Nos regards
Un savon orange, des cheveux bleus et une odeur d’eau de Cologne

> 31 mars 2019

Un savon orange, des cheveux bleus et une odeur d’eau de Cologne

Pourquoi un célèbre architecte qui ne compte plus les conquêtes féminines vient-il s’enterrer au fin fond du Congo, dans une léproserie tenue par des Pères ? Querry est pourtant cet homme-là. Impossible pour lui de rester incognito. Tout le monde se presse autour de lui, le prend pour un saint bâtisseur de cathédrales, se trompe sur sa personnalité et ses intentions. Ah, si tous ces gens-là savaient comme il a usé et abusé des femmes. Il fut un temps où il se présentait comme un personnage d’utilité publique. En devenant sa maîtresse, la bonne épouse retrouvait sa joie de vivre. La femme qui a une liaison avec une célébrité « fanfaronne un peu devant ses meilleures amies parce que le fait de devenir la maîtresse d’un homme célèbre augmente l’estime de soi. » Drôle de façon de pratiquer la socio-esthétique!1

Le livre de Graham Greene, « La saison des pluies »,2 est un livre coloré, où l’on se désinfecte les mains avec le savon Lifebuoy, un savon « de couleur orange », censé calmer les « irritations cutanées causées par la chaleur ». Le savon Lifebuoy est un savon antiseptique, mis au point, en 1890, par le savonnier William Lever.3 Les jeunes femmes qui viennent consulter le Dr Colin n’ont pas abdiqué toute féminité. Elles se montrent coquettes et se maquillent avant de venir au dispensaire. « Elle s’était maquillée la bouche d’un rouge mauve qui s’accordait très mal avec sa peau noire. » La femme qui tient l’hôtel dans la petite ville de Luc n’est pas adepte de la sobriété. « Cheveux bleus », « lunettes bleues », « porte-plume orange », on se demande comment et où elle a pu se procurer sa teinture capillaire et les accessoires qui la font ressortir derrière son comptoir.

Le livre de Graham Greene, « La saison des pluies », est un livre parfumé. On passe sans transition de la « douceâtre odeur gangréneuse de la peau de certains lépreux », à l’odeur de « formol » qui s’échappe des lèvres du Dr Colin lors de sa première rencontre avec Querry. S’il peut paraître facile de rompre la glace en région tropicale, il n’en est rien lorsque les deux hommes en présence cultivent la même pudeur. A l’hôpital, c’est la crasse qui accueille le visiteur. La pauvreté des installations est telle que chacun doit amener son matelas pour dormir. « [...] la propreté ne compte pas pour les lépreux, elle n’a d’importance que pour les gens en bonne santé. » Le Père Thomas s’enduit d’une lotion à l’odeur caractéristique pour lutter contre « les piqûres de moustiques ». Le journaliste Parkinson, un homme sans foi ni loi, le trouble-fête de l’étape, plaque ses cheveux à l’aide d’une « lotion capillaire qui empuantit l’air ». Cette « montagne de chair », qui porte « la corruption » à la surface de sa peau « comme une couche de phosphore », est repérable de jour comme de nuit. C’est un vrai nuisible, plus dangereux que toutes les bêtes sauvages qui rôdent la nuit autour des habitations. Parkinson est prêt à tout pour rester célèbre. La vérité est, pour lui, aussi élastique qu’un chewing-gum !

Le livre de Graham Greene, « La saison des pluies », est un livre qui ne déplairait pas à Stéphane Plaza ou à Rika Zaraï. Le supérieur responsable de la léproserie confond « bidet » et « bain de pied ». C’est Querry qui se charge de lui expliquer la différence. « Je viens d’expliquer au supérieur la différence entre un bidet et un bain de pied. » Qu’importe, ce dispositif est bien utile. On en commandera trois douzaines.

Graham Greene en nous expatriant au Congo nous fait toucher du doigt la misère humaine sous toutes ses formes. Mais les plus misérables ne sont pas forcément les malades les plus atteints physiquement. Querry est, si l’on en croit le diagnostic du Dr Colin, « un burnt-out case ». Il suffira, peut-être, que l’homme mutilé qui joue le rôle de domestique à ses côtés, un certain Deo Gratias, pose sa main sur son bras pour redonner goût à la vie de celui qui ne se sent pas utile, « nécessaire ».

N’oublions pas de signaler le couple Rycker. Monsieur est fabricant d’huile de palme. Madame, la toute jeune Marie, est une épouse malheureuse qui cherche le moyen de s’échapper d’un pays qui l’oppresse. La vie de ces deux là est aussi fade que l’odeur de margarine qui flotte dans l’air de leur propriété. Si Marie joue parfois les bonnes épouses en bassinant le visage de son mari atteint de fièvre avec un « mouchoir d’eau de Cologne », il ne faut pas en attendre tellement plus de celle qui s’est murée dans le silence.

N’oublions pas non plus d’évoquer la salle ignifugée prévue pour stocker « les cuves de paraffine destinées aux mains paralysées ». Cette technique abandonnée par le corps médical est toujours d’actualité dans le domaine esthétique ; elle permet de rendre les mains douces.

Tout se terminerait à peu près paisiblement si Parkinson ne venait pas jouer les mauvais génies en faisant croire à Rycker que sa femme le trompe avec Querry. Une serviette de toilette tachée de poudre met le feu... aux poudres et déclenche le cataclysme qui va secouer la petite communauté qui se serre autour des Pères Thomas, Jean, Philippe et Joseph.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, qui nous démontre, en image, que chez Graham Greene, il y a bien du parfum, des cheveux bleus et du savon orange !

Bibliographie

1 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/l-estime-de-soi-entre-calimero-et-superman-comment-les-cosmetiques-peuvent-ils-nous-aider-925/

2 Greene G., « La saison des pluies », Ed. Robert Laffont, 1961, 253 pages

3 Couteau C. et Coiffard L., Dictionnaire égoïste des cosmétiques, Edilivre, 2016, 244 pages

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