> 16 octobre 2021
L’argent n’a pas d’odeur, dit-on... Et pourtant, lorsque l’on se retrouve plongé dans le roman L’argent d’Emile Zola,1 on y respire des senteurs lourdes et fortes, entêtantes, tièdes, amollissantes ou revigorantes, en se baladant dans les appartements des différents protagonistes. L’argent au-dessus de tout, l’argent moteur de la vie... voilà le concept développé par Aristide Saccard, un homme qui ne conçoit la vie que comme une lutte, une lutte pour le pouvoir, le pouvoir conféré par l’argent, de l’argent qui rapporte, qui se multiplie, qui fait des petits. Aristide Saccard et sa banque Universelle catholique (enfin, plus ou moins, quand on y regarde de près) vont tenter de supplanter la banque du Juif Gundermann. Une lutte sans merci, qui finit, comme tout combat, avec un gagnant et un perdant !
Aristide Saccard, frère du ministre Rougon (Aristide a tout d’abord adopté le nom de famille de sa première épouse Sicardot, avant de le transformer en Saccard, suite à une ténébreuse affaire de viol qui le poursuivra longtemps par la suite), doit repartir à zéro. Après avoir fait fortune, Saccard est ruiné. Un coup de pied au fond... et sûrement, il refera surface d’ici peu. C’est un homme d’une cinquantaine d’années qui en paraît à peine 40 (38 très précisément) ! Une « vivacité de jeune homme », une « jeunesse persistante », conférée par des « cheveux touffus encore, sans un fil blanc ». Un homme qui plaît aux femmes et qui sait se servir de cet atout. Sa rencontre avec la princesse d’Orviedo, une jeune veuve cherchant à expier les fautes de son défunt mari par le biais d’œuvres de bienfaisance diverses et variées, va constituer le déclic nécessaire pour faire démarrer la machinerie du succès. L’argent appelant l’argent... Saccard compte bien utiliser les fonds de la bonne dame pour se constituer une solide réputation de bienfaiteur de l’humanité souffrante. Il sera aidé en cela par sa voisine de palier, Caroline Hamelin, une jeune femme pétrie de bonté et de douceur. L’honnêteté même. Et puis, Caroline a un frère, Georges, un ingénieur qui, après avoir séjourné en Orient, en est revenu la tête truffée de projets plus mirifiques les uns que les autres, allant de la compagnie de transport à l’exploitation de mines d’argent. Face à d’aussi belles idées, le sang de Saccard ne fait qu’un tour... Il faut trouver les fonds pour monter une vaste affaire. Et d’abord s’assurer de l’appui de Daigremont, un homme richissime, « élégant » et soigné, « ne portant que les moustaches et la barbiche en fanatique des Tuileries ». L’appui obtenu, on peut aussi monter un journal qui se fera l’échos des belles réussites de l’Universelle !
Le fils aîné d’Aristide, Maxime, est un jeune homme de 25 ans, « vieilli de vices », « inquiet de sa santé ». Vivant dans le luxe, les beaux meubles, les belles tentures, dans une ambiance à « l’odeur fine, ambrée », une odeur « d’héliotrope », Maxime vit dans « l’unique culte de lui-même », profitant de la fortune de son épouse décédée, dans la plus profonde oisiveté. Dans un « nid de duvet et de soie », Maxime se prend pour une cocotte, n’ayant que les soins de sa peau à effectuer. Une « peau fraîche et embaumée », qui sue les cosmétiques. Sa chambre est celle d’une « belle dame à vendre ». Tout ce qu’il y a de plus précieux comme objets y est concentré. Le cabinet de toilette, qui jouxte la chambre, est la pièce préférée de Maxime, qui s’y prélasse dans les vapeurs d’un bain, des heures entières. Un « parfum de violente fleur » s’échappe de ce cabinet de toilette, pièce principal du logement. C’est avec un « polissoir en écailles » que Maxime prend soin de ses ongles, tout en écoutant l’histoire tragique de son petit frère Victor, laissé pour compte sur le pavé parisien. « Il continuait de se polir les ongles d’un mouvement joli et léger. » Et puis, la fuite à Naples au bout du chemin, pour fuir la honte de l’incarcération de son père, et aussi pour passer un hiver au soleil... Et un appartement qui garde la trace olfactive d’un occupant dont la chair a été baignée chaque jour dans les parfums les plus capiteux et les plus onéreux. « Un parfum mourant, ainsi que d’un bouquet jeté au lendemain d’un bal... » !
Caroline Hamelin est une curieuse personne qui allie les contrastes esthétiques. Des cheveux devenus blancs dès l’âge de 25 ans (elle en a maintenant à peine 36), (« Ses cheveux blancs superbes, une royale couronne de cheveux blancs »), des sourcils « restés très noirs et très fournis » ! La « blancheur envolée de » ses « fins cheveux de soie » constitue tout son charme ! Cette femme cultivée, pleine de douceur, aux cheveux de neige et aux dents « très blanches » va être une alliée sûre pour Saccard qui trouve en sa présence réconfort et sécurité.
Mazaud est un agent de change d’une trentaine d’années. Son visage est agréable. « De minces moustaches brunes » ornent sa lèvre supérieure. Une femme charmante, deux enfants adorables (un garçon, une fille) « Tous les trois étaient blonds, d’une fraîcheur de lait »), un appartement qui sent « bon la vie heureuse de ce ménage ». Quoi demander de plus ? « C’était comme le parfum même du luxe raffiné de l’ameublement, la bonne odeur de chance, de richesse, de félicité d’amour, qui pendant quatre années avaient fleuri là. » La veille de se tirer une balle dans la tête, c’est une gerbe de roses à la main que Mazaud revient du travail... des roses qui embaument, qui chantent l’amour-passion et la reconnaissance pour un bonheur familial sans faille.
La mère et la fille vivent en face de l’hôtel d’Orviedo, dans le plus profond dénuement. De la vieille noblesse qui s’étiole, mais ne veut pas encore baisser la garde. Des économies de toutes sortes afin de continuer à tenir son rang, en organisant, de temps à autre, de belles soirées. Du linge usé (« de pauvres nippes usées par le savon »), de blanches mains qui doivent s’acquitter des tâches de blanchisserie par souci d’économie... une misère digne ! Et puis, un peu d’espoir avec toutes les économies placées chez ce bon Monsieur Saccard et l’anéantissement lors de l’effondrement des valeurs en bourse.
La princesse d’Orviedo est une veuve de 39 ans, aux « dents de perle » et au teint « jaune » de femme vivant cloitrée. Vêtue d’une robe invariablement de couleur noire, la princesse n’a qu’une idée en tête : dilapider une fortune injustement gagnée.
Mme Méchain et son complice Busch (un être abject, « sale » et « mal rasé ») avancent main dans la main sur les chemins de la crapulerie. Récupérant de vieux titres de dettes, ils s’emploient à faire chanter l’un et l’autre, ou l’une et l’autre, agitant le spectre du scandale sous le nez de leurs victimes. Un visage « de pleine lune, bouffi et rouge », une gorge « géante et le ventre hydropique », voilà comment se présente la terrible Gorgone. Celle qui possède un terrain entier derrière la butte Montmartre (« la cité de Naples ») règne sur tout un peuple de miséreux, logés dans des abris sordides, dans une odeur pestilentielle de fumier (« Et l’odeur, l’odeur surtout était affreuse, l’abjection humaine dans un absolu dénuement »). Et puis, dans sa main, Mme Méchain tient une reconnaissance de dettes de Sicardot pour la fille Rosalie. Rosalie, la jeune fille violentée par Sicardot, a donné naissance à un enfant, Victor. Elle est maintenant décédée. Le jeune garçon âgé de 12 ans est désormais à la charge de Mme Méchain (comme par hasard, celle-ci est la cousine de Rosalie). Victor, le portrait craché de son père (« une moitié de la face plus grosse que l’autre », tout de même), sera placé à l’Œuvre du Travail, l’œuvre de charité créée grâce à l’argent de la princesse d’Orviedo.
La baronne Sandorff, une jeune femme de 25 ans, « au visage de passion à la bouche saignante » ne trouve son plaisir que dans le boursicotage. Ses « paupières bleues », ses lèvres rouges suscitent les passions... Saccard y succombera... comme les autres. L’« odeur fine et puissante » qui s’exhale de toute sa personne enchaine les cœurs, qui se bousculent à sa porte. Dans l’alcôve, pourtant, grosse déception... la baronne est de glace !
Le directeur du journal L’espérance est, à la fois, élégant et malpropre. Beau et luisant dessus, sale et dégoûtant dessous. En le considérant, on a une « vague impression d’une malpropreté persistant en dessous ». Sa « peau pénétrée et teinte des saletés immondes » qu’il pratique depuis des années est source d’odeurs mêlées. Dévoré d’absinthe, Jantrou n’a qu’une seule et « unique gloire », celle d’une « barbe noire en éventail », qui déclenche l’admiration. Dans son abjection, il ira jusqu’à imaginer de faire de la publicité de manière très spéciale. Pourquoi ne pas faire tatouer des annonces sur certaines parties du corps de « femmes très bien » ? Et puis, dans le même genre, pourquoi ne pas faire tatouer « Achetez l’Universelle », « aux petits coins les plus secrets et les plus délicats des dames aimables » ? Une plaisanterie ? Personne ne saura jamais le fond de l’histoire.
La banque Universelle d’Aristide Saccard est une banque qui débute dans l’hôtel de la princesse d’Orviedo. Cette banque, pour donner confiance à une clientèle choisie, possède un « air de probité antique, fleurant vaguement la sacristie. ». Par la suite, la banque déménagera (l’installation se fera le 15 avril 1867) et troquera l’austérité d’antan pour un luxe inouï, réconfortant pour un investisseur en quête de sécurité.
L’Oeuvre du Travail à destination des enfants pauvres est une belle œuvre, destinée à assurer l’éducation d’enfants miséreux. Chaque enfant, à son arrivée, est plongé dans un bain. « L’usage était que chaque nouveau pensionnaire, à son entrée, prenait un bain. » Le lieu est « gai et propre comme la santé ». On imagine assez bien le pensionnat fleurant bon l’encaustique et le savon, selon les pièces considérées.
Ce roman sent la trahison. Les bonnes qui ne font pas leur lit et conservent une « cuvette d’eau savonneuse », toute la journée, dans leur chambre, y donnent leur maîtresse pour quelques sous. Les soirées de la haute bourgeoisie enivrent les boursicoteurs dans « l’odeur grisante des corsages » et l’odeur puissante des actions qui grimpent toujours plus haut, toujours plus haut. Le « drap fin » et le « linge éblouissant » d’Aristide Saccard est rassurant. Son air confiant, le luxe de sa mise, témoignent de la bonne santé de son entreprise. Attention, toutefois, de l’odeur de réussite à « l’odeur de ruine » il n’y a qu’un pas. Pas qui se franchit allègrement, lorsque l’on fait monter les actions artificiellement, sans les adosser à des projets solides. Faut-il pleurer sur le pauvre Saccard, ruiné une seconde fois ? Non, sûrement pas ; il ira recommencer ses manigances, sous d’autres cieux, c’est certain. Pleurons plutôt sur les Beauvilliers et sur tous les petits porteurs qui se retrouvent dans le dénuement à cause de lui. Quant à Caroline, rassurons-nous, sa bonté et son honnêteté lui feront trouver le bonheur vaille que vaille. Une simple botte de lilas et de giroflée et voilà une « bouffée de printemps » qui réjouit son cœur simple !
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !
1 Zola E., L’argent, Fasquelle, 1974, 501 pages
Retour aux regards