> 06 mars 2022
Le vol du Faucon de Daphné du Maurier est un roman plein de mystère publié en 1965.1 Daphné y décrit la vie dans une petite ville universitaire italienne, Ruffano. A l’ombre du palais ducal, cohabitent des étudiants de diverses disciplines ; des sociétés secrètes préparent, semble-t-il, de mauvais coups dont le paroxysme risque bien de survenir au moment du Festival de fin d’année. Les ombres du passé pèsent sur Ruffano. La ville vit dans le souvenir de Claudio Malebranche, le « premier duc de Ruffano » surnommé le Faucon, un homme aux mœurs dissolues et à la cruauté révoltante. Les ombres du passé pèsent sur la famille d’Armino. Ce jeune guide âgé d’une trentaine d’années, bien propre sur lui et très élégant, va, en effet, être confronté aux fantômes du passé en la personne d’une vieille mendiante assassinée sous le porche d’une église. Cette vieille femme ressemble trait pour trait à Marta, la nourrice, qui a élevé Armino et Aldo, son frère aîné. Un frère aîné censé être mort, abattu dans son avion lors de la Seconde Guerre mondiale, pourtant retrouvé, en pleine forme, au sommet de la hiérarchie universitaire de sa ville de naissance. Curieux, étrange !
Armino Fabbio est guide touristique pour le « Sunshine Tours » de Turin. Une vie d’hôtels, une vie passée dans les cars à trimballer des touristes plus irritants les uns que les autres. Le moment béni de la journée, le soir ! Armino se retire alors dans sa chambre et se jette sous la douche pour faire couler la fatigue et la rincer avec les dernières traces de savon. (« Je me retirais dans ma petite tanière, pour y prendre une douche et m’étendre un peu. »). Mais avant cela, il faut veiller constamment sur les personnes qui vous sont confiées. Retrouver par exemple l’ombrelle de Mrs Taylor, oubliée lors d’une visite. Procurer un nouveau poudrier à celles qui se repoudrent le nez en permanence et manquent, soudain, de munitions. Ou bien s’assurer que les Anglais ne se comportent pas comme des inconscients sous les rayons ardents du Soleil. «[...] dans leur nostalgie de la lumière, les Anglais attrapent plus de coups de soleil que les touristes de n’importe quel autre pays. Bras et jambes nus, ils sont en short et robe sans manches dès le premier jour du voyage et virent immédiatement au rouge brique. Il me faut alors les conduire chez le plus proche pharmacien pour qu’ils achètent crèmes et lotions. » Pauvre Armino qui, en plus de son travail de conférencier, doit s’assurer, comme une mère-poule, que tous ses poussins sont en bonne santé. Une petite coupe de champagne pour fêter avec les heureux grands-parents la naissance d’un petit-fils et au dodo... Un dodo agité, avec la sensation d’être appelé par le petit nom qui lui était donné lorsqu’il était tout enfant. « Il Beato », « celui qui est béni », n’est pas dans son assiette, lors de cette étape romaine. Les souvenirs d’enfance remontent à la surface ; une vieille mendiante, assise au pied d’une église, ressemble à s’y méprendre à Marta Zampini, la nounou qui l’a élevé jusqu’à ses 11 ans.
Il a suffi de quelques effluves douteux pour remonter le temps... « L’odeur de vieux vêtements », de « vin suri » qui se dégage de la mendiante ramène Armino au temps béni de son enfance. « Pourquoi cette odeur aigre et rance ? Elle qui avait toujours été si propre, si méticuleuse, sans cesse en train de laver, de repasser, de plier des vêtements et du linge propre pour les ranger dans les placards ? »
Une nounou aux petits soins, un grand frère de 8 ans son aîné, Aldo, tour à tour protecteur ou tyrannique. Des parties de cache-cache et un placard rempli de « linge propre qui sentait bon la lavande ». Et puis la messe dite dans des églises où l’encens continue à flotter dans l’air, longtemps après que les enfants de chœur se soient retirés (« Une faible odeur d’encens, mêlée à celle de l’encaustique, dominait le tout. »). Une « sombre odeur familière » qui ramène au temps où Marta était à ses côtés, chaque matin.
1944, la fuite avec une mère qui s’est mise en ménage avec l’occupant. Même pas le temps de dire adieu à Marta.
A Rome, Armino se retrouve face à son passé. La vieille Marta gît, sans vie, à deux pas de celui qu’elle a élevé. Impossible pour Armino de continuer le voyage. Les touristes sont plantés là... La suite de l’aventure est à Ruffano, ville de naissance de la famille Donati (la mère d’Armino s’est, en effet, remariée à un employé de banque du nom d’Enrico Fabbio, mais on ne doit pas oublier que son premier époux se nommait Donati). L’hôtel de Rosa Longhi fera un excellent point de chute... même si les années ont pesé lourd sur les épaules de celle qui se plaisait, autrefois, à aguicher le client. Désormais, Rosa est une vieille femme mal fagotée dont les cheveux ont été rendus auburn par une « teinture provinciale », « mal répartie ». Plus rien à voir avec la coquette jeune femme d’antan. Déception ! Comme une ressemblance, pourtant, avec l’image maternelle. « Elle aussi s’était empâtée et se teignait les cheveux » au moment de sa mort d’un cancer de l’utérus, en 1956.
Heureusement, Ruffano n’a pas changé. Les rues, les places, sont toujours aussi odorantes (« L’odeur dont je me souvenais, l’odeur pénétrante et saine de la piazza, monta à mes narines »).
Le palais ducal... un monument unique dans les souvenirs d’Armino. Il faut dire que ce palais a constitué, durant ses jeunes années, un formidable terrain de jeux. Le père d’Armino y est surintendant et possède toutes les clés du bâtiment. La porte à peine franchie, Armino doit faire face aux fragrances oubliées. « Quelle mélancolique odeur de renfermé évoquant le temps jadis, les querelles anciennes, les ducs et les duchesses depuis longtemps défunts, les courtisans, les pages... Odeur des plafonds voûtés, des murs ocre, senteur lourde et poussiéreuse des tapisseries. » Et puis, une bibliothèque admirable où « l’odeur de moisi inséparable des livres » vient titiller les cellules olfactives du visiteur attardé.
Carla Raspa est une jeune chargée de cours à l’université. A 32 ans, cette célibataire multiplie les aventures et brûle d’amour pour le bel Aldo Donati. Un « large grain de beauté près de l’oreille gauche » permet de la reconnaître facilement. Des cheveux « luisants » et un maquillage en rouge et noir font de cette vamp une fille qui ne passe pas inaperçue. Pas de déclic pourtant du côté d’Armino, qui reste de glace : « Le parfum qu’exhalait son corps était trop fort pour mon goût. Son but était sans aucun doute d’échauffer le sang et de stimuler le désir, mais il demeurait sans effet sur moi. » Il se glisse dans la salle de bains plus par curiosité qu’autre chose. « Je passai dans la salle de bains. Des pots et des flacons s’alignaient sur les étagères, une robe de chambre était demeurée sur un tabouret. » « Le bidet était plein d’une eau savonneuse, dans laquelle des bas avaient été laissés à tremper. » Carla est addict aux cosmétiques et aime à se reparfumer et remaquiller en cours de journée. « Lorsqu’elle en ressortit » (elle, c’est la salle de bains !) « son parfum s’était accentué et aussi le maquillage de ses yeux. » Un maquillage non waterproof, qui ne résiste pas aux larmes et forme des sillons sur les joues lorsque les larmes jaillissent... Le rimmel s’enfuit, le fond de teint résiste mal, laissant deviner un teint « jaune sous le maquillage ». La vue de ces yeux barbouillés de mascara (« tout noircis par le rimmel ») déclenche obligatoirement un sentiment de pitié. Même l’impitoyable Aldo sent son cœur se fendre, devant ce tableau esthétiquement pathétique. Une petite caresse sur la joue, un doigt pour essuyer le « noir ainsi récolté ». Un éclat de rire pour détendre l’atmosphère. « Elle sourit en retour et essuya avec son mouchoir le doigt sali. »
Arrivé sans le sou à Ruffano, Armino croise les pas de Carla. La jeune universitaire trouve un emploi à notre guide touristique déboussolé, ainsi qu’un logement... situé à deux pas de chez elle. L’ambiance bon enfant qui règne entre les étudiants dans la pension s’accorde parfaitement avec la cuisine mitonnée avec amour par la maîtresse de maison. « [...] une alléchante odeur de fegato alla salvia » indique tout de suite à Armino qu’il a frappé à la bonne porte. Outre un toit, Carla a la bonne idée de recommander son protégé au bibliothécaire de l’université. Le classement des ouvrages anciens n’aura bientôt plus de mystère pour notre ex-guide touristique. La poussière des chemins fait place à celle des livres accumulés depuis des siècles. Pris à parti par des étudiants belliqueux, Armino se voit à deux doigts d’être plongé dans une fontaine, du fait de sa fonction. Un métier « salissant », qui nécessite un lavage énergique selon les plus fanatiques !
Au 8 via dei Sogni, c’est désormais le recteur de l’université, M. Butali, qui occupe les lieux. La maison d’enfance a peu changé. Aucun enfant ne court, cependant, dans les nombreuses pièces qui la composent. La signora Livia Butali (35 à 36 ans) y vit seule avec son vieil époux, organisant des dîners somptueux et rêvant, le soir, entre ses draps roses, du bel Aldo. L’élégante et sobre Livia, parfumée avec délicatesse, règne sur les cœurs, de manière discrète, mais efficace. Dans le hall, « l’indéfinissable fragrance rappelant sa présence » se marie, le plus souvent, avec une « mâle odeur », à notes de tabac, une « très nette odeur de cigare ».
Aldo... le jeune homme disparu autrefois, est désormais professeur à l’Université. Ne nous demandez pas, comment, pourquoi, nous ne le savons pas. « Président du Comité culturel », Aldo plastronne dans les dîners mondains, fier de son lignage et de son importance. Chaque année, il organise une fête grandiose pour la remise des diplômes, occasion de faire revivre le passé et le grand duc Claudio avec. Les personnes les mieux renseignées voient en Aldo un chef de bande capable de fanatiser les étudiants, afin de leur faire perpétrer des exactions. Des réunions secrètes (« Leurs visages étaient masqués, non point par mesure de protection, mais pour dissimuler leurs traits. ») se tiendraient sur ses ordres.
A Fano, Aldo met à disposition d’Armino un bateau pour fuir. Armino n’est-il pas soupçonné du meurtre de Marta ? En attendant l’heure du départ, Armino se promène sur la plage. « Des fervents du soleil étaient déjà là, torse nu et étendus sur le sable. » Une sœur de charité entourée d’orphelins qui entre en conversation avec Armino... la fin est proche. On a presque tout compris... Armino ne fuit plus. Sa place est à Ruffano, aux côtés de son frère aîné.
En filant vers Ruffano, Armino croise une bande d’étudiants qui l’invite à se faire couper les cheveux. Le coiffeur aura pour mission de mettre Armino au goût du jour. Une coupe moderne est demandée. Et là, sous nos yeux, « l’élégant représentant des Sunshine Tours » se mue en un « voyou de faubourg ». Armino est méconnaissable avec des « cheveux coupés comme ceux d’un forçat ».
Sur les notes d’un twist, Mme du Maurier fait swinguer le lecteur à la cadence qu’elle a choisi. Ni plus vite, ni plus lentement. Tous les éléments sont donnés à temps pour recomposer le puzzle de la vie d’Armino Donati. La scène ultime voit Aldo monté sur un char mené par 12 chevaux. La « senteur du cuir poli, douce-amère comme celle d’une épice » se mêle « à l’odeur chaude des montures et au parfum des arbres. » Une fois Aldo au sommet de la colline, le char est abandonné. Il fixe alors sur son dos des ailes en plume et s’élance dans le vide. Tout cela a-t-il un sens ? Oui, si l’on lit scrupuleusement toutes les pages de ce roman parfumé, qui unit passé et présent avec maestria.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour son illustration du jour !
1 du Maurier D., Le vol du faucon, Le livre de Poche, 2021, 521 pages
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