Nos regards
Un séducteur sur le fil du rasoir...

> 04 octobre 2020

Un séducteur sur le fil du rasoir...

Le héros de la courte nouvelle, Le credo, de Jacques Sternberg,1 est tellement neutre qu’il ne possède ni prénom, ni nom. Cet inconnu, cet homme de la masse, a vécu une grande partie de sa vie en tant que consommateur de publicités. Ces publicités, il les aime tant qu’il est capable de ne regarder un film que dans l’attente des coupures qui vont venir tronçonner son feuilleton et lui faire découvrir une lessive qui lave plus blanc que blanc ou des collants qui en dévoilent plus qu’ils n’en voilent. « Il » est capable de réciter des publicités par cœur... pourtant, cet attrait développé pour les publicités ne s’est jamais traduit, chez lui, par une frénésie d’achats… jusqu’au jour, où il subit ce que l’on pourrait qualifier d’attaque cérébrale publicitaire aigue. Toutes les images compilées dans certaines zones de son cerveau se concentrèrent alors à un tel point qu’elles générèrent chez lui un surcroit d’énergie...

Après avoir vécu pendant un certain nombre d’années dans un anonymat mi-confortable mi-douloureux, « Il », un homme très ordinaire que l’on ne reconnait même pas après l’avoir croisé 10 fois de suite, se métamorphose en « bête de consommation ». En un flash, toutes les allégations publicitaires engrangées au fil des années défilèrent devant ses yeux, comme au moment fatal.

L’homme ordinaire étant mort, l’homme nouveau se réveilla avec une soif d’achats inextinguible et le besoin de se surpasser afin de devenir enfin « quelqu’un ». Pour « décrocher la perfection au masculin », « Il » s’acheta un rasoir Gillette. Une fois le rasage effectué, il s’aspergea d’eau de toilette « Savane » afin de libérer le séducteur qui sommeillait en lui depuis beaucoup trop longtemps. Le bain indispensable lui apporta la sérénité nécessaire pour aborder une journée de travail en toute confiance. D’un geste ample, il se plaça au centre d’un aérosol parfumé aux notes agressives de « City ». Ce « parfum de la réussite » convenait parfaitement pour attaquer une journée de travail, à la manière d’un jeune loup de Wall Street. Lui, qui, jusqu’à présent n’avait travaillé que par obligation, sans un gramme de passion, avait trouvé au fond de lui, grâce à ses cosmétiques, une raison de vivre à toute épreuve.

« Il » avait décidé de ne plus choisir ses biens de consommation (eau minérale, soda, chocolat, yaourts, caleçon, lessive, jean, chaussures, blouson, lunettes, cigarettes) qu’en fonction des qualités que les uns et les autres étaient susceptibles de lui communiquer.

Et il faut reconnaître que les débuts étaient plutôt prometteurs. L’humble petit assureur s’était déployé tel un splendide papillon sortant de sa chrysalide. Les affaires s’enclenchaient à merveille et les femmes commençaient à se retourner sur son passage.

Dans un pub, il constata les progrès effectués en matière de séduction. A peine assis à une table, il se mit à faire de l’œil à une jeune femme « digne de se donner à lui ». A peine une heure plus tard, il l’emmenait dans son petit appartement.

Voyant que sa barbe avait déjà repoussé et qu’elle bleuissait ses joues de manière incongrue, « Il » se précipita dans sa « minuscule salle de bains », « s’aspergea de mousse à raser Williams surglobulée par l’anoline R4 diluée dans du menthol vitaminé, puis il prit son rasoir Gillette et vit sa compagne se décomposer. »

Comment, « Il » utilisait Gillette G.II et non Contour Gillette pour raser son visage à la perfection ? Non, vraiment c’était incroyable... Et dire qu’ « Il » avait coché toutes les cases jusqu’à présent... Achopper si près du but ! Tant pis, « Il » n’était visiblement pas l’homme de sa vie, puisqu’il ne correspondait pas à 100 % à son « rêve de perfection masculine » !

« Il n’eut même pas le temps de la rattraper, déjà elle avait ouvert et refermé la porte derrière elle. »

Un grand merci à Eugénie qui après la lecture du cette nouvelle nous a dit qu'elle avait été totalement écrite pour nous et à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour l'illustration !

Bibliographie

1 Sternberg J. Histoires à dormir sans vous, 1990

 

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