> 17 octobre 2021
Lorsqu’Amélie Nothomb travaille aux côtés d’Oscar Wilde, chacun sort sa tisane de sa musette. Pour Amélie, un demi-litre de thé ;1 pour Oscar, l’absinthe en quantité... non négligeable. La dame au Camellia sinensis qui a découvert les pouvoirs maléfiques du thé lors de sa petite enfance en Chine et le dandy irlandais amoureux de la fée verte sont alors parfaitement dispos pour une jubilatoire séance d’écriture. Le comte Henri Neville est dans le collimateur de l’une, lord Arthur Savile dans le viseur de l’autre. Drame antique à la sobriété cosmétique extrême, convoquant les grandes figures du passé pour l’une, comédie burlesque et cosmétiques de luxe pour l’autre, parfums capiteux, bains moussants, mascara sentimental et fard à joue moqueur. L’une nous parle « allergie », l’autre « homéopathie ».2 Il y a de la complicité dans l’air... et sur le papier.
Le chiromancien Septimus Podgers d’Oscar a fait son coming out. Il œuvre désormais sous le nom de Rosalba Portenduère et continue à semer la zizanie avec ses prédictions funèbrement farfelues. Un crime est inscrit dans la paume de la main... de Savile, de Neville. Aucun savon ne semble assez puissant, aucun gel hydro-alcoolique assez désinfectant pour éliminer les traces de cette horrible malédiction. Savile, Neville, même combat ! Pour contrer cette épée de Damoclès perchée au-dessus de la tête, chacun va devoir réfléchir, afin de trouver au plus vite la victime idéale.
Sérieuse (oui, Sérieuse est un prénom), la fille cadette d’Henri a été retrouvée au milieu de la forêt par une Mme Portenduère, fort mal inspirée de passer par là. A 17 ans, Sérieuse tente de titiller ses sens afin d’arriver, enfin, à nouveau, à percevoir des sensations. Depuis qu’elle a 12 ans, en effet, c’est la panne totale. La petite fille pleine de vivacité et de joie de vivre a fait place à une adolescente éteinte et dépressive. Une forêt, la nuit, avec ses frôlements et ses bêtes... un bon remède, sans doute, pour remettre la machine à émotions en marche. Et, au passage, appelons un chat un chat. Pourquoi parler de « ressentis » plutôt que de « sentiments », de « sensations » ou « d’impressions ». « Neville était allergique à ce vocable aussi ridicule que prétentieux ».
Henri Neville est ruiné. Cette année sera donc celle de sa dernière garden-party. Une garden-party, qui, selon Rosalba, finira dans le sang !
Henri est le chef d’une tribu de toute beauté. Oreste, le fils aîné, est « un grand gaillard athlétique de 22 ans ». Electre, 20 ans, « belle et charmante », surabonde de talents. Alexandra, l’épouse discrète, a été une « jeune fille d’une beauté stupéfiante », avant de devenir une femme mature « encore belle » (un « encore » qui lui reste sur l’estomac), épousée afin de permettre à son mari de vivre dans un état de lévitation permanent. Pour Henri, « la beauté féminine est une drogue dure », qui doit être consommée quotidiennement.
Parmi cette surabondance de beauté, reste Sérieuse, la petite dernière... un vilain petit canard, à fort bonne mine pourtant. Une fillette « vive, intelligente et joyeuse » (« Elle n’était pas belle comme ses aînés mais elle était formidable ») et ce jusqu’à 12 ans et demi, âge auquel un méchant sorcier a soufflé les bougies qui illuminaient jusqu’alors sa vie ! Désormais, Sérieuse est « éteinte » ; éteinte certes, mais dotée, tout de même, d’un capillaire à couper le souffle, une « interminable chevelure couleur miel de châtaignier » ! Un vilain petit canard, très admiratif de sa grande sœur Electre, qui se laisse observer lorsqu’elle fait sa toilette, sa « mise en beauté ». Une routine cosmétiques qui a pour seul et unique but de transformer l’Electre de chair et d’os en une véritable « œuvre d’art ».
Henri est le rondouillard de service. Après avoir souffert de la faim dans son enfance, il a décrété un jour que ce besoin serait désormais systématiquement comblé. Il est bien le seul de la famille à se laisser avoir par des repas caloriques. Oreste « grand et mince », Electre « svelte et gracieuse », Sérieuse et sa « silhouette de ballerine », tous font ressortir le côté moelleux d’un paternel qui met de la rondeur dans tous ses actes.
Rosalba ne finira pas dans la Tamise ! C’est la seule chose que l’on s’autorise à vous dire. Le vilain petit canard pourrait, en revanche, très bien, comme dans le conte éponyme, se transformer en cygne majestueux et pourquoi pas, en écoutant les notes d’un lied de Schubert, chantées avec maestria par une cantatrice absolument pas chauve ? Au cours de la soirée, on rencontrera peut-être des « vieillards peints » ou des « rombières bruyantes » ; on y croisera sûrement des jeunes gens à la beauté antique et à la minceur obligatoire.
Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour cette rencontre au sommet... sur papier collé !
1 Nothomb A., Le crime du comte Neville, Albin Michel Ed., 2020, 148 pages
Retour aux regards