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Un castor qui n’a rien de cosmétique !

> 28 septembre 2019

Un castor qui n’a rien de cosmétique !

Simone de Beauvoir ou Castor, selon le surnom affectueux inventé par son ami Herbaud (« Beauvoir = beaver. Vous êtes un castor, dit-il. Les castors vont en bande et ils ont l’esprit constructeur. »), est une curieuse féministe. Il n’y a rien qui lui plaît plus que de se laisser dominer par un esprit fort possédant des « lumières spéciales ». Ce Jean-Paul Sartre qu’elle a cherché longtemps est un « merveilleux entraîneur intellectuel ». Ne nous trompons pas, l’ingrédient appelé autrefois « castor oil » n’était pas issu du castor mais du ricinier.1 Ne nous trompons pas non plus sur l’état d’esprit de Simone Beauvoir concernant les cosmétiques. Si ceux-ci sont tabous dans le cercle familial, ils exercent sur la jeune fille un fort pouvoir de séduction.

Lorsque Simone de Beauvoir commence à faire paraître ses Mémoires - il y aura 4 tomes qui paraîtront de 1958 à 1972 - il s’agit déjà d’une quinquagénaire qui se retourne sur le passé et constate le chemin parcouru.2 Au fil des pages, on rencontre une petite fille aux colères mémorables, une jeune fille au « cerveau d’homme » - comment peut-on dire que tuer est un crime et être pour la peine de mort ? -, une jeune femme qui doit accumuler les diplômes pour faire honneur à son père et qui veut « devenir quelqu’un »... La mue est, à chaque étape, difficile. « Chassée du paradis de l’enfance », cherchant « une place parmi les hommes », Simone est loin de mener une petite vie tranquille.

Elle souhaite avant tout bénéficier des mêmes enseignements que ceux destinés aux garçons et ne rêve que de s’échapper de la cage où on la gave « d’ersatz », intellectuellement, peu nourrissants. En observant des couchers de soleil changeants dans la propriété de son grand-père, elle comprend qu’il est possible de vieillir sans « nécessairement se renier ». Entre une mère, fervente catholique, et un père plutôt sceptique, Simone opte pour l’incrédulité car il lui est « plus facile de penser un monde sans créateur qu’un créateur chargé de toutes les contradictions du monde. » Pourtant, vivre sans Dieu n’est pas chose aisée. Elle aura, plus d’une fois, envie de crier « Comment les autres gens font-ils ? », sachant qu’ils se dirigent inéluctablement vers la mort. Trouver sa place, être utile, vivre à 100 % devient son crédo. Les livres constituent, pour elle, un havre de paix, dans une vie tourmentée. « Je me disais que tant qu’il y aurait des livres, le bonheur m’était garanti ».

Simone de Beauvoir nous entraîne dans les arcanes de son cerveau d’enfant, d’adolescente et de jeune fille. Nous y avons rencontré des cosmétiques pour notre plus grand bonheur...

Une enfance parfumée

Simone naît dans un appartement cossu du boulevard Raspail. Laissée, pour les soins quotidiens, entre les mains de Louise, une bonne peu respectueuse, qui traite, en privé, sa patronne d’« excentrique » et de « putois », Simone bénéficie de la tendresse maternelle à intervalles de temps réguliers. « Je m’installais sur ses genoux, dans la douceur parfumée de ses bras ». Le matin, Louise est chargée d’enrouler les cheveux de sa petite protégée « autour d’un bâton », afin de réaliser de jolies anglaises. L’été, Simone compose des scénettes où elle incarne Madame de Sévigné. Simone est une petite fille brune, aux yeux bleus, ce qui n’est pas « une espèce commune ». Tant mieux, car cette petite fille, au caractère déjà bien trempé - elle se jette, parfois, sur le sol dans des « crises furieuses » - n’a pas envie de se fondre dans la masse. Elle aime les compliments et se laisse flatter avec plaisir par les amis de ses parents, en particulier les hommes moustachus à odeur de tabac. Lorsque la guerre éclate, la suspicion est de mise. Il faut faire attention aux « espions » qui piquent les fesses des dames avec des aiguilles ou qui tentent d’empoisonner les enfants avec des sucreries remplies de substances toxiques. A la sortie du cours Désir, Simone se méfie de tout le monde et en particulier de Madame Malin, la mère d’une camarade qui sent le parfum, abuse de rouge à lèvres et porte bien trop de bagues à ses doigts. Tous les ans, à la même période, il convient de respecter les traditions et d’aller offrir ses vœux à de « vieilles dames moisies ». La mère de Simone est très pieuse et enseigne à sa fille les valeurs chrétiennes. Simone adhère totalement à cette éducation et se plaît à s’imaginer, en rêve, telle une Marie-Madeleine repentante essuyant de ses « longs cheveux les pieds du Christ ». Simone se confesse deux fois par mois et communie trois fois par semaine. L’été se passe en partie chez sa tante Hélène, au château de La Grillère, près de Saint-Germain-les-Belles, en Haute-Vienne. Bien que récent - il n’a qu’une cinquantaine d’années, ce château exhale déjà l’odeur du passé - « on respirait l’odeur de vieilles vies éteintes », une odeur qui varie d’ailleurs en fonction des pièces. Le salon est « embaumé dans la naphtaline » et des rangées de bottes laissent à un cagibi une « violente odeur de corroierie ». La cuisine sent « le caramel et le chocolat », l’étable « la paille et le foin ». Du jardin paysagé émane le parfum des « phlox » ou « l’odeur pathétique des magnolias ». Si l’on quitte le parc, on est « étourdi par l’odeur du regain fraîchement coupé, par l’odeur des chèvrefeuilles, par l’odeur des blés noirs en fleur. » Là commence l’aventure... Au château de Meyrignac, propriété de son grand-père, les sensations olfactives sont tout aussi présentes. « [...] l’odeur houleuse des blés noirs, l’odeur intime des bruyères » lui sont chers. La petite Simone rêve de sa vie future et l’imagine en accord avec « le parfum des chèvrefeuilles ».

Une enfance frictionnée

Durant sa petite enfance, Simone ne connaît pas la mollesse des bains émollients. Elle est plongée dans des bains soufrés dans le but de la fortifier ou bien vigoureusement frictionnée par Louise, qui ignore la douceur. Lorsque son père connaîtra des revers de fortune, il faudra s’habituer à un logement modeste, sans salle de bains, sans eau courante. En grandissant, Simone deviendra de plus en plus religieuse ; elle n’hésitera pas à se « frotter au sang avec une pierre ponce », par mortification.

Une enfance « utile »

Simone se rend « utile » à ses parents en se mettant au service de sa petite sœur Poupette. Toute jeune, elle veut « servir » à quelque chose (« Il faut que ma vie serve. ») et commence par enseigner à Poupette tout ce qu’elle a appris. L’oisiveté est ignorée. Chez les Beauvoir, il faut « [...] employer à plein toutes les choses et soi-même. » Simone cherche un « but à atteindre » ; elle rêve d’une « vie dévorante ».

Une enfance et une jeunesse sans fard

« Tout maquillage m’était défendu. » Les « femmes maquillées, aux cheveux courts » qui entrent dans le café La Rotonde situé près du domicile parental sont observées avec mépris par la famille, mais avec émerveillement par Simone qui admire le « rouge de leurs lèvres ». Pour être convenable, une femme ne doit « ni se décolleter abondamment, ni porter des jupes courtes, ni teindre ses cheveux, ni les couper, ni se maquiller [...] ». Si l’on déroge à la règle, l’on fait « mauvais genre ». La seule à n’en faire qu’à sa tête est sa cousine Magdeleine qui se poudre le visage, dès l’âge de 16 ans. On a beau lui dire que « le fard abîme le teint », la petite n’en croit rien. En observant « la peau chagrinée » des femmes de la famille qui ne connaissent pourtant pas le maquillage, Magdeleine comprend que ce qu’on lui dit n’est sûrement pas juste. Un peu plus tard, lorsque Simone découvrira les petits bars parisiens, les sherry-gobler, les gin-fizz et autres boissons alcoolisées, elle se laissera poser par Magdeleine « un peu de rose aux pommettes », au grand dam de Madame Mère qui réclamera un débarbouillage et assortira cet ordre d’un mémorable « soufflet ». Petit à petit, le carcan se desserrera un peu ; Simone se mêlera avec plaisir aux « femmes en cheveux et aux garçons débraillés » qui occupent les places à bon marché des salles de spectacle. Au milieu « des filles lourdement parfumées », devant un « chanteur gominé », Simone se sentira bien.

Une adolescence pleine d’acné

A l’adolescence le teint de la jolie petite fille se modifie ; son nez rougeoie. Sur « le visage et sur la nuque » lui poussent des « boutons » qu’elle taquine « avec nervosité ». Son acné est l’objet de moqueries « sans méchanceté, sans ménagement » d’un père qui veille à ce que sa fille ne « gratte pas » ses « boutons ».

Une adolescence en compagnie des quatre filles du Dr March (Little women de Louisa Alcott)

C’est Joe qui, sans surprise, est la préférée de Simone. Son mariage avec un « professeur, plus âgé qu’elle » irrite un peu Simone qui la voyait très bien finir ses jours au bras du beau Laurie. Toute analogie avec une certaine Simone de Beauvoir, promise à son cousin Jacques et amoureuse d’un certain Jean-Paul, est purement fortuite !

Une adolescence houleuse se traduisant par des rapports difficiles avec des parents qui ne la comprennent plus

Ce sont des cris pour des raisons absurdes - l’oubli d’une brosse à dents sur un lieu de villégiature -, une « atmosphère aigre », sans raison.

Une jeune étudiante qui dévore les livres dans « l’odeur râpeuse des figuiers »

Lorsque Simone commence des études supérieures ; rien ne compte plus alors pour elle que les livres. Elle fait sa « toilette à la diable », se lave à peine les dents et ne nettoie plus ses ongles. Désormais, elle se voue à l’étude et se transforme en « souillon ». Elle est toujours prête à voler au secours de son cousin Jacques avec qui elle est secrètement fiancée. Pour lui, elle prépare « des pansements, des baumes » à appliquer sur les blessures occasionnées par des échecs aux examens.

Une amie d’enfance adorée, Zaza

Elisabeth Mabille ou Zaza est une amie précieuse qui vit une adolescence difficile. Elle redoute un mariage de convenance et est sujette à des malaises fréquents. « [...] souvent elle se relevait la nuit et se frictionnait de la tête aux pieds à l’eau de Cologne. » Simone est considérée, par les Mabille, comme le mauvais ange de leur fille ; en sens inverse, Zaza est regardée d’un mauvais œil par les Beauvoir. Pensez donc cette petite peste a entraîné Simone chez un coiffeur et lui a fait sacrifier sa chevelure. La santé de Zaza se détériore. Pour donner le change et donner l’illusion d’une parfaite santé, celle-ci a recours à des cosmétiques afin de simuler sur ses joues « des ronds de santé ».

Un visage glabre ou moustachu selon les circonstances, celui du père

Autour de Simone, les hommes portent « barbes et bacchantes » ; l’image du père se détache du lot, du fait d’un rasage de précision. Ses mimiques le font ressembler à un acteur du cinéma-muet, Rigadin. Son amour du théâtre lui fait idolâtrer les acteurs et le pousse à jouer la comédie en petit comité. Afin de gagner en crédibilité, l’acteur amateur prend des cours de diction et étudie « l’art du maquillage », afin d’apprendre à se grimer. Avec la Première Guerre mondiale, le zouave qui faisait rire sa famille laisse pousser sa moustache et intègre le corps des zouaves, afin de sauver la patrie. Une crise cardiaque le fait rapatrier du front et trouver une place au Ministère de la Guerre. La barbe du zouave est rasée !

« Le secret du bonheur », pour Simone, est, selon le conseil de son cousin Jacques, de « vivre comme tout le monde, en n’étant comme personne. » Le bonheur est, certainement, en partie, dans les cosmétiques, si l’on sait lire entre les lignes de ces Mémoires. Des cosmétiques sur-mesure qui donnent un air singulier et permettent de ne ressembler à personne d’autre.

Un grand merci à Jean-Claude A. Coiffard, poète et plasticien, pour ce cher Castor, pas du tout riciné !

Bibliographie

1 https://www.regard-sur-les-cosmetiques.fr/nos-regards/castor-oil-et-ricinus-communis-oil-bonnet-blanc-et-blanc-bonnet-65/

2 Beauvoir S., Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, 473 pages, 2019

 

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