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Une planète sans cosmétique, c’est l’Uranus de Marcel Aymé !

> 19 janvier 2020

Une planète sans cosmétique, c’est l’Uranus de Marcel Aymé !

Vraiment, Marcel Aymé vit sur une planète qui ne connaît pas les cosmétiques. Dans son univers,1 chacun peine à trouver sa place. Suite aux bombardements de la fin de la Seconde Guerre mondiale, des cohabitations s’imposent entre bourgeois et prolétaires de la petite ville de Blémont.

Le bourgeois c’est Archambaud ; le prolétaire c’est Gaigneux. L’un a eu la chance de voir son appartement épargné par les bombes (c’est le bourgeois !), l’autre a tout perdu en une fraction de seconde (c’est le prolétaire !). Entre les deux, se place le gentil Professeur Watrin, pétri de bienveillance. Watrin est un véritable caméléon qui épouse parfaitement les pensées de son interlocuteur. Tour à tour, communiste ou hitlérien, Watrin prend la vie du bon côté depuis que le destin lui a repris sa femme, une femme infidèle qui ne se gênait pas pour le cocufier dans les règles de l’art. Morte dans les bras du receveur des postes, la belle infidèle laisse un époux libéré du joug conjugal. Lorsque la bombe qui a dévasté son logement a éclaté, Watrin lisait un livre d’astronomie et en était à « Uranus », une « malheureuse planète » vivant dans les ténèbres. Depuis lors, Watrin a décidé de goûter la vie comme si chaque seconde était la dernière. Il en devient bucolique à souhait, n’hésitant pas à s’imaginer dans la peau d’un brin d’herbe qui vivrait « toute la journée » « avec la grande espérance de la rosée ».

Gaigneux et Watrin bénéficient donc de l’hospitalité d’Archambaud. Il y a bien quelques froissements de tôle par ci par là... mais globalement la cohabitation fonctionne. Gaigneux, marié et père de plusieurs enfants, ne dirait pas non à une petite aventure avec une petite bourgeoise comme Marie-Anne (« ses cheveux blonds, sa robe jaune, ses sourires, ses regards bleus, sa chair rose et dorée ») (« une de ces belles filles oisives, nourries au marché noir, soucieuses de leur corps, avides de luxe, de bien-être et d’importance »), la fille d’Archambaud, tout juste âgée de 18 printemps. Ce n’est pourtant pas Gaigneux qui plait à Marie-Anne, mais bien plutôt le fils Monglat. « Jamais le fils Monglat ne lui avait paru aussi beau, ni aussi aimable, pour ne pas dire désirable, ce qu’il était en vérité, vrai homme, solide, costaud, charnu, d’aplomb, l’épaule roulante, le poitrail nourri, le ventre plein la ceinture, bien en avant, et les fesses au sud, rebondies, le masque lourd, puissance et certitude, l’œil taurin, la bouche grasse, fleurie, et le cou épais avec des renflements moelleux, un peu livides, où le baiser s’enfonçait doucement. » Bref, Marie-Anne a une préférence marquée pour les sacs de muscles et reste totalement indifférente aux intellectuels...

Un cafetier à la stature exceptionnelle se détache du lot. Léopold de Cambrai, ex-artiste de foire, ne trouve pas de « couvre-chef à la mesure de sa tête », tant la taille de celle-ci est formidable. Son café servant de salle de cours à de jeunes lycéens, Léopold découvre les bonheurs de la littérature et savoure chaque vers (un petit verre de blanc par la dessus ne fait pas de mal - compter 12 litres par jour quand même !) d’Andromaque avec délectation. Sur la pointe des pieds, le monstrueux Léopold cisèle ses premiers alexandrins (« Passez-moi Astyanax, on va filer en douce »), tout en astiquant le zinc de son comptoir (« Moi, Léopold, la poésie, je couche avec. » ; Léopold a « la poésie dans la viande »). Son épouse Andréa était, autrefois, démonstratrice de jiu-jitsu. De l’accorte jeune fille en maillot rose d’antan, il ne reste plus rien ! Rien qu’une vieille, « toute moche, toute ratatinée », « un vieux sac d’os ». « Au bout de 20 ans, plus de poitrine, c’est la vie. » « Plus question de cuisses, plus question de rien. »

Sur la planète de Marcel Aymé, les garçons coiffeurs sont chahutés par des voyous, pour cause d’intelligence avec l’ennemi. « Alfred, le garçon coiffeur, un grand blond à l’air abruti, aux épaules en goulot de bouteille » est tourmenté par des soi-disant résistants qui lui reprochent d’avoir coupé les cheveux des Boches, en leur « envoyant des sourires ». Il n’y a, pourtant, pas besoin de regarder Alfred à deux fois pour se rendre compte qu’il n’a jamais été le « bras droit d’Hitler ». Seulement, ce jeune homme coquet et plein d’onctuosité est la « coqueluche des femmes », ce qui rend plus d’un mari jaloux. Alfred « a pour lui l’ondulation, la permanente à domicile et les mains de velours. »

Les dénonciateurs et vrais patriotes ne vont jamais chez le coiffeur. Ils ont « des cheveux noirs, très fournis plantés bas sur le front étroit, de gros sourcils noirs, des joues bleues de barbe, des bras courts et poilus et le haut de la chemise » laisse voir « une sombre toison qui » déborde « de l’échancrure ».

Les collabos sont sales. Monglat a « une chemise pas propre, la peau non plus. » ; Léopold « se lave la figure avec un coin de l’essuie-main ». Les personnages de Marcel Aymé « marinent dans un bain de saleté » ; on aspire à les laver à grande eau.

La planète Uranus ne tourne vraiment pas rond. Un peu plus de cosmétiques ne ferait vraiment pas de mal !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, pour ta démonstration, en image, de la vision des planètes par Marcel Aymé !

Bibliographie

1 Aymé M. Uranus, Gallimard, 2018, 377 pages

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