Nos regards
Une eau de toilette écœurante aussi prégnante que le vétiver proustien !

> 22 février 2020

Une eau de toilette écœurante aussi prégnante que le vétiver proustien !

La lecture d’un roman constitue, selon Michel Déon, une façon simple de partager la « vie des autres », de nous immiscer dans l’intimité de personnes dont tout nous sépare. La « vie par procuration »1 de Louis et d’Odile nous a procuré beaucoup de plaisir. Les personnages imaginés par Patrick Mondiano restent collés aux feuilles de papier, bien à plat. De leurs vies, on ne connaît que des bribes ; s’agit-il d’un reader’s digest ? Non, pourtant ! On aurait aimé en savoir plus, beaucoup plus.

Dans le roman Une jeunesse de Patrick Modiano,2 on rencontre deux personnages principaux, Louis et Odile. On les découvre installés dans un chalet de montagne, à l’âge de 35 ans ; ils ont deux enfants, un garçon et une fille. Ils ont tenu, un certain temps, une garderie d’enfants et s’apprêtent à arrêter cette activité. Alors qu’elle va fêter son trente-cinquième anniversaire, Odile scrute son visage dans le « petit miroir circulaire » d’un poudrier désormais vide. Quelques rides se sont formées ici et là.

Puis, nous voilà tout à coup propulsés 15 ans en arrière. Louis sort de sa caserne de Saint-Lô. Il est pris en main par Jean-Claude Brossier, un « blond aux yeux très clairs, au teint rouge », qui lui paye une paire de chaussures neuves et a l’obligeance de lui offrir une chambre d’hôtel avec une salle de bains grand luxe. Cela change notre ex-troufion de son « grand lavabo de chambrée, cette mangeoire d’écurie dont le tuyau d’écoulement se bouchait toujours. » Louis a envie de prendre un bain, des bains, pour rattraper le temps perdu. Brossier est de mèche avec Roland de Béjardy. Ce dernier fournit à Louis un emploi facile et bien rémunéré. Il suffira de trimballer de temps en temps des valises de billets et de jouer au gardien dans un garage où il y a sans cesse des allées et venues plus que suspectes.

Odile, quant à elle, est une habituée des postes de police. Elle a travaillé pendant un an au « Paris Parfum », rue Vignon ; elle en a été renvoyée parce qu’elle volait des bâtons de rouges à lèvres ! Après avoir commencé sa vie professionnelle comme vendeuse dans le domaine cosmétique, Odile décide de se lancer dans la chanson. Pour se faire, elle passe le plus clair de son temps, au Palladium. Elle s’y « attarde comme dans un bain ». Elle rencontre Georges Bellune, un type qui semble avoir la cinquantaine, et écume les boîtes parisiennes pour une maison de disques, à la recherche des talents de demain. Georges Bellune recommande Odile à Vietti, un producteur à « cheveux brun, assez bronzé comme Frank Alamo » dont « Le bronzage paraissait artificiel bien qu’il revînt des sports d’hiver. » Une fois tombée entre les griffes de Vietti, qui présentait « des doigts trop soignés », il n’y a plus qu’à... obtempérer. Odile se laisse prendre par le producteur. « Il sentait une eau de toilette dont l’odeur lui resta dans la mémoire et plus tard, quand elle pensait à cette époque, l’odeur lui revenait avec le souvenir des attentes dans les maisons de disque [...] ». La soumission d’Odile ne lui ouvrira pourtant pas les portes du succès. Vietti et son odeur écœurante d’eau de toilette la congédie du cabaret où elle se produit tous les soirs. Odile apprend la nouvelle de son renvoi alors qu’elle se démaquille dans sa loge-cagibi.

Si une eau de toilette pour homme bien particulière évoque pour Odile une époque noire de sa vie, une odeur de lavande ramène Louis au temps bénie de sa jeunesse, lorsqu’il voyageait avec Odile en se faisant passer pour un étudiant amoureux de la langue de Shakespeare.

Alors que Louis et Odile doivent effectuer un dernier voyage à Genève, Louis prend la liberté de fausser compagnie à ses commanditaires et offre à sa fiancée un petit séjour à Nice.

En prenant sa vie en main, Louis voit sa jeunesse se détacher de lui « comme un morceau de rocher tombe lentement vers la mer et disparaît dans une gerbe d’écume ». Louis n’a pourtant alors que 20 ans !

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette évocation en image du rapport au temps chez Modiano !

Bibliographie

1 Déon M. Lettre de château, Gallimard, 2009, 153 pages

2 Modiano P. Une jeunesse, Gallimard, 1981, 183 pages

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