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Un sourire à la brillantine, un sourire au cosmétique, ça existe... et mieux vaut s’en méfier !

> 22 octobre 2022

Un sourire à la brillantine, un sourire au cosmétique, ça existe... et mieux vaut s’en méfier !

Le harcèlement professionnel... un thème assez peu exploité en littérature, mais très largement exploité dans la vie réelle. En 1999, Amélie Nothomb propose à ses lecteurs un édifiant Stupeurs et tremblements, montrant comment il est possible de dégoûter une jeune fille de 22 ans de son travail d’interprète. Une jeune fille cassée, brisée, en mille morceaux, une jeune fille qui ne craque pourtant pas et qui arrive, par la force de sa volonté, au bout de son contrat pour montrer à sa tortionnaire qui, des deux, est le vrai chef.1 Soixante ans auparavant, Georges Duhamel s’était essayé au même exercice, conduisant le personnage principal de la saga des Pasquier à un conseil de discipline. Blâme, regards hostiles des maîtres et des collègues, Laurent Pasquier boira la coupe jusqu’à la lie, avant de démissionner. Laurent, contrairement à Amélie, rend les armes...

Dans ce 8e roman du « clan des Pasquier »,2 l’on trouve tous les ressorts qui peuvent mener un jeune chercheur brillant et passionné aux portes de la dépression et de la folie. On parlerait aujourd’hui d’un « burn out » habilement provoqué. Les personnages sont, comme de coutume, taillés dans la plus belle étoffe et l’on sent, derrière chaque description - qu’elle soit cosmétique ou non - pétiller le regard de l’écrivain.

Laurent, le chercheur hyperosmique, le harcelé

Laurent Pasquier est un jeune homme de 33 ans, qui ne se plaît guère sur le plan physique. Alors qu’il se rêve tel un ascète au visage « osseux », le miroir lui renvoie l’image d’un visage poupin (« ces joues pleines, dont, chaque matin, le rasoir décape le cuir à gros grain »), au tendre « regard bleu véronique ». Le regard paternel... (celui qui se transmet de génération en génération, de Pasquier en Pasquier) remplace le « regard sombre, nocturne et velouté » tant désiré. La génétique est là, inflexible ! Un petit mètre soixante neuf ; quelques cheveux gris, déjà. Et heureusement, un point fort : de belles mains, « fines et même élégantes », « à la peau blanche et vulnérable ». Avec deux thèses en poche, l’une de science, l’autre de médecine, Laurent est la grosse tête de la famille. Il se distingue de ses sœurs artistes (la pianiste Cécile, l’actrice Suzanne) et de ses frères, Joseph, l’homme d’affaires (parfois... et même souvent douteuses) et Ferdinand (le petit fonctionnaire falot).

Dans son laboratoire, Laurent est heureux et paisible, au milieu de ses animaux (lapins, chevaux...) et de ses éprouvettes ; il met au point des vaccins et des sérums, qui donnent un sens à sa vie. Laurent sauve des vies humaines !

Pourtant, dès que Birault, le nouveau garçon de laboratoire entre dans sa vie, tout se délite. Face à cet incapable, cosmétiqué à l’excès, transpirant à l’excès, Laurent sent sa patience fondre littéralement. La passivité du directeur dans cette affaire - M. Larminat ne souhaite pas soutenir Laurent pour des raisons « politiques » - met ses nerfs à rude épreuve. Afin de sensibiliser l’opinion publique à la situation des laboratoires de recherche, Laurent se confie à un journaliste (qui sent un « léger parfum de pâte humide » et « d’encre chimique ») ; cela met le feu aux poudres !

« Laurent posa son rasoir, essuya la mousse de savon qui lui mouillait le bout des doigts, courut à sa table de travail et, pour la vingtième fois, reprit les feuillets de son article. » Un article qui, de toute façon, sera complètement modifié par le journaliste en question.

M. Pierre-Etienne Larminat, le directeur à forte odeur, le harceleur

Le directeur de l’Institut national de Biologie où travaille Laurent est un homme d’une soixantaine d’années, grand, légèrement bedonnant, aux « cheveux teints en noir », surmontés d’une « calotte cylindrique » et à la barbe « jaunâtre ». Ce gestionnaire, qui n’y connaît rien à la science, va s’avérer redoutablement dangereux pour Laurent. Cet homme, à la « main gélatineuse », « moite et bouffie », qui laisse, sur l’épiderme de son interlocuteur, une fragrance de « cuir humide et de tabac à priser », ne reculera devant rien pour faire tomber celui qui le gêne. « L’odeur de son haleine, qui sentait la carie dentaire et le clou de girofle, parvint, par-dessus la table, jusqu’aux narines de Laurent. » M. Larminat a décidément tout pour plaire !

Ce directeur, parfaitement incompétent, défend logiquement le garçon de laboratoire incompétent lui aussi, qui a été mis dans les jambes de Laurent Pasquier pour entraver la bonne marche de son laboratoire. Après de nombreuses entrevues, M. Larminat semble céder en nommant Birault « garçon de laboratoire adjoint », pour ne pas dire surnuméraire. Prêt à payer un homme à ne rien faire, plutôt que de se désavouer, M. Larminat se refuse à renvoyer un homme qui a pourtant commis une faute grave.

Hippolyte Birault, le garçon de laboratoire au sourire brillantiné par qui tout le mal arrive

Celui par qui tout arrive est un garçon de laboratoire, âgé d’environ 45 ans, aux « grosses moustaches tombantes », aux « cheveux pommadés » et aux « joues couperosées ». Pour qualifier le sourire « ironique et condescendant » qui orne le plus souvent les lèvres du personnage, Georges Duhamel sort l’attirail cosmétique et se plaît à qualifier ce sourire d’« inexplicablement huilé par la brillantine de ses cheveux ». (« Le type fait un de ses sourires à la brillantine [...] » ; « un de ses ineffables sourires au cosmétique »). Birault, contrairement aux autres, ne sourit pas des lèvres, il sourit « avec ses cheveux ». Outre l’odeur de brillantine dégagée par ses cheveux-lèvres, Birault pue des pieds... Quelque chose ! Laurent, plein de bonne volonté, tente d’apprivoiser ses odeurs : « Je commence à m’habituer à l’odeur de ses espadrilles, qui laissent sur les carrelages du labo de larges empreintes humides. Je m’habitue moins volontiers à son sourire. »

Ce laborantin, qui a fait perdre 1000 vaccins (il a, en effet, faussé une manip et suractivé un virus au lieu de l’inactiver), semble passer son temps à huiler ses mèches « à la brillantine ». Tout colle à son contact ! Tout glisse, tout ripe, tout part en vrille. Incapable, voleur (il part régulièrement le soir avec des animaux sous sa jaquette), « brouillon, maladroit, vaniteux, ignorant », Birault cumule tous les handicaps. Oui, mais voilà, Birault est protégé par Larminat, indéfectiblement !

Eugène Roch, ami ou faux-ami ?

Eugène Roch, le vieil ami, celui qui vient au laboratoire compatir à la situation, est-il vraiment un ami ou plutôt un faux-frère qui se réjouit de voir le talentueux Laurent s’enliser dans les marécages d’une haine personnelle ? Sa grande laideur est-elle à la mesure de la noirceur de son âme ? Georges Duhamel ne nous donne pas la réponse à cette question. A chacun de se faire son idée.

Le Professeur Rohner, clairement l’ennemi dissimulé en ami

L’ancien patron, l’ancien maître, celui que Laurent a adulé, apparaît désormais comme un petit homme bien insignifiant, avide d’honneurs et de gloire. De « taille médiocre », Rohner se hausse à la hauteur de ses interlocuteurs grâce à des « talons très hauts ». On voit le genre… Et quand on l’entend dire : « Pasquier, vous n’attendez pas de moi que je vous passe de la pommade », on comprend rapidement que Laurent n’obtiendra aucun secours de sa part.

Ram, le père de famille, éternel amoureux, cosmétiqué à plaisir, qui plane au-dessus de tous

Le père de famille, le séducteur (il entretient encore à 69 ans au moins deux ménages en plus de celui qui est légitime), ne change guère. Ses « longues moustaches flavescentes » refusent « vaillamment de blanchir », ses cheveux « de couleur indécise » (on soupçonne vaguement l’usage d’une teinture capillaire faite maison) restent encore très abondants et sont maintenant disposés de part et d’autre d’une raie médiane. On dirait que Ram porte une auréole, tant ses cheveux sont « délicieusement voltigeurs ». Ses pupilles « d’azur matinal » continuent, comme par le passé, de charmer toutes ses conquêtes.

Ram, l’insatisfait, est toujours en train d’imaginer un nouveau moyen de faire fortune. Après avoir été médecin, fabricant de cosmétiques et de médicaments faits-maison, écrivain, inventeur, Ram se lance maintenant dans le coaching... Sous le nom du professeur Guillaume Nesles, Raymond Pasquier reçoit ses clients auxquels il promet richesse et puissance. Pour ce faire, il convient de vaincre sa timidité et de gagner en assurance. La technique, qui comporte 3 étapes, est paraît-il infaillible : avec le Docteur, l’on commence par des exercices pratiques (prévoir 10 leçons) qui permettent de dire bonjour ou de serrer une main avec aplomb (on se croirait vraiment dans le film Itinéraire d’un enfant gâté, lors de la scène mythique qui réunit Belmondo et Anconina dans une miteuse station-service). La deuxième étape consiste à s’imprégner des conseils du Dr Nesles, en lisant l’ouvrage que l’on a dû acheter pour ce faire. La dernière étape, thérapeutique, correspond à une « médication spéciale », basée sur la prescription de « pilules » et de « vin fortifiant », renfermant, entre autres, dans certains cas, une bonne dose de « noix vomique ». Une fois la consultation terminée, Ram se lave soigneusement les mains et... passe au suivant !

Lucie, la mère aimante qui porte toutes les misères de la famille sur son épiderme

La mère, la tendre mère, la mère aimante qui pose sa main fraîche sur les fronts fiévreux pour en extraire le mal, a beaucoup vieilli. Moralement, elle reste la même. Physiquement, elle semble vieillir doublement, pour elle-même, bien sûr, mais également pour son « extravagant mari. » Son visage est « flétri » ; ses « cheveux rares et incolores ».

Joseph, le frère aîné, celui qui est prêt à renier son frère au besoin

Joseph, l’homme d’affaires de la famille, possède une « moustache sombre, rognée à l’américaine, des yeux d’un bleu boréal. » Avec un portefeuille à la place du cœur, il sait rentabiliser tous ses instants, même ceux passés parmi les siens, lors des réunions familiales. Il n’est pas rare qu’il arrive à soutirer un peu d’argent à l’un ou à l’autre… Séduit par l’idée de Ram, Joseph, qui s’est toujours refusé à investir le moindre centime, dans les entreprises paternelles, décide tout à coup de miser 12 000 francs dans l’affaire (on saura plus tard que les 12 000 francs appartiennent en réalité à Cécile, ce qui est plus en adéquation avec tout ce que l’on savait déjà du personnage). « Ce truc-là, c’est comme les instituts de beauté : les femmes auront toujours envie d’être belles, même quand elles n’auront pas de quoi manger. Et les hommes, c’est la même chose. Ils ont toujours envie d’être malins, d’être chics, de faire les zigs. ». « L’idée épatante » de Ram s’avère un fiasco, pour la bonne raison, qu’avec 12 000 francs en poche, le vieux séducteur s’empresse de quitter le domicile conjugal, afin de filer le parfait amour, en Algérie, avec sa secrétaire médicale.

Lorsque l’affaire qui oppose Laurent à Larminat éclate dans les journaux, Joseph, se tient, prudemment, à l’écart, histoire de préserver le nom des Pasquier de toute souillure…

Jacqueline Bellec, celle qui devient la fiancée

Cette jeune fille de 24 ans, sortie de nulle part, semble bien être l’amie de cœur de Laurent Pasquier. « Petite, fine », avec des cheveux sombres et bouclés et un regard ombré de longs cils, Jacqueline entoure Laurent d’une bulle de sérénité. Pourtant, Jacqueline a été claire. Jamais elle ne se mariera ; elle a décidé, depuis toujours, de consacrer sa vie aux plus pauvres. « L’odeur de la caisse où dorment 2 petits enfants qui ont la coqueluche » hante ses nuits et l’oblige à tout mettre en œuvre pour aider cette humanité souffrante.

Justin Weill, l’ami de toujours, toujours aussi fidèle

L’ami de toujours, Justin... ne manque pas à l’appel à l’heure de la tourmente. Journaliste à Nantes, Justin, dont le capillaire se fait la malle (« Ses beaux cheveux rougeoyants devenaient rares et découvraient un large front semé de taches de rousseur. »), met en hâte quelques vêtements dans sa valise et débarque à Paris par le premier train. Arrivé tout crotté (« La crasse du chemin de fer marquait ses traits comme un fard [...] ») Justin réclame juste « à se raser » et à se « savonner un peu », avant d’écouter attentivement toute l’histoire qui bouleverse son ami. Un ami véritable, Justin. Un ami des jours heureux. Un ami des jours sombres.

Et un peu de paix dans une église

Dans la bonne odeur d’une église (« cette odeur d’urne, cette odeur de pierre et de terre qui est l’odeur même des églises »), Laurent retrouve un peu de sérénité.

Combat contre les ombres, en bref

Pour gagner un combat, il faut savoir contre qui l’on se bat... Et Laurent ne sait pas trop contre qui il a à croiser le fer. Tout s’enchaîne. Une brouille avec un directeur ombrageux, un article dans la presse.... et la mayonnaise prend à merveille. Les journaux de droite (et même d’extrême droite), les journaux de gauche (et sans doute d’extrême gauche) relatent les faits, les transforment, ajoutent de l’eau au moulin du sourcilleux Larminat. Et hop, un conseil de discipline, histoire de casser celui qui demandait juste à pouvoir travailler sereinement. Et hop, une lettre de démission. Et les collègues, les chers collègues, ceux qui étaient, au départ, avec vous de tout cœur, de s’enfoncer dans l’ombre des corridors. Heureusement, il y a Jacqueline qui veille et qui renonce à sa vocation première, pour assister celui qui est devenu le plus pauvre d’entre tous. Et puis, la Guerre 14 éclate et la famille Pasquier part sur les chemins. Laurent... comme aide-major de 2e classe, Joseph comme capitaine, Ferdinand dans le service auxiliaire, Suzanne au service des blessés. Même Ram, revenu d’Algérie, lui l’éternel amoureux, se découvre une âme étonnamment guerrière.

Georges Duhamel dépeint à merveille dans ce roman très bien documenté la mécanique qui conduit à inverser les valeurs, à monter au pinacle l’incompétent et à pousser à bout le salarié passionné et plein de talent. Le tout dit d’un ton guilleret dans une douce odeur de brillantine. Toujours se méfier des personnes dont le sourire est bizarrement « cosmétique », nous glisse Georges Duhamel à l’oreille, avant de refermer le volume de cette sombre et ténébreuse histoire. A lire pour se documenter, à lire quand on a souffert de harcèlement, à lire quand on souffre de harcèlement.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !

Bibliographie

1 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/ascenseur-pour-l-echafaud-professionnel-1834/

2 Duhamel G., Le combat contre les ombres in Le clan des Pasquier 1913 - 1931 romans, Flammarion, 2013, 923 pages

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