Nos regards
Une histoire de linge sale lavé à trois !

> 30 octobre 2021

Une histoire de linge sale lavé à trois !

Franchement, oui, il y a vraiment de quoi être assommé lorsque l’on se plonge dans la terrible histoire de Gervaise Macquart et d’Auguste Lantier.1 L’Assommoir du père Colombe est le lieu de rendez-vous de tous les soulauds du quartier. L’on s’y grise avec une eau-de-vie qui est fabriquée dans la cour même de l’établissement, dans un alambic de compétition. Du vitriol, qu’on l’appelle... de quoi tourner les têtes et détraquer les organismes. Entre paresse, alcoolisme et vices variés, Emile Zola promène sa plume du lavoir où les comptes se règlent à coups de battoir sur les fesses, aux logements sordides où les coups pleuvent sur des femmes et des enfants sans défense. Un léger parfum de musc flotte dans l’air, un peu de poudre de riz s’étale sur les joues des jeunes coquettes...

Gervaise Macquart, une bonne odeur de savon

La Gervaise qui arrive à Paris avec son compagnon et ses 2 enfants, Claude et Etienne, est une grande jeune femme de 22 ans, blanchisseuse de son état. Un teint d’une « transparence laiteuse de fine porcelaine », un teint de blonde, piqueté de taches de rousseur. Des « dents très blanches »... un teint qui s’anime parfois, sous l’effet d’un compliment, virant au rouge cerise ou à la « pomme d’api ». Gervaise est jolie.

Le métier de blanchisseuse, Gervaise le pratique depuis qu’elle a 10 ans. Les boules de bleu, les morceaux de savon, les battoirs, les brosses n’ont pas de secret pour elle. Le lavoir et ses étagères chargées de « pains de savon », « de boules de bleu dans des bocaux », de « livres de bicarbonate de soude en paquets »... voilà son domaine de prédilection. L’odeur « savonneuse, une odeur fade moite », une « odeur sucrée de potasse », mêlée de relents d’eau de Javel, colle à la peau de celle qui, suite au départ inopiné de son compagnon, se retrouve seule pour élever ses deux petits. Un père qui bat sa fille (quel souvenir d’enfance !) ; un beau garçon qui passe et voilà Gervaise conquise. Un premier enfant à 14 ans, un second à 18 ans... Et puis, l’abandon face à l’adversité.

Un beau zingueur qui passe et rebelote... Voilà Gervaise qui devient Mme Coupeau. La respectabilité ! Des journées de 12 heures de travail, une patronne, Mme Fauconnier, qui dit grand bien de son employée. Et voilà, notre Gervaise qui semble avoir tourné le dos aux mauvais jours. Une petite fille Anna, dite Nana, vient combler un jeune couple d’ouvriers, bien sous tous rapports. Petit à petit, Gervaise va perdre sa minceur, y gagner en moelleux, en rondeur. « Les épaules blondes, luisantes comme une soie, avec un pli de bébé au cou », Gervaise trône derrière ses fers à repasser, dans toute la splendeur de sa maternité. Gourmande, Gervaise se dorlote de plats canailles caloriques...

Il y a bien eu l’accident de Coupeau qui a jeté un froid provisoire... mais au bout de quelques mois tout est remis en place. Tout, sauf le bel équilibre dans le couple. Notre Coupeau, qui a vécu allongé pendant plusieurs mois, a perdu l’habitude de travailler. La paresse s’est installée dans son esprit. Et d’ailleurs, pourquoi se tracasser, lorsque l’on a une bonne petite femme qui possède des amis généreux (les Goujet) qui offrent des fonds pour monter un commerce ? Une blanchisserie avec 2 ouvrières et 1 apprentie. Une maîtresse-femme qui ne répugne pas à laver le linge sale des habitants du quartier. « L’odeur forte » des tas de linge brassés, la « puanteur humaine », rien ne rebute une Gervaise consciencieuse et travailleuse.

Et puis, il y a une fête magistrale, la Sainte Gervaise, une fête avec un couvert de 14 personnes et des plats à n’en plus finir. Chaque invité y va de son bouquet ou de sa potée, transformant la blanchisserie en fleuristerie. Géranium, héliotrope, œillets rouges, pensées, réséda, citronnelle, rosier blanc, giroflée et balsamine se pressent autour de Gervaise, laissant « un parfum doux de fleur », mêlé d’une bonne odeur de cuisine. « Les dames, sanglées dans leur corsage, avaient les cheveux empâtés de pommade, où le jour se reflétait [...] ». A la fin de la journée, chacun pousse la chansonnette, emmenant les convives dans des contrées, plus ou moins lointaines, humer des senteurs exotiques comme les « parfums de l’Arabie » de « Fatma la danseuse ».

Et puis, vient le temps des soûleries de Coupeau, les beuveries, l’argent qui disparaît comme par magie. La fatigue qui s’installe... la paresse qui devient épidémique. Gervaise se laisse aller. La propreté n’est plus son fort. La blanchisserie, si bien tenue autrefois, périclite dans une « odeur d’amidon aigre, une puanteur faite de moisi, de graillon et de crasse. » Gervaise en arrive à ne « plus se laver les oreilles » et à laisser la poussière s’accumuler en couche épaisse.

Cheveux gris en désordre, taille énorme, la belle Gervaise d’antan n’est plus. « Laide et grosse à donner envie de pleurer », sans un sou vaillant, veuve, devenue alcoolique, elle s’éteint dans l’indifférence générale.

Auguste Lantier, une entêtante odeur de musc

Lorsque l’on découvre Auguste Lantier, on se retrouve face à un jeune homme de 26 ans, « très brun, d’une jolie figure, avec de minces moustaches, qu’il frisait toujours d’un mouvement machinal de la main. » Un métier de chapelier... mais également un poil dans la main, un poil immense même, qui l’empêche, bien évidemment, de travailler à ses chapeaux. Un beau monsieur qui arrive à Paris chargé de famille et qui ne tarde pas à décamper au bras d’Adèle, sa voisine de palier. Un séducteur, qui compte bien vivre aux frais d’une compagne qui subviendra à ses besoins. Avant d’abandonner Gervaise sur le pavé parisien, Auguste, d’une manière fort peu auguste d’ailleurs, a ratissé tout l’argent du ménage, mettant au Mont-de-piété tous les vêtements de sa compagne. Alors que Gervaise bat le linge et, par la même occasion, les fesses de la belle Virginie (la sœur de celle-ci est la fameuse Adèle), Auguste prend la tangente. Avant de partir, il a toutefois pioché dans le réserve cosmétique de Gervaise. « Lantier s’était lavé et avait achevé la pommade ; deux sous de pommade, dans une carte à jouer ; l’eau grasse de ses mains emplissaient la cuvette. » Cette pommade, qui lustre les moustaches du bel Auguste, est certainement la même que celle qui permet à Gervaise de discipliner ses cheveux, lorsqu’il lui prend la fantaisie de les coiffer en bandeaux bien lisses.

Lorsque Lantier aura épuisé les ressources d’Adèle, il reviendra, bien gentiment, vivre aux crochets de Gervaise. Et nous voilà avec un ménage à trois, dans la blanchisserie toute neuve - Gervaise étant, en effet, devenue sa propre patronne. Lantier a engraissé ; il reste, tout de même, bel homme, avec « ses minces moustaches », dont il prend grand soin. Séducteur... Lantier l’est toujours. On l’aperçoit, parfois, au bras d’une jeune femme blonde embaumant le musc. « Lui aimait les femmes qui embaument ». Si Lantier aime les femmes qui sentent bon, il est, en revanche, moins regardant lorsqu’il s’agit de lui. De son corps se dégage « une odeur de tabac, une odeur d’homme malpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu’on voit de sa personne. »

Nana, une odeur de poudre

A 15 ans Nana est une belle jeune fille, « très blanche de chair, très grasse », harmonieusement dodue. « Une peau veloutée de pêche », un teint de lait, des cheveux blonds « d’avoine fraîche », dessinant, au dessus de sa tête, une « couronne de soleil ».2 Et puis, « l’odeur mûre d’une femme faite ». « Elle sentait bon la jeunesse, le nu de l’enfant et de la femme ». Coquette, Nana aime à se pomponner. Une toilette parfois rapide... et des « accroche-cœurs », réalisés sur le front, « avec de l’eau sucrée ». Et puis, un nuage de poudre de riz sur un visage qui n’en a pourtant pas besoin. Cette manie ne plait guère à Coupeau. « Un matin, il l’aperçut qui fouillait dans un papier, pour se coller quelque chose sur la frimousse. C’était de la poudre de riz, dont elle emplâtrait par un goût pervers le satin si délicat de sa peau. » Une vraie « fille de meunier » !

Coupeau, une odeur d’eau-de-vie » qui sent la mort

Coupeau, ouvrier zingueur, travailleur et honnête, profite du départ de Lantier pour se déclarer à Gervaise. Une prune à l’eau-de-vie partagée à l’Assommoir scelle, dans un premier temps, une solide amitié. Amitié qui devient bien vite de l’amour. « Très propre », de « belles dents blanches », de « beaux yeux marron », « la peau encore tendre », malgré ses 26 ans, voilà le portrait brossé. Coupeau, baptisé Cadet-Cassis par ses compagnons, est relativement sobre ; il fait comme tout le monde. Pour vous donner une idée, à son mariage, à la mi-journée, la consommation de vin est de 25 litres ! « Chacun son litre et demi, en comptant les enfants comme des grandes personnes » ! Tombé de son toit, Coupeau tombe, au même moment, de sa vie. Il y aura un avant (celui d’un ouvrier travailleur et honnête) et un après (celui d’un paresseux à la main leste quand il s’agit de corriger sa femme). A 40 ans, Coupeau est complètement décati. Amaigri, ruiné physiquement et moralement par la boisson, il finira en asile d’aliénés, dans des crises de delirium tremens dont ni le « bouillon », ni le « lait », ni la « limonade citrique », ni « l’extrait mou de quinquina » ne pourront venir à bout.

Goujet, une odeur de fidélité

Le voisin de palier de Gervaise, épouse Coupeau, Goujet, est un jeune forgeron, qui vit avec sa mère. Sa stature puissante cache une âme d’enfant. Ce « Colosse de 23 ans, superbe, le visage rose, les yeux bleus, d’une force herculéenne », celui qui est appelé Gueule-d’Or par ses compagnons de travail à cause de sa belle barbe jaune, demeurera l’amoureux transi de la belle Gervaise, durant toute sa vie. Il s’attachera, pendant longtemps, à éponger les dettes d’une Gervaise qui ne sait pas compter, qui dépense plus qu’elle ne gagne et qui, au fil des années, va perdre son vaillant courage.

Mme Lerat, une funeste odeur de lavande

Sœur aînée de Coupeau, Mme Lerat est une veuve de 36 ans qui fabrique des fleurs artificielles. Lorsque Nana aura une douzaine d’années, elle la prendra avec elle en apprentissage. Cette femme, triste et sévère, qui se laisse pourtant déridée facilement par quelques gaillardises, conserve toujours, au fond de ses armoires, un drap parfumé d’un bouquet de lavande. «  [...] elle tenait à avoir une bonne odeur sous le nez, quand elle mangerait les pissenlits par la racine. »

Mme Lorilleux, une odeur d’envie

La seconde sœur de Coupeau, alors âgée de 30 ans, est mariée à un chaîniste (il fabrique des chaînes en or). Queue-de-vache, avec un tel surnom, on image le genre de la dame ! Pas de cosmétiques, pas de frais, chez ce couple médisant et désagréable au possible. Jalouse de Gervaise du temps de sa splendeur, Mme Lorilleux ne fera rien pour l’aider, lorsque le temps des malheurs aura sonné.

Mme Boche, une odeur de crème de nuit

Mme Boche, la concierge, est une femme qui prend soin d’elle. Quelques cosmétiques pour faire plus jeune ! Gervaise, qui lave et repasse son linge, en sait long sur une routine-beauté, qui laisse des traces sur le linge de nuit. « Voilà une taie d’oreiller qui venait certainement des Boche, à cause de la pommade dont Mme Boche emplâtrait tout son linge. »

Le père Colombe, une odeur de vices et de souleries

Attention aux entourloupes chez le père Colombe ! « Tu sais ce n’est pas avec moi qu’il faut maquiller ton vitriol. »

Le croque-mort Bazouge, une odeur de cimetière

Bazouge exerce, sur Gervaise, une véritable fascination. « Son odeur de cimetière », semée à tout-va, n’a pourtant rien de bien agréable.

L’Assommoir, en bref

Gervaise, une grande belle femme qui sent le savon et se prend parfois elle-même pour un savon, lorsqu’elle attend son homme sous la pluie devant un café. « Tant pis ! elle n’avait pas envie de fondre comme un pain de savon, sur le trottoir ». Elle a vu l’eau du ruisseau couler devant la blanchisserie, d’un « vert pomme très tendre », pleine d’espoir. Le teinturier, ce jour-là, usait de la couleur de l’espérance... Quelle tromperie ! Et dire que cette belle femme qui n’usait d’amidon que pour empeser les chemises (elle en mettait d’ailleurs trop rendant les chemises dures au cou des hommes, dure au point de les faire saigner !), cette belle femme, pas coquette pour un sou, n’avait qu’un seul défaut... la complaisance ! Une histoire de linge sale lavé, en public, dans un ménage à trois, il n’y a pas vraiment de surprise, ça finit toujours mal !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, pour sa vision de L'Assomoir !

Bibliographie

1 Zola E., L’assommoir, Fasquelle, 1966, 495 pages

2 Enquête discrète sur la Nana d’Emile Zola | Regard sur les cosmétiques (regard-sur-les-cosmetiques.fr)

Retour aux regards