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Une histoire de rouge à lèvres rouge cerise foncé de bonne qualité !

> 02 janvier 2021

Une histoire de rouge à lèvres rouge cerise foncé de bonne qualité !

Lorsque Gordon Cloade meurt subitement, intestat, dans un bombardement, en 1944, la famille Cloade, frères, soeur, belle-soeurs, neveux et nièces se liquéfient en un instant.1 Un si bel héritage... tombé entre les mains avides d’une jeune théâtreuse ayant mis le grappin sur le vieil homme ! C’est un peu fort. En effet, c’est Rosaleen, une jeune fille aux yeux cernés de noir, qui hérite de tout, domaine à Furrowbank, appartement à Londres, avec « salle de bains magnifiquement équipée, carrelée, chromée, étincelante », liquidités en nombre... Oui, mais voilà... Rosaleen serait bigame, son premier mari - Robert Underhay - ayant disparu dans la jungle africaine et étant en passe de réapparaître. De quoi changer la donne. Un maître chanteur qui se fait écraser la tête, une jeune héritière qui succombe à une dose massive de morphine, « une dose de cheval ». Une paire de moustaches monumentales plus tard, quelques heures de « bavardages » plus tard, la solution apparaît limpide, claire et nette ! Une Agatha Christie au top de sa forme cosmétique !

Hercule Poirot, chaussures vernies et moustaches extraordinaires

Là où il y a embrouille, il se trouve, bien souvent, un petit détective belge bien connu. « Une paire de chaussures vernies à bout extrêmement pointu », qualifiée par le major Porter de « sophistication bottière » dégoûtante, des « guêtres blanches » immaculées, une « tête en forme d’œuf, ornée d’une colossale moustache ». Voilà comment apparaît Hercule Poirot aux yeux des protagonistes de cette curieuse affaire. Cette moustache noire est véritablement « extravagante », « superlative », au point de donner, à son possesseur, un air « superlativement étranger ». Que d’expressions, de redondances pour cette parure folliculaire exceptionnel.

Lynn Marchmont, bronzage impeccable et charme certain

Lynn est la fille d’Adela, la petite sœur de Gordon. Cette jolie fille, au teint bronzé par le soleil égyptien, s’est engagée pendant la guerre (celle de 39 - 45). Pleine de vie, cette jolie fille est promise à son cousin Rowley depuis de nombreuses années. Jouer la fermière à ses côtés ne semble pas réjouir celle qui rêve d’une vie parfumée « de senteurs exotiques ».

Rosaleen Cloade, yeux charbonneux et QI bien léger

Mrs Gordon Cloade, Rosaleen pour les intimes, possède « des yeux immenses, bleu foncé, et on dirait qu’elle les maquille au charbon. » Ses « beaux yeux », sa « chevelure noire aux boucles souples » et sa « jolie peau » d’Irlandaise n’ont pas manqué de séduire un vieil homme sur le retour. Cette jeune femme, très séduisante, a un QI extrêmement faible, semble-t-il. Il existe un gouffre entre le luxe de ses vêtements, de son rouge à lèvres, de son vernis à ongles (tout cela est fort coûteux) et la façon dont elle se passe les yeux « à la suie » (« maquillés à la suie » ; « beaux yeux bleus comme soulignés de suie »). Un détail qu’il est bon de garder à l’esprit.

Frances Cloade, beauté « lévrière » et touche discrète de rouge à lèvres

Frances est la femme de Jeremy Cloade (frère aîné de Gordon) ; on peut la définir simplement en quelques mots : la grosse quarantaine (48 ans exactement), une « silhouette de lévrier » et une absence quasi-totale de soins cosmétiques. « Son visage avait l’arrogance de la beauté ravagée qui ne s’abaisse pas au maquillage, en dehors d’une légère touche de rouge à lèvres mise à la va-vite. »

Kathie Cloade, « allure négligée » « talons plats » et pas une once de cosmétiques

Kathie est la femme de Lionel Cloade, le frère cadet de Gordon, un médecin passionné de botanique. Les « herbes médicinales à travers de l’histoire » constituent son « violon d’Ingres ». C’est la période du Moyen-Age qui l’intéresse le plus. Ses « pupilles en tête d’épingle » laissent supposer un attrait certain pour la morphine. Parlez-lui cosmétiques, Kathie ouvrira des yeux tout ronds. Comme elle n’en utilise aucun, elle ne pourra vous donner aucun conseil dans ce domaine.

Beatrice Lippincott, hôtelière permanentée et curieuse comme un singe

Beatrice est une hôtelière malchanceuse. Son client, Enoch Arden, un maitre -chanteur, venu là pour soutirer de l’argent à Rosaleen, est assassiné dans sa chambre. Cette hôtelière, qui écoute aux portes, possède une chevelure blonde frisée. Sa « permanente Pompadour », qualifiée également de « permanente rococo », constitue sa signature capillaire.

Et puis une sombre histoire de rouge à lèvres

Dans la chambre d’Enoch, pas de papier d’identité, ni de cosmétiques. Tout juste des « chaussettes de rechange, une chemise, une brosse à dents ». Ah si tout de même, un rouge à lèvres, qui est retrouvé sous la commode. Il s’agit d’un « tube de rouge à lèvres dans un étui en carton doré ». Rowley, soupçonné d’être à l’origine du meurtre, se défend comme il peut. Ce rouge à lèvres « ce n’est pas » son « genre » ! Afin de constater quelle est la nuance du rouge à lèvres en question, le superintendant Spence paye de sa personne. Appliquant le bâton « sur le dos de sa main », il constate qu’il s’agit d’une « couleur de brune ». Stupéfaction de Rowley, épaté des connaissances aigues du policier, quant aux choses féminines. Ce tube de rouge à lèvres signe la présence d’une « inconnue », sur le lieu du drame. La piste suivie consiste visiblement à « chercher la femme ». Hercule Poirot s’intéresse lui aussi à ce tube de rouge à lèvres ; une application sur le dos de la main comme son collègue. Le verdict tombe : produit cosmétique de « bonne qualité ». La teinte est identifiée comme étant un « rouge cerise foncé », indiqué pour les femmes « brunes ». Ce rouge à lèvres est peut-être déjà ancien, tant sa nuance est originale. En cette période de l’après-guerre, les teintes de rouge sont beaucoup moins nombreuses qu’en période de paix et d’abondance. Hercule Poirot, qui a l’œil à tout et qui en connaît un rayon en matière de coloration des lèvres, a repéré les femmes utilisant un rouge à lèvres rouge cerise. Il y a Rosaleen et Lynn. Mrs Frances Cloade use d’une teinte plus discrète. Mrs Adela Marchmont est adepte d’une couleur pleine d’originalité, un « mauve pâle » qui lui est très personnel. Mrs Lionel Cloade, tante Kathie pour les intimes, est brute de décoffrage en matière de maquillage. Pas de trace de rouge à lèvres chez cette femme qui fut belle, autrefois. Voilà pour ce qui est des femmes ayant les moyens de s’acheter ce type de rouge à lèvres luxueux... Beatrice Lippincott et sa petite bonne Gladys n’ont, en revanche, certainement pas les moyens d’utiliser un cosmétique aussi coûteux.

Et encore une inconnue barbouillée de cosmétiques

La femme au rouge à lèvres - appelons-la ainsi pour faire simple – est, selon la description de la veuve du chanoine Leadbetter, une jeune fille dont les cheveux sont masqués par un foulard orange. Dommage, semble penser la vieille dame, qui apprécie les belles chevelures (« Moi, mes cheveux, quand j’étais jeune je m’asseyais dessus. »). « Sur la figure une couche de peinture et de poudre » lui sert de fond de teint. « Plus un barbouillage dégoûtant étalé sur les lèvres ! Du rouge aux ongles des mains et sur les orteils. » « Peinturlurée et poudrée », recouverte d’une bonne couche de fond de teint », c’est ainsi que la mystérieuse inconnue nous est cosmétiquement décrite. Les uns parlent d’une bonne « tartine de maquillage », les autres « d’une couche exagérée de maquillage ». Tout le monde est d’accord pour trouver étrange cette femme qui « faisait un peu théâtreuse ». Son visage dit vaguement quelque chose, mais sans vraiment de certitudes !

Et un couplet sur l’aspect « faillible » de la science médicale

Agatha Christie a visiblement connu des médecins peu compétents et des vétérinaires à la page. Pour nous montrer à quel point certains diagnostics peuvent être erronés, elle nous rapporte le cas d’un enfant souffrant de troubles cutanés, mis sur le compte d’une avitaminose. Un vétérinaire avisé, qui passait par là, avait mis à mal cette origine douteuse, pointant du doigt un chat teigneux s’il en était. La teigne, transmise par le chat, était la cause des troubles de l’enfant !

Le flux et le reflux, en bref

Chez Agatha Christie, les héritages ça va, ça vient, au gré des décès, au gré des assassinats, comme la marée sur une plage. Les rouges à lèvres roulent sous les commodes, les fausses pistes s’accumulent ; heureusement, Hercule Poirot est là, qui s’y connaît bien et ne se laisse pas rouler dans la poudre de riz.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce rouge à lèvres... à en prendre la tête !

Bibliographie

1 Christie A. Le flux et le reflux, Librairie des Champs-Elysées, 2009, 254 pages

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