> 07 octobre 2021
Un pari... voilà ce qui va pousser un homme extrêmement routinier à fuir ses habitudes pour endosser l’âme d’un aventurier. Jules Verne tient le pari de nous tenir en haleine avec un Tour du monde en 80 jours ;1 pari tenu ! Au milieu des « cotonniers, caféiers, muscadiers, girofliers, poivriers rouges », « des sagoutiers », des « muscadiers au feuillage verni et au parfum pénétrant », nous voilà embarquées dans un périple plein de rebondissements. Et dire que tout a commencé avec une eau très très légèrement trop tiède !
Gentleman paisible, routinier à l’excès, Phileas Fogg est un Londonien, un tantinet mystérieux, dont la vie est réglée comme du papier à musique. Impassible, flegmatique, attaché au respect des horaires, voilà pour le moral. Quarante ans, de grande taille, « blond de cheveux et de favoris », teint pâle, « dents magnifiques », voilà pour le physique. Cet homme solitaire, sans famille, sans amis, n’a de contacts extérieurs qu’avec les membres du Reform-club, auquel il est particulièrement fidèle. « Sur 24 heures, il en passait 10 à son domicile, soit qu’il dormît, soit qu’il s’occupât de sa toilette ». Dans sa belle demeure de Saville-Row, Phileas coule des jours paisibles, jusqu’à ce matin du 2 octobre 1872, où une incongruité cosmétique le poussa à un acte fatal. Son valet de chambre, James Forster, ayant eu l’outrecuidance de lui apporter « pour sa barbe de l’eau à 84°Fahrenheit au lieu de 86 », se trouva congédié. En lieu et place, un Français de bonne réputation, dénommé Passepartout, lui fut envoyé par l’agence de placement. Pour complaire à son maître, Passepartout devra être la ponctualité-même. A 8 heures, c’est le lever. A 11h30, le départ pour le Cercle. Le petit-déjeuner doit être servi à 8h23 ; « l’eau pour la barbe à 9h37 », la coiffure débute à dix heures moins vingt... De 23h30 à minuit, reprise du service avec le coucher. Le maître étant le plus souvent à l’extérieur, la vie sera tranquille pour Passepartout.
A peine Passepartout embauché, voilà Phileas embarqué dans un pari ridicule. Miser sa fortune sur l’idée de faire le tour du monde en 80 jours maximum, quelle idée pour un routinier de première ! Et une valise faite en deux temps, trois mouvements ! « 2 chemises, 3 paires de bas », une couverture de voyage et un mackintosh... rien de plus.
Jean Passepartout est le dindon de la farce. Embauché par un homme routinier qui ne quitte jamais sa bonne ville de Londres, le voilà sur les chemins de l’aventure en moins de deux. Des « lèvres un peu saillantes », une bonne tête ronde, une forte carrure, le « teint animé », voilà comment nous est décrit le fidèle compagnon de Phileas. « Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l’Antiquité connaissaient 18 façons d’arranger la chevelure de Minerve, Passepartout n’en connaissait qu’une pour disposer la sienne : 3 coups de démêloir, et il était coiffé. » Pour le reste, une vraie pâte, un garçon charmant attaché à son maître et prêt à se faire tailler en pièces pour lui.
Fix est un policier consciencieux, persuadé que Phileas Fogg est le mystérieux voleur qui vient de cambrioler une célèbre banque londonienne. Un petit homme maigre, affublé de très longs cils. Plein de ressources. A Hong-Kong, voilà Fix qui s’entretient avec Passepartout. Après être entré chez un barbier « chinois pour se faire raser à la chinoise », voilà Passepartout qui tombe dans les filets de Fix. Dans une fumerie d’opium où l’on fume de « petites boulettes d’opium mélangées d’essence de rose » Fix fait boire à Passepartout du porto, avant de lui glisser une pipe dans la main. Le serviteur sera désormais séparé du maître jusqu’à nouvel ordre.
D’un bateau à un train, en passant par le dos d’un éléphant ou un « traineau gréé en sloop »... voilà Phileas qui court les routes et les océans. Et puis le charbon se met à manquer dans un bateau, qu’à cela ne tienne on brûlera tout le bois disponible. Les capitaines Bunsby, « noir de hâle » et Speedy, au « teint de cuivre oxydé », sont stupéfaits des initiatives de ce beau monsieur au teint blanc.
Une fois grimpé sur le dos de Kiouni, un éléphant qui commençait à peine un régime visant à le transformer en animal de combat (un régime sucre-beurre qui met les animaux dans un état de rage permanent, le « mutsh »), Phileas rencontre, dans la forêt, un convoi funéraire très particulier. Le corps embaumé d’un vieux rajah va être brûlé en même temps que celui de son épouse, la princesse Aouda. Tout est prêt pour la funèbre cérémonie... « C’était le bûcher, fait de précieux santal, et déjà imprégné d’une huile parfumée ».
Pour les beaux yeux de la princesse Aouda (de « grands yeux », « limpides comme des lacs sacrés d’Himalaya »), Phileas est prêt à perdre son pari. Pas question de la laisser brûler vive. La princesse Aouda doit échapper à la déesse Kali, cette déesse « à 4 bras, le corps colorié d’un rouge sombre, les yeux hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de henné et de bétel. »
Et dire que tout a commencé avec une eau de rasage à peine un peu trop fraiche ! En 80 jours, la vie de Phileas va basculer, de l’amour, de l’amitié, de la fidélité, voilà les compagnons de route de celui qui, jusqu’à présent, ne s’était jamais laissé bousculer. Une simple cuvette d’eau à la mauvaise température, un rasage qui tourne vinaigre et l’engrenage se met en marche. Si après cela vous ne vérifiez pas scrupuleusement la température de votre bain, de votre douche, de votre eau de rasage, on ne sait plus quoi faire !
1 Verne J., Le tour du monde en 80 jours, Editions Famot, Genève, 1979, 252 pages
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