L’ensemble produit un drôle d’effet. Cette femme est un pur produit artificiel.

Sir George, l’acteur au « rôle mal défini »

Sir George est un curieux personnage. Grand et fort, il porte une « barbe bizarre », qui lui donne « l’aspect d’un acteur au rôle mal défini ».

Marlène Tucker, l’actrice qui joue trop bien son rôle

Marlène Tucker est une adolescente au « visage ingrat et boutonneux » ; sa passion : épier ses voisins, découvrir des secrets, faire chanter ses victimes. En retour, un peu d’argent qui lui permet de s’acheter tous les cosmétiques (« du rouge et de l’odeur... et aussi un pot de crème pour la peau, dont elle avait lu une annonce ») dont elle rêve. Sa mère n’est, bien sûr, pas favorable à ses idées saugrenues. « Elle disait quelquefois des bêtises mais pour parler de fards et de permanentes et de ce qu’elle voudrait faire à sa figure ». Tous ces cosmétiques, « c’t affreux rouge à lèvres », c’est bon pour les dames de la ville... Une fille honnête, ne met pas « c’te saleté sur sa figure » mais se lave consciencieusement le visage à l’eau et au savon (« tu continueras d’te laver l’museau à l’eau et au savon pendant cor’ longtemps ! »). Afin d’échapper aux remontrances maternelles, Marlène se farde, en secret, dans les « ouatères » de l’arrêt de bus. Afin d’obtenir ces informations de Marylin, la sœur de Marlène, Hercule Poirot se déleste d’un peu de monnaie et la fait rêver d’un « nouveau rouge à lèvres très joli », commercialisé sous le nom de « Le rêve carminé ».

Alex Legge, le second-rôle sans importance

Ce chercheur - un « atomiste » - n’occupe qu’un rôle secondaire dans cette affaire. Déprimé, neurasthénique, il est venu se reposer avec sa femme, une « jolie rousse », dans un cottage qui jouxte la propriété. Lorsqu’Hercule Poirot fait sa connaissance, son visage pèle « fortement par suite de coups de soleil. « J’ai remarqué que vous aviez dû recevoir des coups de soleil, répondit Poirot poliment ». Cette inflammation désagréable de la peau est tout simplement le « résultat d’un bel été » pour qui s’expose sans crème solaire !

Le fin mot de l’histoire

Cette enquête qui a donné du fil à retordre à Hercule Poirot repose sur une imposture. Sir George n’existe pas ! Il s’agit en réalité du fils Folliat, un voyou qui a tué sa jeune femme - une riche héritière « peu développée intellectuellement », pour accaparer sa fortune. Bigame, le fils Folliat n’a rien trouvé de mieux que de demander à son épouse italienne - une belle femme au teint hâlé - de se glisser dans la peau de Hattie, sa jeune épouse au teint marmoréen. Rien de tel qu’une bonne trousse de maquillage et qu’un chapeau à larges bords pour tromper son public. Tout aurait été pour le mieux si Marlène n’avait pas eu les yeux hors de sa poche et si le cousin de Hattie - Etienne de Sousa, un garçon aux cheveux parfumés - n’avait débarqué à l’improviste. Il ne restait plus à la belle aventurière qu’à disparaître... au milieu de la foule entassée pour la kermesse, un dernier tour de passe-passe pour une comédienne hors pair qui troque sa volumineuse robe de cocktail pour un short-chemisette passe-partout ; un coup de lingette démaquillante et le visage hâlé est parfaitement assorti à la tenue estivale rapidement enfilée.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration !

Bibliographie

1 Christie A. Poirot joue le jeu. Le livre de poche, 1985, 251 pages

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