Une histoire de rouge à lèvres écrasé un peu obsédant !

Tout commence dans un immeuble de Greenwich village, avec des bruits de dispute et de beuveries. Des cris, des gémissements, des hoquets… l’homme vocifère ; la femme vomit. Difficile, quand on est un voisin paisible, de rester tranquille dans ce voisinage. Il ne reste plus à François Combe (le fameux voisin) qu’à se prendre par la main, afin d’aller noyer sa solitude dans un grand verre d’alcool au bar contigu. Sur le siège, à côté de lui… une femme ! Une rencontre… Deux solitudes ! Le bonheur au bout de la rue !1

Le héros, un acteur trahi !

François Combe est un acteur français de 48 ans, qui s’est réfugié à New-York, suite au départ de sa femme avec un jeune godelureau. Au bar où il vient noyer son désespoir dans un verre d’alcool, François fait la connaissance d’une femme aussi paumée que lui, une dénommée Kay !

Et hop, ni une ni deux, voilà les deux individus, rendus à l’hôtel (Le Lotus), afin de faire plus ample connaissance.

Une nuit d’amour… puis le réveil avec la sensation d’être en couple depuis toujours… François, heureux comme un pinson, se surprend à « fredonner sous la douche », pendant que Kay, en bonne ménagère, se met à ranger la chambre.

François, toujours impeccablement rasé, s’interroge. Il n’a pas de rasoir sur lui. Kay a la solution : « Tu n’as qu’à téléphoner au chasseur d’aller t’acheter un rasoir et de la crème à raser. »

Une nuit d’amour… puis le geste familier de Kay. Celui de refaire son maquillage des lèvres d’une manière qui ne tient qu’à elle. Kay ne pose pas son rouge à lèvres ; elle l’écrase comme un fruit trop mûr ! Elle écrase le « bâton », de toutes ses forces, en faisant une mimique caractéristique. Kay avance légèrement les lèvres, en s’observant avec « sérieux », dans le « miroir de son sac à main. »

Et puis, peu à peu, Kay oublie son rouge à lèvres. Et son visage en devient méconnaissable. « Elle n’avait pas mis de rouge à lèvres et cela lui faisait un visage nouveau, beaucoup plus doux […] ».

Et puis peu à peu, Kay se laisse découvrir, au saut du lit, « son visage sans fards », « sans coquetterie, sans fards. »

L’héroïne, une femme qui trahit !

Cette jeune femme (Catherine ou Kathleen, dite Kay), une rousse de 32 ans, à la peau « douce », fascine François et sans doute également l’auteur du livre par la couleur sanglante de son rouge à lèvres. Un rouge à lèvres, qui marque le papier cigarette et y laisse une marque indélébile. « […] elle allumait une cigarette, lentement, posément, après avoir imprimé la courbe rouge de ses lèvres sur le papier. »

Ce papier cigarette taché fait un effet énorme sur François, qui ne peut détacher les yeux de ce mégot reconnaissable entre tous. « […] il regarda une fois encore la trace comme saignante que ses lèvres y avaient imprimées. »

Un effet énorme… un effet irritant pour celui qui semble guetter le geste féminin. François a l’air suspendu aux lèvres de Kay. « Déjà il se hérissait en la voyant prendre une cigarette dans son sac, avec des gestes conventionnels, la porter à ses lèvres dont le rouge colorait aussitôt le papier, chercher le briquet. » Et il n’a pas fini de s’irriter le brave François, tant le geste de Kay est devenu automatique. Kay passe son temps à fumer et à remettre du rouge à lèvres… et à tacher le papier cigarette. Cette manie met les nerfs de François en boule. Lorsqu’il voit « Kay marquer consciencieusement de l’empreinte ronde de ses lèvres sa soi-disant dernière cigarette », François est comme fou… Il semble jaloux de ce papier qui reçoit les hommages de la belle rousse en lieu et place de sa peau à lui.

Kay n’est pas vraiment farouche, si l’on en croit ce qu’elle nous dit. Des amants… elle en a eu plus d’un et un mari aussi. Un diplomate hongrois du nom de Larsky (le comte Larsky, s’il vous plaît) qu’elle a trompé plus d’une fois !

Lorsque Kay retrouvera son mari, celui-ci sera étonné de sa transformation physique. « Sans bijoux » et sans maquillage (elle n’a pas « pris la peine de se maquiller »), la jeune femme n’est plus du tout la même. Et idem pour François qui l’accueille à l’aéroport et la découvre la peau nue, sans une once de maquillage.

Et Enrico, le beau gominé !

L’ami de Jessie (la colocataire de Kay) n’aurait pas dit non à une petite aventure avec Kay ou, du moins, à une douche prise « tous ensemble ». A trois donc ! Il faut préciser que Enrico est un petit homme, légèrement « parfumé », qui prend soin de lui et de ses cheveux (ceux-ci sont « gominés »), qu’il lisse avec soin, à l’aide d’un « fer à friser ».

Et la rivale de Kay !

L’ami (mais, en est-ce vraiment un ?) de François, un certain Laugier, voit, dans Kay, une relation toxique. Aussi décide-t-il de désintoxiquer son ami en lui collant dans les pattes une sublime Américaine, prénommée June (« l’Américaine, qui imprimait du rouge sur ses cigarettes »), qui, comme par hasard, a le même tic que Kay… elle passe, elle aussi, son temps, à marquer ses cigarettes de traces de rouge à lèvres.

Une aventure, qui a lieu alors que Kay est partie au Mexique, au chevet de sa fille Michèle, qui vient tout juste d’être opérée.

Et la femme de François !

Cette pimbêche, qui ne se déplace jamais sans poudre de riz (son poudrier est toujours dans son sac), abandonne son époux, pour un tout jeune homme. D’où, sans doute, la nécessité de masquer ses rides naissantes grâce à une bonne couche de poudre !

Et un oreiller qui pourrait en raconter de bonnes !

C’est sur l’oreiller de Kay que June pose sa tête… La trahison a lieu dans la chambre du Lotus ; celle partagée, jusque-là, par François et Kay. Une trahison sans conséquence pour François, qui comprend, en un instant, que quoi qu’elle fasse, quoi qu’il fasse, les deux amants resteront liés à vie. Sans vérifier l’absence de « traces de rouge à lèvres » sur l’oreiller, François court à l’aéroport annoncer à Kay sa décision… ces deux-là ne se quitteront plus jamais !

Trois chambres à Manhattan, en bref

Chez Simenon… pas de suspense. Il suffit de partager un verre au bar, un soir de solitude, pour partager, dans la foulée le lit, la salle de bain, l’intimité la plus totale. La femme, que l’on prend pour une mythomane et ne l’est pas complètement, finira par faire une charmante épouse. Il suffira pour cela qu’elle abandonne sa manie de fumer, après avoir appliqué sur ses lèvres un rouge à lèvres qui n’a rien d’intransférable.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour.

Bibliographie

1 Simenon G., Trois chambres à Manhattan, Le Monde, 2025, 206 pages